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Spinoza
Sagesse et liberté aux Pays-Bas
Theun de Vries
Né en 1907 à Veenwouden. Homme de lettres. Auteur de poèmes, romans et nouvelles. Il a aussi écrit des études e.a. sur Oldenbarneveldt, Rutger Jan Schimmelpenninck, Martinus Nijhoff, Simon Vestdijk et Spinoza. Il a reçu plusieurs grands prix littéraires: le prix de la ‘Maatschappij van de Nederlandse Letterkunde’ (1931), le prix Jan Campert (1952), le grand prix de l'Etat pour la littérature P.C. Hooft (1963) et le prix Pieter Jelles (1976).
Adresse:
Egelantiersgracht 66, 1015 RM Amsterdam (Pays-Bas).
La libre pensée et la liberté de penser sont des phénomènes qui, en Europe, ont existé depuis l'Antiquité et constituent un droit que l'on a revendiqué aussi souvent qu'on se l'est approprié, avec beaucoup d'énergie. Elles se sont souvent manifestées comme un courant du rationalisme, fondé sur une conception du monde extrêmement réaliste, voire matérialiste. A l'époque de la Renaissance, cette forme d'antireligion, allant de pair avec le retour à la philosophie naturelle des Grecs, fut très répandue parmi les intellectuels. Aux Pays-Bas du seizième siècle, mais surtout du dix-septième siècle, des libres penseurs ont vécu dans les milieux universitaires ainsi que dans les milieux des régents protestants libertaires qui en étaient issus. L'existence d'une Eglise d'Etat réformée très rigoriste leur rendait plus difficile, mais nullement impossible, de professer ouvertement leur libertinisme philosophique: il n'y avait plus d'inquisition au sein de la République des Provinces-Unies.
C'est dans ce milieu-là qu'il convient de situer Spinoza. En tant que libre penseur, il adopta à l'égard de la religion, tout comme ses coreligionnaires, le ‘langage de la masse’. Toutefois, sa conception de Dieu surpassait celle de la masse par le fait qu'elle s'écartait totalement de toute idée d'un dieu révélé. Plus même, Spinoza a supprimé toute idée de Dieu - d'abord la conception juive, ensuite, ou concomitamment, la conception chrétienne - pour y substituer sa thèse sublimement simple du Dieu-Nature.
Né en 1632 à Amsterdam dans l'une des familles de réfugiés judéo-portugais qui, à partir de 1600 environ, avaient été autorisées à s'établir à Amsterdam, ainsi qu'ailleurs par la suite, Baruch de Spinoza a été élevé dans la tradition du judaïsme orthodoxe. Son père le destinait au commerce: son fils travaillerait à ses côtés dans sa maison d'importation.
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‘Spinoza’, d'après une gravure de J.P. Arendzen.
Poussé comme il l'est par un immense appétit de savoir, Spinoza étudie, pendant ses loisirs, d'abord la philosophie juive, mais bientôt aussi - sous la direction de mentors plus ou moins accidentels - la philosophie naturelle moderne telle qu'à l'époque elle émanait de l'Italie. Le savant jésuite Dunin-Borkowski, dans son ouvrage Der junge Spinoza (1910 - Le jeune Spinoza) a été le premier à avancer de brillantes hypothèses à ce sujet. Plus tard, le rabbin amstellodamois D'Ancona les a encore complétées. Il est clair que le contact avec les théories de Galilée, avec le rationalisme de Maïmonide et d'Averroès, ainsi que l'étude de la langue des savants de l'époque - le latin, dont Spinoza devait acquérir une connaissance très approfondie - ont amené le jeune fils de marchand à abandonner l'orthodoxie juive, apostasie qui devait se manifester après la mort de son père, lorsqu'il entra ouvertement en conflit avec la synagogue. Ce conflit atteignit son point culminant en 1656, lorsque Spinoza fut excommunié par la communauté juive et expulsé de celle-ci. A partir de ce jour-là, il s'appelle Bento (Benedictus) et entre dans l'histoire intellectuelle de l'humanité.
