Septentrion. Jaargang 19
(1990)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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James Ensor et la poésie flamandeCe n'est pas seulement l'oeuvre mais aussi la personnalité énigmatique elle-même de James Ensor (1860-1949) qui, de son vivant déjà, firent grande impression. Deux écrivains néerlandais contemporains du peintre ostendais, et non des moindres, puisèrent leur inspiration dans son oeuvre artistique. Le poète, prosateur et critique flamand Karel van de Woestijne (1878-1929) mit en lumière, à sa manière tout à fait personnelle, un certain nombre de facettes de l'artiste ostendais (dans De schroeflijn I - La spirale I, Opstellen over plastische kunst - Essais sur les arts plastiques, 1928); dans un article de la revue Vandaag (Aujourd'hui) non repris dans un ouvrage ultérieur, il l'appelait ‘un monument vivant’, ‘une statue ambulante’Ga naar eind(1). C'est dans la ligne de ces évocations personnelles que se situent également les mémoires de Karel Jonckheere (o1906): Herinnering aan Ensor (Souvenir d'Ensor, 1985). C'est toutefois le poète Paul van Ostaijen, tout jeune encore à l'époque, qui réussit d'emblée à définir de façon pénétrante l'importance d'Ensor dans l'histoire de l'art. Il qualifia l'oeuvre d'Ensor de modèle d'expressionnisme intuitif et la situa ‘dans la chaîne de l'expressionnisme éternellement renaissant, à insérer parmi les primitifs flamands, wallons, rhénans, aux côtés de Bosch, de Brueghel, de Goya’. L'art d'Ensor est de nature purement synthétique, précisait Van Ostaijen; il témoigne d'une forte spiritualisationGa naar eind(2). Et auparavant, en 1914, il avait avancé: ‘James Ensor est pour nous un des rares bons décadents de notre époque’. Dans le poème qu'il consacra à Ensor (daté du 7 novembre 1917 et repris dans le recueil ‘unanimiste’ Het sienjaal - Le signal, 1918), Van Ostaijen a également évoqué cette aspiration
Paul van Ostaijen (1896-1928).
à une spiritualisation. Mais il y transparaît tout autant à quel point il a fait sienne la ‘poignante angoisse du Moi’, angoisse et inquiétude désespérée qui restent cachées chez Ensor derrière les ‘masques déconfits des gens’. C'est sans aucun doute par son fantastique qu'Ensor est resté d'une inspirante présence dans l'art et dans la littérature. Son fantastique est complexe et possède une double origine ‘subconsciente’, selon la définition de Van Ostaijen: il y a le fantastique du sujet, qui se manifeste extérieurement dans une réalité figée, le masque; il y a aussi le fantastique de la forme ‘inhabituelle’, qui révèle une prégnante subjectivité. Peut-il s'agir d'un hasard si deux jeunes poètes flamands contemporains, Geert van Istendael et Stefan Hertmans, ont été directement inspirés par les angoisses individuelles, par l'oppressante atmosphère d'aliénation et d'isole- | |
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ment que dégagent les oeuvres d'Ensor? Il suffit peut-être de rappeler qu'il s'agit de caractéristiques ou de particularités de l'existence moderne; ou encore que le fantastique effrayant et parfois grotesque plongent de profondes racines dans la tradition picturale et littéraire flamande. L'allégorie morale par le biais de la satire, avec les masques, les monstres et les démons qui appartiennent au genre, n'a jamais été absente de l'art flamand. Sans qu'il faille parler d'influence directe ni de rayonnement, il n'est pas difficile de retrouver l'esprit d'Ensor dans l'oeuvre satirique et souvent visionnaire d'Hugo Claus (o1929), marquée par d'éclatants contrastes de couleur. Cet artiste aux multiples facettes a quasiment parcouru tous les chemins possibles de l'expression artistique: il est poète, prosateur, dramaturge, scénariste et peintre. Dans ses débuts, il s'affichait comme peintre avec les éclatants coloris du mouvement Cobra. Il considère Antonin Artaud, qu'il rencontra lors de son séjour à Paris, comme son second père et inspirateur, surtout de ses oeuvres théâtrales. Dans le paysage de la poésie flamande, Claus est, depuis De Oostakkerse gedichten (Les poèmes d'Oostakker, 1955), une présence