Septentrion. Jaargang 12
(1983)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd[Nummer 3] | |
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Portrait de Hugo Grotius d'après M. Mierevelt.
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Hugo Grotius: le miracle de Hollande. Un grand humaniste néerlandais (1583-1645)‘Voilà le miracle de Hollande’, c'est par ces termes mémorables que le roi Henri IV en 1598 aurait désigné à son entourage le jeune Hugo Grotius qui avait alors à peine 15 ans, lorsque ce dernier, accompagnant une délégation néerlandaise, eut l'honneur d'être reçu à la cour. En l'année où a été commémoré par de nombreuses manifestations le quatrième centenaire de la naissance de Hugo Grotius, il n'est pas sans intérêt de s'interroger sur la nature de ce ‘miracle’, auteur de milliers de pages dans de gros ouvrages et sur des sujets les plus divers. Qui est ce grand Néerlandais à qui juristes, historiens, philologues et théologiens ne cessent pas de consacrer des études sous forme de livres, d'éditions de textes ou d'articles? Certes, personne n'ignore que Grotius était l'auteur de l'illustre De Jure belli ac pacis (1625), où il a jeté les fondements du droit international moderne et où il a donné une autre orientation au droit naturel, rendant à celui-ci sa propre place, indépendante de la théologie morale. Mais cet ouvrage, tout célèbre qu'il soit, qui a connu jusqu'ici 55 rééditions et a été traduit en douze langues différentes, n'embrasse point toute l'envergure de Grotius. Si l'on présente Grotius en tant que juriste, ne faut-il pas également s'empresser de rendre justice à ses autres ouvrages? Ses oeuvres poétiques, dont les tragédies bibliques Christus Patiens (1608) et Sophompaneas (1635) sont les plus connues, son oeuvre historique telles que De Antiquitate Reipublicae Batavicae (1610) et les Annales et Historiae de rebus Belgicis (1657), ou encore les innombrables ouvrages théologiques parmi lesquels son De Veritate religionis Christianae (1627) et ses annotations sur le Nouveau et l'Ancien Testament (1641-1650) sont sans doute les plus importants. En effet Grotius n'était pas seulement juriste, mais en même temps poète, historien, théologien, homme d'Etat et diplomate. Il va sans dire que dans le cadre de cet article il est impossible de mettre en valeur tous ces aspects du grand homme; mais une telle approche du ‘miracle de Hollande’ risquerait en outre de faire perdre de vue la riche personnalité qui se profilait derrière toutes ces activités. N'y a-t-il pas pour nous autres, hommes du XXe siècle, des abîmes trop profonds entre le monde du droit et celui de la littérature ou entre la théologie et la vie politique, tous domaines que Grotius réussissait encore à maîtriser à lui seul? Aussi faut-il d'abord pour mieux comprendre la diversité de ce génie replacer l'homme dans son temps et son milieu, qui étaient encore pleinement imprégnés de l'humanisme de la Renaissance. Cultivant les ‘arts’ (Artes) selon l'exemple d'Erasme et les canons de ce haut-lieu de l'humanisme européen de la fin du XVIe siècle qu'était l'université de Leyde, Grotius était avant tout un humaniste. Issu d'une vieille famille patricienne de Delft qui prônait une conception ouverte de la Réforme et où les idées libérales et modérées l'avaient toujours emporté, l'illustre Néerlandais eut le privilège dès sa plus tendre enfance de se nourrir aux sources de l'Antiquité. Elevé par un père très cultivé qui était lui-même lié d'amitié avec l'humaniste Juste Lipse, le jeune Grotius avait déjà fait de tels progrès en latin et en grec à l'âge de onze ans qu'il fut inscrit le 3 août 1594 à l'université de Leyde, où son père venait d'être nommé curateur et où son oncle Cornelis de Groot enseignait le droit. Jouissant ainsi des meilleures conditions d'accueil dans ce sanc- | |
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tuaire de l'érudition, le jeune étudiant qui s'exprimait déjà parfaitement en cette langue internationale qu'était alors le latin, continua d'approfondir ses connaissances sous la direction de maîtres humanistes compétents, tels que François du Jon et J.J. Scaliger. Contrairement aux vieilles universités européennes, cette académie nouvellement fondée avait entièrement rompu, dans son programme d'études, avec la philosophie spéculative de la scolastique et s'orientait dès le début vers la pratique, qui débouchait sur une plus grande utilité pour la société. Or c'est dans cet enseignement humaniste, dans ce programme d'études qui aspirait à la synthèse si difficile de tous les anciens textes qu'il faut chercher la clé des multiples activités de l'humaniste Grotius. C'est qu'en tant qu'héritier d'Erasme et de tant d'autres humanistes du XVIe siècle, il a sans doute encore voulu ‘récapituler tout le savoir des hommes’ et le classer en ‘un herbier général de la connaissance écrite’. Dans l'espoir de découvrir les erreurs d'interprétation faites dans le passé et de pouvoir les corriger en étudiant à nouveau les témoignages des Anciens, Grotius a été un des derniers représentants de
Grotius à l'âge de quinze ans portant le médaillon du roi Henri IV. Dessin par Jacob de Gheyn II (1599). Planche en taille douce.