Les hérésies qui ont germé en lui vers l'âge de vingt ans ont été beaucoup encouragées par les contacts qu'eut Spinoza avec ce que nous appelons d'habitude le milieu des ‘libertaires amstellodamois’: des amis et des relations d'affaires que Spinoza, jeune négociant, fréquentait à la Bourse d'Amsterdam. La plupart de ces gens-là - des ‘remontrants’ d'origine principalement anabaptiste - étaient des commerçants, ce qui leur permettait de sauvegarder leur indépendance au sein de la République ainsi qu'à l'égard de l'Eglise officielle. Ils conférèrent à la forme universelle de libre pensée de Spinoza un cachet typiquement néerlandais. En effet, ces chercheurs de la vérité considéraient comme leurs ancêtres des hommes tels qu'Erasme et Coornhert. Ainsi Spinoza est-il mis par ses amis, qui deviendront bientôt ses disciples, sur le chemin de l'humanisme stoïcien néerlandais.
Au ‘magasin des esprits railleurs’, c'est-à-dire au lieu de rencontre des libres penseurs que fut la librairie et la maison d'édition de Jan Rieuwertsz à Amsterdam, Spinoza fait bientôt la connaissance d'un nouveau maître, l'ex-jésuite réfugié d'Anvers, Franciscus van den Enden. Celui-ci avait ouvert une librairie dans les Pays-Bas septentrionaux et avait fait faillite, avant de mettre sur pied, avec succès cette fois, une école latine où un grand nombre de régents libres penseurs envoyaient leurs fils.
Van den Enden n'était pas uniquement philologue classique et philosophe - combinaison
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‘Spinoza.’ Portrait par un maître inconnu.
coutumière à l'époque - mais également médecin. Lorsque les foudres de l'anathème frappèrent Spinoza et que celui-ci rompit définitivement avec le judaïsme (et avec sa famille), il accueillit chez lui le jeune penseur et, en échange de cours d'hébreu, l'initia à tout ce qui était science moderne à l'époque: la physique, les mathématiques; mais aussi et surtout à la philosophie ancienne et moderne, de sorte que - si l'hypothèse concernant ces années où l'on perd sa trace s'avère exacte - Spinoza apprit à connaître les stoïciens, Lucrèce, Machiavel et Hobbes, ainsi que la philosophie réaliste de Descartes. La méthode critique de Descartes, s'appuyant sur des découvertes récentes dans le domaine de la physique et des mathématiques, visant à aboutir à des idées exactes et irréfutables, dut considérablement influencer Spinoza, comme en témoigne notamment la forme de son oeuvre principale, l' Ethique. C'est probablement sous le toit de Van den Enden que le jeune Spinoza - nous ignorons à la suite de quelles expériences - aboutit à la conclusion que l'existence humaine comporte beaucoup de choses qui doivent être considérées comme vaines et futiles et que l'homme doit s'efforcer avant tout de chercher une sagesse qui comble l'âme de toute sa consolation et de toute sa vérité, bref, qui confère un sens et un contenu à l'existence.
Persécuté sans cesse à Amsterdam par les rabbins revanchards, Spinoza fut, à leur instigation, expulsé d'Amsterdam, en 1660. Ce fut là le début de son activité indépendante de philosophe. S'étant établi dans un village de la région des dunes dans la banlieue de Leyde, Rijnsburg, connu comme lieu de réunion des protestants libres penseurs, dits ‘collégiants’, il y mit la dernière main au Court traité sur Dieu, l'homme et son état bienheureux - à moins que le manuscrit n'eût été déjà terminé à Amsterdam. Ce texte ne nous est connu que dans la traduction néerlandaise d'un contemporain et il comporte pour ainsi dire le plan de base de l'Ethique. Le titre indique déjà à quel point Spinoza pense dans le sens de l'humanisme néerlandais, où la philosophie du ‘justement-vivre’ occupait une place centrale. Elle se fonde sur la nouvelle pensée scientifique naturelle, dont elle s'éloigna pour la dépasser en devenant une philosophie de la vie. Ce tournant représente en même temps une victoire sur Descartes. Si le grand penseur français qui, pendant de très longues années, avait trouvé refuge dans la République néerlandaise, avait établi une distinction claire entre la connaissance de Dieu et la connaissance de la nature, il avait, à l'égard du domaine de nos connaissances, adopté deux ‘substances’, à savoir un principe spirituel et un principe
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‘Spinoza’, par Picasso.
matériel, de sorte qu'il pouvait faire trôner souverainement Dieu au-dessus de la création concrète et au-dessus du principe spirituel; Spinoza, pour sa part, est allé au-delà de ce dualisme. Il a supprimé la contradiction Dieu-Nature en affirmant la coïncidence absolue de la Nature et de l'être divin, union qu'il désigne par le terme de ‘Substance unique’.