dominante et très influente. L'imagerie associative de Claus, sa façon impulsive et agressivement physique de vivre l'amour et l'érotisme ont eu une influence libératrice sur la littérature flamande. Dès le recueil Tancredo infrasonic (1952), le poète avait fait ses adieux au lyrisme confidentiel, direct et personnel. Il se détachait de l'individualisme et voulait conférer à sa poésie une fonction sociale. Le poète commençait aussi à tisser dans la trame de ses oeuvres nombre d'allusions religieuses, mythiques et bibliques. Il semblait au départ avoir l'exclusivité de cet art de la citation, mais des jeunes le lui empruntèrent par la suite. Ce procédé, appelé plus tard intertextualité, se révélerait être la caractéristique du postmodernisme. Chez Claus cette technique de l'allusion et du collage ne tarderait pas à s'avérer l'expression d'un besoin profond et fondamental: le poète s'exprime comme ‘persona’ - terme latin qui signifie acteur de théâtre -, alternant les personnages dans une perpétuelle mascarade. Le masque figé, mais aussi changeant, qui cache et révèle à la fois, reviendrait une fois encore comme thème d'inspiration dans le recueil Van horen zeggen (Par ouï-dire, 1970). Le masque carnavalesque se présente ici comme ‘le bien de la patrie’: sa grimace est la façade derrière laquelle se camoufle et s'abuse luimême l'hypocrite provincialisme flamand (De maskers - Les masques). Dans le poème Op een
Hugo Claus (o1929).
eiland 6 (Sur une île 6), le personnage poétique se trouve devant Le triptyque de la tentation de saint Antoine du peintre flamand Jérôme Bosch. En même temps que la représentation des poissons qui volent mollement à travers la toile, il se voit lui-même reflété dans la glace qui protège la peinture. Dans le cycle Op een eiland, la Nef des fous de Jérôme Bosch joue du reste éga- | |
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lement un rôle. Et les puissances infernales déchaînées par le Jardin des délices de Bosch avaient déjà reçu un équivalent littéraire chez Claus dans les visions bigarrées du poème Visio Tondalis, publié dans le recueil Een geverfde ruiter (Un cavalier bariolé, 1961). C'est surtout à partir de 1887-1888, que James Ensor a donné forme à sa décadente obsession de la mort, de la fugacité et de la vanité de l'existence humaine dans une série de figurations symboliques du squelette, affublé des accoutrements les plus bizarres mais toujours intégré et participant au monde des hommes. Cette ‘familiarité’ souvent amère, aux accents sarcastiques, avec la mort n'est pas une caractéristique réservée à l'esprit décadent et fin-de-siècle qui marque la littérature et la peinture des environs du tournant du siècle, elle est également typique du courant qui a brièvement déterminé le climat littéraire dans les années 70 de notre siècle. A cette génération de poètes néo-romantiques appartient notamment Luuk Gruwez (o1953), dans la poésie duquel s'exprime une aspiration typiquement romantique à échapper à la réalité. A la banalité du quotidien, il oppose un monde purement onirique, dont la mort, la déchéance menaçante, forme aussi un constituant essentiel. Mais on trouve des traits plus explicitement décadents surtout chez Jotie 't Hooft. Chez ce jeune poète, qui se présente volontiers comme excentrique et non-conformiste, la fascination pour la mort a pris la forme d'une rage de destruction sans compromis, et ceci jusque dans ses conséquences les plus morbides: le poète se suicida en 1977 à l'âge de 21 ans. L'ensemble de l'oeuvre qu'il laissait était pénétrée d'un noir et implacable sentiment de déclin. Parmi les jeunes qui se profilent comme personnalités marquantes dans la poésie flamande contemporaine, nous pouvons notamment ranger Geert van Istendael (o1947), Stefan Hertmans (o1951) et Dirk van Bastelaere (o1960). Deux d'entre eux, Van Istendael et Hertmans, ont explicitement manifesté leur affinité avec Ensor. Mais la poésie de Van Bastelaere peut elle aussi être considérée comme participant de la même atmosphère.
Luuk Gruwez (o1953).
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Geert van Istendael (o1947).