cet humanisme qui rêvait encore d'une Europe unie telle que l'avait été l'Empire romain. Convaincu que tout ce qui était digne de savoir pour l'homme se trouvait déjà dans les témoignages écrits du monde gréco-latin, la Bible et les pères de l'Eglise, l'humaniste Grotius se donnait pour tâche de connaître à fond ces textes antiques. Grâce à la philologie, au culte des arts libéraux, il se donnait le moyen d'aborder toutes sortes de matières profanes ou religieuses. Pourvu d'un tel savoir ‘polyhistorique’ - encyclopédique dirions-nous - Grotius était en effet capable d'embrasser les domaines les plus divers et d'écrire des traités sur des sujets de toute nature. Cependant cette grande érudition, ce savoir polyhistorique n'était pas du tout un but en soi; de même qu'Erasme, il cherchait toujours à mettre ses connaissances au service d'un objectif précis et pratique. Car si Grotius a été un lecteur infatigable comme tant d'autres humanistes de sa génération, il ne s'est point enfermé dans le silence d'un cabinet d'études. Sa carrière brillante en est la meilleure preuve. Après ses études à Leyde et un voyage en France qui l'avait conduit jusqu'au roi Henri IV, | |
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Le bâtiment principal de l'université de Leyde. Taille douce anonyme (vers 1614).
il fut reçu avocat en 1600 par la cour de Hollande à La Haye. Au cours de ces années, Grotius préparait deux ouvrages qui n'ont paru qu'au XIXe siècle, le Parallelon Rerum publicarum - dont seule la 3e partie a été conservée - et le De Jure Praedae (le droit de prise). Ces deux ouvrages illustrent déjà bien quelle a été toujours sa méthode de travail. A partir d'une bibliographie colossale l'auteur rassemble des arguments pour une thèse qu'il veut prouver. Ainsi, en tant qu'historien, essaie-t-il de connaître à travers les siècles de l'humanité l'histoire écrite de tous les peuples en comparant ses différents mobiles et, en tant que juriste, voit-il l'humanité soumise à un droit commun, sans perdre de vue les privilèges et les lois particulières des différents territoires. En 1607 suit sa nomination d'avocat fiscal; dans cette fonction il avait d'une part la responsabilité de la législation criminelle dans les provinces de Hollande, Westfrise et Zélande, de l'autre il devait surveiller la bonne application du droit civil et public. A l'âge de 25 ans, en 1608, Grotius épousa la fille du bourgmeste de Veere en Zélande, Maria van Reigersberch, qui deviendrait pour lui la heroina coniunx, la compagne héroïque jusqu'à la fin de ses jours. Nommé en 1613 pensionnaire de Rotterdam, Grotius fit son entrée officielle dans la grande politique des Provinces-Unies, en représentant cette ville aux Etats de Hollande et aux Etats-Généraux. Dans les années qui suivirent, le pensionnaire de Rotterdam était de plus en plus mêlé, avec le grand pensionnaire Oldenbarnevelt, aux grandes affaires politiques et religieuses qui allaient déchirer la jeune République et qui aboutiraient à l'emprisonnement et à la condamnation d'Oldenbarnevelt et de Grotius lui-même après le Synode National de Dordrecht. Quel sort cruel pour cet humaniste aux idées modérées, pour ce théoricien d'un pouvoir politique maître du domaine religieux! Dans son Ordinum Hollandiae ac Westphrisiae Pietas (1613), Grotius avait défendu le point de vue des Etats de Hollande selon lequel le gouvernement civil était obligé de tolérer les différences dans les opinions sur la doctrine de la prédestination, parce que celle-ci n'appartenait point aux fondements du christianisme. En même temps, il y avait reproché à certains pasteurs | |
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Réunion du Synode National à Dordrecht du 13 novembre 1618 au 25 mai 1619. Taille douce.