Pour Spinoza ‘Dieu’ n'est qu'un terme. Il n'a plus rien à voir avec le Dieu de quelque religion révélée chrétienne, juive ou islamique. Considérée sous l'angle de la religion révélée, du mystère et de la doctrine de la grâce naturelle, la conception du spinozisme en est une qui relève du pur matérialisme, de l'athéisme, si l'on veut, quoi qu'il ait pu en dire lui-même. Car le génie ne possède pas toujours le don d'introspection nécessaire pour se considérer lui-même d'un oeil objectif et pour apprécier sa signification exacte. Et c'est une forme d'ironie non dépourvue d'une certaine noblesse d'imaginer qu'il a fallu que ce fût un fils d'immigrés qui dût porter à ses conséquences extrêmes l'humanisme néerlandais des seizième et dix-septième siècles.
C'est un fait que les régents libertaires néerlandais - des républicains, des aristocrates du commerce et des anti-orangistes - n'ont pas mis longtemps à remarquer le jeune penseur et lui ont ouvert leurs portes pour, finalement, le mettre en avant comme leur porte-parole. Je songe plus spécialement à l'entourage du Grand Pensionnaire Johan de Witt, qui était au pouvoir depuis 1650: une classe érudite, ‘latitudinaire’ et progressiste de gouvernants et d'hommes d'affaires qui, du reste, sur le plan de la chasse aux bénéfices et de l'exploitation scandaleuse des colonies, ne se distinguaient en rien de leurs adversaires politiques, les régents orangistes.
A l'époque de Spinoza, c'est la question du choix entre le régime républicain et le régime monarchique qui détermine la lutte politique au sein de la République néerlandaise. En face du parti d'Orange réformé, rigoriste et favorable au stathoudérat - en fait le parti des monarchistes - s'appuyant sur les pasteurs de l'Eglise officielle et sur la grande masse de la population croyante, il y avait le parti de Johan de Witt, tolérant et désireux de réduire le plus possible l'emprise qu'exerçait l'Eglise sur l'Etat. Dans ce combat, Spinoza se trouvait du côté de l'aristocratie commerciale libérale et libre penseuse. C'est à ce propos, précisément, qu'il faut relever son attitude ambivalente.
Après son expulsion, Spinoza était pauvre. Pour gagner son pain, il avait appris un métier, la taille d'instruments d'optique. Le métier d'opticien était certes un travail manuel particulièrement estimé, mais il ne suffisait pas à classer Spinoza
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Sculpture de Spinoza sur sa tombe à La Haye, par Johan G. Wertheim (Don d'Israël).
dans la catégorie des régents. Pour ce qui est de sa position sociale, Spinoza faisait partie des petits démocrates, c'est-à-dire la classe qui, dans l'Etat des régents, n'avait pas voix au chapitre et ne pouvait se faire valoir. Mais en tant que penseur, en tant qu'auteur d'une Ethique, d'une conception de la vie rationelle et progressiste, Spinoza ne pouvait préserver son existence et sa liberté de penser qu'en se rangeant du côté de la classe dominante, c'est-à-dire des libertaires culturels et des républicains. Ce sont eux - les seuls qui en avaient le pouvoir sous l'‘ancienne’ République - qui l'ont protégé. De Rijnsburg, ils l'ont fait venir à Voorburg, à proximité de La Haye, et enfin à La Haye même, afin de mieux pouvoir le protéger. On admet généralement qu'il a interrompu la rédaction de sa grande oeuvre, l' Ethique, pour pouvoir écrire son Traité théologico-politique, qui est un manifeste plein de noblesse de l'aristocratie commerciale néerlandaise. Spinoza y procède à une ‘iconoclasie’ à partir d'une vaste critique fondamentale de la Bible et de la religion utilisée en tant qu'instrument d'intimidation sur le plan politique. C'est en même temps un ouvrage grandiose, qui pose très explicitement l'idéal de l'Etat libre où coïncident la raison et le républicanisme, le sens civique et la tolérance. Le Traité théologico-politique parut, anonyme, en 1670 et suscita d'emblée une vague de colère et de critique. Lorsqu'en 1672,
‘l'année des désastres’, lors de la guerre des quatre puissances contre la République, le régime De Witt s'effondra et que De Witt fut massacré par une foule en colère, l'étroite liberté de penser de Spinoza, elle aussi, s'effondra. Il ne pouvait publier, devait cacher son Ethique et mener une vie retirée - ce qui, du reste, convenait parfaitement à sa nature. Ainsi la voix du philosophe qu'il était devait être réduite au silence jusqu'au moment où il mourut de la tuberculose en 1677.