Il est frappant que la poésie de ces trois poètes - sans être toutefois nettement ‘apparentée’ - révèle une vision commune. Leur oeuvre ne présente pas tant l'expression individuelle des émotions ou de la sensibilité personnelle du poète qu'une suggestion consciemment et ostensiblement distanciée, objectivée de ces émotions. Leur sensibilité ne s'applique pas directement au moi lyrique mais se tourne vers le monde extérieur; le moi s'exprime par le biais de l'autre, par le biais de la confrontation ou de l'identification avec quelque chose ou quelqu'un, avec un objet, une oeuvre artistique, un personnage introduit par fiction dans le monde. Il s'agit de poésie réflexive qui s'inscrit dans une tradition artistique et qui n'élude pas non plus l'élément épique et narratif: le dialogue est une mise en question qui conduit à une réécriture, à une nouvelle vision. Mais au centre de tout ceci, on trouve également un pessimisme fondamental. Le poète reste en effet un chercheur solitaire, sa quête ne reçoit pas de réponse. L'inquiétude et l'amertume de l'artiste moderne doivent être les critères de reconnaissance qui ont amené Geert van Istendael à se plonger dans l'oeuvre d'Ensor. Dans son recueil Plattegronden (Plats pays, 1987), apparaît un cycle qui rassemble la bagatelle de treize poèmes dédiés à Ensor. Le peintre y est évoqué en tant qu'homme, comme il fut décrit par ses contemporains, les écrivains belges francophones, Eugène Demolder et Emile Verhaeren. Vêtu d'un costume noir, il apparaît sur la digue de mer d'Ostende. Mais également ses yeux qualifiés de gris-vert par Emile Verhaeren, le regard dur qui ‘mire comme l'eau, changeant, confus et tout aussi meurtrier, rapide’, un poème les caractérise dans leur inquiétude et leur mobilité. ‘Rien n'est plus proche de lui que ce qui se dérobe’, interprète le poète. Plus loin, c'est aussi la source d'inspiration du peintre qui est évoquée: la ville d'Ostende, ‘fée souveraine’ dans laquelle l'artiste pleura et se courrouça, la ville ‘aux jambes de sel’ et aux ‘doux bras’, la ville aux nombreux contrastes tranchés, bigarrés et carnavalesques. Mais dans ce cycle Ensor, il s'agit surtout | |
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des toiles elles-mêmes, avec leur traitement si ostensiblement audacieux, si étincelant de la lumière - ‘sa lumière est pleine de dangers’ - et leurs étalages de couleurs criardes. Le poète s'est manifestement approprié le rictus sarcastique, accusateur et inquiet du peintre. Stefan Hertmans est, plus nettement encore que Van Istendael, un poète post-moderne, qui pose à l'éclectisme face à ses devanciers. Son oeuvre est riche en allusions: à la tradition littéraire de l'Europe (surtout au modernisme), à la musique, aux arts plastiques. Il est typique toutefois que les Elegieën (Elégies) reprises dans le recueil Zoutsneeuw (Neige salée, 1987) aient été engendrées ou stimulées par un ‘choc de reconnaissance’. Le poème à Ensor, le troisième poème du premier cycle (sans nom) du recueil, en témoigne lui aussi. L'illusion de pouvoir rendre de façon synthétique l'expérience (artistique) débouche ici aussi, comme le déclare le poète lui-même, ‘sur la tyrannie de quelques détails’. Ce qui du reste n'empêche pas que ce soit précisément ainsi que le poème, grâce à quelques mots-clés puissamment suggestifs, nous ouvre l'accès à tout l'univers d'Ensor: les couleurs criardes en sont, la mort aussi et le masque, les chinoiseries dans lesquelles la matière morte est amenée à la vie. Même une très courte incursion chez quelques représentants éminents de la jeune poésie flamande peut donc nous en convaincre: l'influence et le rayonnement d'Ensor s'y présentent aussi sous une grande diversité de manifestations.
ANNE MARIE MUSSCHOOT. Professeur de littérature néerlandaise à la ‘Rijksuniversiteit Gent’. Adresse: Martelaarslaan 313/2, B-9000 Gent. Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.
Stefan Hertmans (o1951).
Dirk van Bastelaere (o1960).
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