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de vouloir se mêler aux affaires de l'Etat, l'Eglise n'étant pas autonome, mais soumise à l'autorité du pouvoir politique, comme c'était également le cas en Angleterre. Ne nous étonnons pas de tels points de vue: Grotius était un humaniste chrétien pour qui la dignité de l'homme et sa liberté de conscience étaient des biens inaliénables. Dans son argumentation il renvoie à plusieurs reprises à l'Antiquité où les rois juifs et les empereurs romains chrétiens avaient toujours voix au chapitre dans les affaires religieuses. Ainsi conclut-il également que les autorités civiles ne peuvent jamais non plus régner d'une façon tyrannique, mais doivent s'inspirer des leçons que l'on pouvait tirer des lettres sacrées et de l'Eglise primitive. Voilà les réflexions d'un humaniste, d'un intellectuel qui tout en prenant ses responsabilités dans la vie politique active garde en même temps toujours ses distances et ne se laisse pas entraîner entièrement par les passions effrénées de l'actualité. Et c'est là sans doute une des raisons pour lesquelles Grotius a suscité tant de méfiance parmi ses contemporains. Son activité au cours des deux années d'emprisonnement à Loevestein apporte un éclairage saisissant sur les rapports entre l'action et la pensée. Alors que ses concitoyens lui ravissaient sa liberté, il parvenait à conquérir dans un élan à la fois intellectuel et religieux une véritable vision de ce à quoi sa brillante intelligence pourrait servir: établir la meilleure version possible des textes sacrés, l'Ancien et le Nouveau Testament, d'autre part en comparant l'expérience historique du peuple juif telle que la Bible la relate et l'immense somme d'expériences que représentent les sociétés antiques, tenter des synthèses, notamment sur le fonctionnement de la société et les rapports des Etats entre eux. Enfin donner une expression claire de ce qui constitue la vérité de la religion chrétienne et sur ce fondement bâtir une possible réunion des chrétiens divisés. Comme il l'a lui-même reconnu, cette prison fut pour lui salutaire, puisqu'elle lui permit non seulement de jeter les bases de ses productions à venir, mais aussi de saisir sa véritable vocation. Une fois franchi le fossé qui entoure le château de Loevestein après la célèbre évasion en 1621, où l'aventure, l'amour de l'épouse et la rage de lire se trouvent mystérieusement réunis,Ga naar eind(1) il poursuivra dans les étapes de son exil ce rêve entrevu dans la solitude du cachot. Sans doute en quittant sa patrie avait-il le secret espoir qu'il y reviendrait pour y faire triompher ses idées, raison probable pour laquelle il ajourna si longtemps la parution de certaines de ses oeuvres maîtresses. Cependant si l'on se projette en 1645, au moment où il expire loin des siens à Rostock, après la tempête que ses forces n'ont pu surmonter, on ne peut s'empêcher de constater que du seul point de vue humain sa vocation n'a été que partiellement réalisée. Certes d'importants ouvrages ont alors vu le jour, mais remarquons que beaucoup parurent dans les dernières années de sa vie et que son oeuvre posthume est importante. Mais dans la vision que cet humaniste pragmatique avait de sa vocation, cette oeuvre n'était qu'un élément. Ne trouve-t-on pas là l'explication de la publication tardive d'une grande partie de son oeuvre? En effet, à la déception que lui procurait l'impossible retour au pays de ses pères vint s'ajouter la grande désillusion de sa charge d'ambassadeur de Suède. Installé à Paris dans cette dernière fonction à partir de 1635, il avait la volonté de servir la paix entre les peuples européens de confessions différentes; hélas, il n'était désormais qu'un modeste rouage dans l'énorme machine de l'Europe politique secouée | |
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Coffre à livres ayant servi à l'évasion de Loevestein, le 22 mars 1621.
