Septentrion. Jaargang 19
(1990)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Belges, il n'y a plus de Sire!La rue de la Loi à Bruxelles venait à peine de se remettre d'un moment de mauvaise humeur royale - discrète, il est vrai, mais néanmoins sensible - qu'elle s'est vue dans l'obligation de chercher durant des jours - et surtout des nuits - une solution à ce qui menaçait de devenir une véritable question royale belge. Baudouin, le cinquième souverain des Belges, avait en effet fait savoir par l'intermédiaire de son premier ministre que le livre Sire, geef mij honderd dagen (1989 - Sire, donnez-moi cent jours) du journaliste flamand Hugo de Ridder ne l'avait guère enchanté, c'est le moins qu'on puisse direGa naar eind(1). De Ridder y dévoile la laborieuse mise sur pied du dernier gouvernement Martens, les cent jours de Val Duchesse (le château où se sont déroulées les longues négociations en vue de l'élaboration de l'accord de gouvernement)! Pour son récit, l'auteur se fondait notamment sur quelques indiscrétions commises par des hommes politiques concernant les entretiens qu'ils avaient eus avec le roi. En Belgique, cela ne se fait pas! Et le premier ministre fit donc savoir à ses ministres réunis en conseil que le chef de l'État, pour parler euphémiquement, n'était guère heureux de ces infractions à ce qui constituait une véritable tradition en Belgique. Et ce royal appel à l'ordre ne manqua pas de faire impression. Seuls l'auteur et l'éditeur se félicitaient de la publicité supplémentaire dont avait ainsi bénéficié le livre. Cet incident était à peine oublié que, le mercredi 4 avril 1990, quelque dix millions de Belges se réveillèrent sans roi! La radio annonça ce matin-là que le gouvernement avait, en pleine nuit, repris - temporairement, il est vrai - le pouvoir royal. Poisson d'avril à retardement? Coup d'État? Le roi avait fait savoir, en effet, qu'à aucune condition il n'était disposé à ratifier la loi sur l'interruption de grossesse. Cette loi, que venaient d'adopter la Chambre et le Sénat, il l'estimait contraire à sa conscience et refusait de la cautionner par sa signature, et il demandait au gouvernement de trouver une solution au problème. Provisoirement, la loi sur l'interruption de grossesse ne pouvait donc entrer en vigueur. Après quinze années de palabres et d'innombrables rapports pour et contre, la Chambre et le Sénat avaient enfin abouti à ‘une’ loi, et voilà que celle-ci se heurtait à un obstacle dont certains adversaires de la proposition de loi avaient rêvé à haute voix mais dont personne n'aurait osé affirmer l'éventualité. La discussion sur l'avortement a été lancée en Belgique au début des années 60. C'étaient surtout des libres penseurs, mais d'autres également, qui estimaient désormais impossible de maintenir l'interdiction absolue de l'avortement: il importait à leur avis de créer l'espace législatif susceptible de répondre à certaines situations de détresse sociale, il fallait dépénaliser l'avortement. La confrontation devait s'avérer difficile, quelquefois pénible. Les adversaires d'une éventuelle libéralisation de l'avortement - disons la partie catholique de la population et ses représentants politiques - eurent recours à des palabres infinies et à des atermoiements, de sorte qu'il fallait toujours tout reprendre à zéro. Les défenseurs d'une adaptation du Code pénal en la matière, de leur côté, n'en démordaient pas et essayaient coup sur coup de faire passer de nouveaux projets de loi au Parlement. Vers le milieu des années 70, une commission d'experts se pencha sur la question et aboutit à un rapport majoritaire pour et à un rapport minoritaire contre. Au début des années 80, la énième proposition de loi parvint enfin en séance plénière de la Chambre des représentants. Là, les députés libéraux, par crainte de heurter leurs électeurs catholiques, semblaient ne pas (encore) oser dire oui. Lors de la formation du - provisoirement - dernier gouvernement Martens, les démocrateschrétiens firent savoir que le Parlement n'avait qu'à chercher une issue à ce conflit, qui ne cessait de traîner en longueur depuis si longtemps. Ces mêmes démocrateschrétiens s'étonnèrent beaucoup, par la suite, de voir le Parlement saisir effectivement cette opportunité politique et même dégager une majorité en faveur d'‘une’ adaptation. A un moment donné, un accident politique qui aurait entraîne des élections législatives anticipées ne semblait pas totalement