Septentrion. Jaargang 12
(1983)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Edward Schillebeeckx: un théologien en dialogue avec la culture d'aujourd'huiS'il n'existe pas de Prix Nobel théologique, le ‘Nobel néerlandais’, le Prix Erasme a couronné en 1982 l'oeuvre d'un théologien flamand, Edward Schillebeeckx, dominicain, docteur et maître en théologie, professeur à l'Université Catholique de Nimègue (Pays-Bas) de 1957 à 1982Ga naar eind(1), en raison de l'ampleur de son oeuvre, de l'influence qu'elle exerce et de sa contribution à la mise en valeur des valeurs classiques de la culture européenne ainsi qu'à une approche critique de cette dernière. Un de ses derniers ouvrages Evangelie verhalen (Raconter l'Evangile), vient en outre de lui mériter le Prix des Scriptores Christiani 1983. Si son nom semble aussi imprononçable à un Français que celui de son compatriote Eddy Merckx, sa langue désarçonne le Flamand par la technicité de son vocabulaire, par la construction des paragraphes dont l'architecture lourde rappelle celle des traités allemands, et enfin par son caractère plus oral qu'écrit. Sa pensée, au-delà de l'analyse parfois longue du donné historique, des textes ou de la situation socio-culturelle d'aujourd'hui est synthétique: elle refuse les faux dilemmes et toute forme de dualisme. C'est aussi une pensée critique forgée dans le débat avec les sciences humaines contemporaines, ce qui n'est pas sans impact sur sa façon d'aborder certaines questions. Elle lui a valu d'être suspecté à diverses reprises par la Congrégation pour la Doctrine de la FoiGa naar eind(2). Il est sans nul doute difficile de résumer en peu de mots une oeuvre d'une telle ampleur. Nous nous contenterons ici d'évoquer quelques aspects caractéristiques de ses publications récentes. | |
Une rencontre révélatrice.Dans les deux premiers tomes de sa Christologie, Jésus, l'histoire d'un vivant et Justice et
Edward Schillebeeckx (Anvers, o1914).
amour. Grâce et libérationGa naar eind(3), le P. Schillebeeckx a entrepris un examen systématique des recherches historiques et exégétiques à propos de Jésus de Nazareth. Il s'efforce de montrer à partir de là comment le message chrétien fournit une réponse plausible à la quête humaine de salut. Tout ne se joue pas d'abord au plan intellectuel, mais dans une rencontre humaine interprétée par ceux qui la font. C'est cette expérience faite et interprétée par des hommes que l'auteur s'efforce de rejoindre par-delà les expressions autorisées de l'Ecriture et de la Tradition ecclésiale. Les Ecritures témoignent en | |
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effet de l'expérience singulière de Dieu et de l'homme, et de leur rapport, faite par les premiers chrétiens et dont ils ont transmis leur compréhension après l'avoir vérifiée en jouant leur vie sur elle. C'est dire qu'on n'atteint Jésus qu'à travers un tel prisme, mais que l'ayant reconnu, il n'est pas impossible de faire à son tour une nouvelle rencontre. Jésus est apparu comme annonçant la venue du Règne de Dieu, en paroles et en actes, montrant que Dieu fait sienne la cause de l'homme en invitant l'homme à faire sienne la cause de Dieu. L'oeuvre et la personne de Jésus ne semblent se comprendre qu'à partir de la relation privilégiée avec Dieu qu'il nomme Abba, Père. L'expérience pascale de ses disciples jouera un rôle décisif car elle témoigne d'une relation renouvelée et vivante à Jésus qui convertit le regard et la vie des disciples qui poursuivent désormais le chemin entrepris par Jésus. Ils trouveront dans la résurrection la confirmation par Dieu de la mission de Jésus et seront dès lors conduits à cerner la personnalité de celui-ci à partir des modèles dont ils disposent. D'autre part, cela les conduira à s'engager dans un projet de vie semblable au sien: en se donnant aux autres et à Dieu, dans une vie libératrice et priante. | |