Grotius se met dans le coffre avant son évasion. Maria van Reigersberch entrant à l'improviste, la servante Elsje van Houweningen lui fait signe de ne pas parler. Dessin aquarelle de R. Vinkeler (1795).
par la guerre de Trente Ans, Europe qui s'éloignait à grands pas de la vision humaniste de l'unité chrétienne de l'Europe. Cette impuissance du savant et du chrétien qu'était Hugo Grotius à pouvoir peser sur les événements de son temps n'est que l'illustration des profondes mutations que connaît l'Europe de ce milieu du XVIIe siècle. Au-delà de la charité du chrétien, de l'expérience de l'érudition, il y a désormais des forces incontrôlables qui sont en marche, telle que la raison d'Etat, le nationalisme et une conception massive et simplificatrice de l'orthodoxie. Plus perspicaces, ses amis parisiens du Cabinet Dupuy, eux aussi humanistes, en ont déjà pris leur parti et se satisfont parfaitement d'un rôle de spectateur muet. Comme serviteurs de l'Etat, leur plume est servile et ils sont bien heureux de ne cultiver la liberté du langage qu'entre amis. Mieux que Grotius, ces héritiers de l'immense mouvement intellectuel inauguré par Erasme savent bien que les racines mêmes de leur savoir ne peuvent plus puiser de sève dans la société qui les entoure. Si Grotius avait été méconnu par ses compatriotes dans les années qui aboutirent au drame de 1619, l'intellectuel banni avait-il plus de chances d'être compris par des étrangers qui au moins par leur attitude avaient rallié le service des puissants de leur temps? L'ambassadeur mit, semble-t-il, quelque temps à s'en convaincre et, lorsque le pressentiment de la mort le prit, bientôt suivi de la certitude d'avoir échoué dans sa mission diplomatique, il décida dans un dernier effort de porter encore une fois témoignage de sa vocation, afin que, n'ayant pas produit de fruits en son temps, il jetât du moins la graine pour des moissons futures. Parmi les nombreux ouvrages qui parurent dans les cinq dernières années de sa vie, certains | |
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Frontispice représentant le Jugement dernier de la première édition de ‘De Veritate religionis christianae’, revue et augmentée par Jean Leclerc (Amsterdam 1709).
étaient en gestation depuis longtemps, d'autres étaient des pamphlets polémiques. Dans toutes ses productions les sujets touchant l'exégèse, la vie de l'Eglise et l'union des chrétiens occupent une place prépondérante. C'est ainsi que sur ce dernier point, deux publications, la Commentatio ad loca quaedam Novi Testamenti quae de Antichristo agunt (1640) et l'Appendix ad interpretationem locorum N. Testamenti quae de Antichristo agunt (1640), illustrent et l'idée qu'il se fait de sa vocation et sa méthode de travail. Dans ces deux brochures il allie une connaissance approfondie des textes sacrés et une érudition historique sans faille, auxquelles s'ajoutent la fréquentation des pères de la primitive Eglise et l'expérience des divisions du siècle passé. De cet effort intellectuel et religieux jaillit l'image d'une Eglise plus dépouillée, mais à la tête duquel Pierre est indispensable. Le pape n'est pas l'Antéchrist. Cet anti-sauveur appartient à l'histoire révolue: comme pour se délivrer d'un phantasme, Grotius démontre que les théologiens réformés ont mal interprété et la Bible et l'histoire. Dans ce travail qui relève sans doute d'une démarche humaniste, Grotius lui-même est persuadé de servir la vérité et d'être en même temps un ouvrier utile à la communauté à laquelle il se sent intimement uni. Ainsi l'humaniste Grotius qui embrassait presque toutes les sciences tendait-il à prouver que l'expérience d'un vaste savoir pouvait assurer la paix religieuse et politique entre les hommes de l'Europe. Hélas, ceux qui tenaient alors les rênes du pouvoir avaient tourné le dos à une telle vision et se servaient de critères qui allaient régir la vie du continent dans les siècles à venir. Faut-il alors refermer pour toujours le coffreGa naar eind(1) de ‘ce miracle de Hollande’? Mieux vaut en lever le couvercle pour s'échapper avec Grotius du château de Loevestein et retrouver une vraie liberté dans la connaissance. HANS BOTS Professeur à l'université de Nimègue et directeur de l'Institut de recherches sur les relations intellectuelles entre les pays de l'Europe Occidentale à l'époque moderne.
Adresse: Hylekamp 12, NL-6585 XT Mook. |