exclu, mais l'alerte, politiquement, ne fut guère qu'un orage de printemps. En principe, l'avortement demeure, en Belgique, un délit passible des tribunaux. Il devient toutefois possible dans des situations bien définies et à condition que les procédures établies soient respectées. Rue de la Loi, on poussa un grand soupir de soulagement lorsqu'à la fin du mois de mars dernier, la loi sur l'interruption de grossesse fut finalement adoptée par les deux Chambres sans trop de dégâts pour la coalition. La stupéfaction n'en fut que plus grande lorsqu'il apparut, une semaine après, que le chef de l'État refusait d'y apposer sa signature. Dans la discrétion la plus absolue - un véritable miracle en Belgique! -, les principaux ministres cherchèrent une issue à cette situation, qui ne s'était jamais produite dans l'histoire de la Belgique. Et on concocta une solution à la belge: le roi se vit accorder un congé de 72 heures. Paraphrasant une affirmation historique de Jules Destrée dans sa Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre (1912): ‘Sire, il n'y a pas de Belges’, un quotidien arborait la manchette: ‘Belges, il n'y a plus de Sire!’ Dans l'intervalle, c'est le gouvernement qui joua au souverain et fit en sorte que la loi sur l'interruption de grossesse fût publiée au Moniteur belge et, par- | |
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tant, devînt effectivement une loi. Restait encore à rétablir le roi dans ses fonctions. Constitutionnellement, seules les Chambres réunies peuvent mettre fin à l'‘impossibilité de régner’. Députés et ministres furent dès lors cordialement invités à interrompre leurs vacances de Pâques pour venir dire à Bruxelles que le roi pouvait reprendre ses fonctions de chef de l'État. Cet arrangement plutôt compliqué n'était pas à proprement parler une trouvaille fortuite. Il consistait à lier adroitement entre eux des articles de la Constitution dont le but n'est certes pas d'apporter une solution à ce genre de situations sans précédent. La Constitution belge ne prévoit pas, en effet, que le roi soit censé se poser des questions de conscience. Toutefois, on avait déjà eu recours à cette sorte d'inventivité pour écarter du trône pendant cinq ans le roi Léopold III, le père de Baudouin, au lendemain de la deuxième guerre mondiale. La Constitution stipule ce qu'il convient de faire lorsqu'il n'y a pas de roi, lorsque le roi est malade ou est dans l'incapacité physique ou mentale de régner, mais elle ne prévoit pas le problème de conscience. Aussi l'opposition libérale n'eut-elle guère de difficultés à dénoncer l'inconstitutionnalité de la solution élaborée par le gouvernement. Par le veto personnel qu'il opposait à la loi sur l'interruption de grossesse, le chef de l'État jouait effectivement un jeu dangereux, susceptible de provoquer une crise éventuellement quadruple: un conflit politique avec le gouvernement, une remise en question de la monarchie, une confrontation entre croyants et libres penseurs ainsi qu'un renforcement de l'antagonisme entre la Wallonie et la Flandre. Conscient de ce danger, les ténors du gouvernement s'efforcèrent, en vain, de faire changer le souverain d'idée. Ceci s'avérant impossible, et le roi apparemment n'envisageant en aucune manière d'abdiquer, le gouvernement se vit dans l'obligation d'élaborer un arrangement, ce qu'il fit de manière parfaitement loyale à l'égard du souverain. Il réussit en outre à le faire admettre par l'opinion publique, de sorte qu'après trois jours le roi put à nouveau assumer ses fonctions alors que la loi sur l'interruption de grossesse était entrée en vigueur. Cet épisode aura-t-il des conséquences pour la monarchie belge? Le veto royal comporte incontestablement des risques. Très nombreux furent et sont ceux aux yeux desquels l'objection de conscience du souverain pose problème, surtout lorsqu'une majorité politique s'est exprimée en faveur de la loi contestée par le chef de l'État. Ils plaident au moins pour l'ouverture d'une discussion sur les prérogatives royales à l'avenir; d'autres s'opposent carrément à cette idée. Est-ce par hasard ou non que les promoteurs d'une telle discussion se trouvent surtout parmi les défenseurs de la loi sur l'interruption de grossesse et que les adversaires de celle-ci rejettent également l'idée de la discussion? La Belgique est et demeure, effectivement, un pays difficile!
Marc Platel
(Tr. W. Devos) |
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