Une herméneutique de l'expérience.L'oeuvre du P. Schillebeeckx est marquée, dès son premier ouvrage (1954) par le souci du salut des hommes, de la rencontre entre la réalité concrète et l'amour de Dieu, en mettant en valeur les médiations de cette rencontre: Jésus-Christ, l'histoire du peuple de Dieu, l'Eglise, les sacrements. Non pour les absolutiser, mais pour saisir la dynamique d'amour qui habite la création et l'histoire des hommes, et qui leur permet, s'ils y adhèrent, de saisir la révélation de Dieu dans l'histoire ainsi que le dynamisme de vie et d'action qui s'offre ainsi à eux. A partir de 1967, sa pensée se caractérise par la prise au sérieux des possibilités fournies par la démarche herméneutique. Cette science de l'interprétation forgée au creuset des études historiques, littéraires et bibliques, systématisée par Gadamer, Habermas et Paul Ricoeur, va le conduire à rendre compte de la foi chrétienne à partir d'un double enracinement: les textes de la Tradition chrétienne et l'expérience des hommes contemporains. Il s'agit donc, non seulement de comprendre ces textes et d'en tirer les conséquences pour une vie de foi et un agir humain, mais de rejoindre au-delà des textes l'expérience personnelle et collective qui les a fait naître. Il s'agit de mettre en évidence comment ceux qui l'ont faite l'ont comprise; pourquoi ils l'ont interprétée de cette façon; comment cela leur a permis de se comprendre et de comprendre ce qui se jouait dans une telle rencontre et dans un tel ensemble d'événements. L'auteur part ici du fait que tout événement est situé dans un contexte culturel qui fournit un cadre interprétatif aux expériences de ceux qui s'y trouvent, même si la spécificité d'une expérience conduit parfois à modifier ce cadre pour le rendre plus adéquat. Une expérience décisive ou une expérience opérant la synthèse d'expériences élémentaires (une ‘expérience faite avec des expériences’ comme dit E. Jüngel) modifie la compréhen- | |
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sion de la vie et du monde, ouvre d'autres perspectives à l'homme et à la culture. C'est vrai sur le plan scientifique, mais aussi sur le plan existentiel (‘expérientiel’ comme disait J. Mouroux pour le distinguer du champ empirique ou expérimental des sciences). Dans les divers domaines de notre existence, certaines expériences sont plus révélatrices que d'autres, par la perspective qu'elles ouvrent ou par le contraste qu'elles manifestent entre la réalité vécue et notre désir ou les possibilités qui devraient nous être accessibles. Ces expériences (en particulier l'expérience libératrice du salut et l'expérience de la souffrance, de l'échec, de la négativité par contraste) retiendront particulièrement l'attention du P. Schillebeeckx car elles dévoilent la possibilité que notre histoire soit une histoire de salut, alors que la vie des hommes apparaît souvent comme une ‘Oecumèné de souffrance’. Nous savons que l'expérience d'autrui, hier et aujourd'hui, ne nous est pas accessible directement. Nous pouvons cependant la rejoindre par une expérience analogue qui nous fait ressentir et dès lors comprendre ce qu'elle a signifié pour eux. C'est particulièrement le cas des expériences qui ont conduit les croyants du passé à reconnaître en Jésus la révélation de Dieu et des possibilités offertes à l'homme, ce qu'ils ont exprimé en disant que Jésus manifestait le ‘salut-des-hommes-de-par-Dieu’, à partir de ce qu'il avait dit, fait, vécu et de ce dont eux-mêmes avaient fait l'expérience face à sa vie, sa mort et sa résurrection. C'est dire dès lors que l'homme d'aujourd'hui peut rejoindre cela de manière analogique, à partir de ses propres expériences de libération, de guérison, de pardon, d'amour. Les expériences interprétées d'hier dont témoignent les Ecritures peuvent dès lors éclairer celles d'aujourd'hui et en manifester la profondeur. A l'inverse, les expériences contemporaines peuvent faire apparaître le sens de celles du passé. C'est en mettant en relation critique les unes et les autres qu'on peut vérifier leur cohérence ou leur incohérence. L'auteur parle à ce propos de ‘corrélation critique’, ou plus récemment d'‘interrelation critique’. S'il est justifie théologiquement de dire que notre agir ou notre expérience d'aujourd'hui actualisent ou réalisent le salut révélé ou anticipé en Jésus-Christ, cela suppose en effet qu'on ne se paie pas d'illusions, et dès lors, qu'on affronte les questions de la souffrance, de la mort, de l'aliénation comme il apparaît que Jésus de Nazareth l'a fait dans sa vie priante et agissante jusqu'à la mort donnée sur la croix. | |
Perspectives.Cette voie herméneutique ouvre donc une nouvelle perspective sur la théologie de la révélation en prenant au sérieux les médiations historiques et humaines. C'est à travers elles que Dieu agit. En outre, mettant en avant l'affirmation du projet de salut offert à l'homme en Jésus, le théologien Schillebeeckx développe une anthropologie de l'homme en chemin vers une intégrité réalisée dans une humanité vraiment libérée et solidaire, ouverte et enracinée | |
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dans la communion à Dieu. Le constat anthropologique de la quête humaine de salut débouche par la rencontre de la quête de l'homme par Dieu sur une conception de l'homme appelé à se réaliser pleinement et solidairement et rendu capable de ce projet. L'homme plénier est l'homme sauvé et sauveur, libéré et libérateur, aimé et aimant, épanoui et épanouissant, dans
Dieu est neuf chaque jour, entretiens avec H. Oosterhuis et P. Hoogeveen.
une vie qui se reçoit de Dieu et se donne à autrui, pour autrui. Il ressort de ceci que la vérité de cette conception suppose une attitude critique et autocritique permanente à l'égard de toutes les prétentions totalitaires qui réduisent l'homme à n'‘être que...’ On saisit dès lors pourquoi la réflexion théologique du P. Schillebeeckx ne s'est pas cantonnée dans les secteurs classiques de la théologie (Dieu, l'Eglise, la liturgie, la grâce, ...) mais a fait place aux divers secteurs de l'activité et de la recherche des hommes de ce temps. Il s'agit pour lui de mettre en évidence ce qui s'y joue, comment cela rejoint le projet évangélique ou comment celui-ci conduit à approfondir et discerner les projets vraiment salutaires pour les hommes. Tout ce qui est source de vie plus humaine est dès lors à promouvoir. Tout ce qui déshumanise l'homme ou la société est à combattre. C'est à ce titre que le P. Schillebeeckx après avoir accompagné hier la réflexion de groupes de prêtres-ouvriers ou celle de l'Eglise des Pays-Bas dans sa mise en oeuvre du Concile Vatican II, contribue aujourd'hui à la recherche du mouvement des communautés de base, de la théologie de la libération, et plus récemment des mouvements féministes et pacifistes. Qu'il s'agisse de la conception de l'Eglise et des services à l'intérieur de celle-ci ou de l'engagement politique ou social, il n'entend pas les cautionner purement et simplement. En théologien, il cherche à fournir une évaluation critique qui reconnaisse et promeuve le caractère évangélique libérateur de leur recherche intellectuelle et pratique. Garde-fou du progressisme, témoin des jalons de la tradition, Edward Schillebeeckx apparaît dès lors comme un témoin majeur de la théologie contemporaine, et de sa signification pour la culture d'aujourd'hui. MICHEL KESTEMAN Membre de la direction du séminaire diocésain et professeur au Centre d'Etudes Théologiques et Pastorales (CETEP) à Bruxelles. Adresse: 20, rue de la linière boîte 5, B-1060 Bruxelles. |
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