A l'étage supérieur qu'il occupait au Paviljoensgracht à La Haye, Spinoza reçut, jusqu'à sa mort, des coreligionnaires, des admirateurs, des savants tant néerlandais qu'étrangers, notamment les Allemands Tschirnhaus et G.W. Leibniz, le premier plus loyal que le second, dont l'âme luthérienne fut choquée par l'exposé qu'il arracha à Spinoza concernant l'Ethique et la doctrine de la Substance unique. Des émigrants français semblaient pouvoir l'apprécier à sa juste valeur, tels Saint-Evremond et Gabriel de Saint-Glen. Ce dernier écrivit même, sous un faux titre, une traduction du Traité théologico-politique. Les amis amstellodamois de jadis, devenus maintenant un groupe de spinozistes - Jan Rieuwertsz, Simon Joosten de Vries, Pieter Balling, Adriaan Koerbagh, et d'autres encore -, dont quelques-uns avaient déjà disparu lorsque mourut Spinoza, mirent son héritage en sécurité. Ils publièrent ses Opera posthuma dès l'année même de sa mort, en 1677, et elles parurent aussi en traduction néerlandaise en 1678. Les deux ouvrages furent promptement interdits, comme cela avait été le cas en 1673 du Traité théologico-politique, qui avait été
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1.
‘La maison de Spinoza.’ Paviljoensgracht à La Haye.
2.
Dans la maison de Spinoza à Rijnsburg.
blâmé à l'instigation du stathouder Guillaume III d'Orange.
L'Ethique - qui est demeurée l'oeuvre principale de Spinoza à cause de sa mort prématurée - est l'un des grands monuments de la culture néerlandaise. Ce qu'elle doit aux sciences naturelles ressort notamment de sa démonstration géométrique. Elle démontre l'essence même de la prise de conscience humaine dans la raison. Elle se propose de conduire l'homme vers la liberté et vers le bonheur, détaché de tous les dogmes religieux et en dehors de toute forme de moralité. Elle nous apprend à connaître ‘Dieu’, c'est-à-dire notre état naturel compris en tant que nécessité et principe, où l'homme pensant, participant temporairement à l'Une Substance éternelle, non pas créée mais existant causa sui, de par sa propre force, apprend à maîtriser ses passions et à orienter ses facultés intellectuelles vers la plus haute raison intuitive. Son oeuvre constitue un hommage à la liberté de penser aux Pays-Bas du dixseptième siècle, tout en dépassant de loin, dans sa vision et dans son espace spirituel, les limites temporelles de celleci.
Les dix-septième et dix-huitième siècles ont maudit et vilipendé Spinoza en tant que libertin et athée. Pierre Bayle fut l'un des premiers qui, dans son Dictionnaire, osa le classer parmi les athées vertueux. Pour Lessing, Herder et Goethe, il fut la réponse aux questions qu'ils se posaient concernant l'être naturel de Dieu. Aux philosophes politiques français du dixhuitième siècle qui combattaient l'Eglise et la monarchie, où ils voyaient des relents d'une féodalité à détruire, le Traité théologico-politique de Spinoza, répandu sous forme de manuscrit, fournit les armes qui contribuèrent à la préparation de la Révolution française de 1789. Redécouvert aux Pays-Bas du dix-neuvième siècle comme ‘l'annonciateur d'une hu-
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manité émancipée’, il influença depuis les années 1880 bon nombre de poètes et d'écrivains. Depuis, son influence n'a cessé de croître: le marxisme voit en lui un précurseur philosophique, la psychologie moderne relève de nombreux points de convergence dans sa théorie des émotions. Marqué du sceau de la civilisation néerlandaise de l'époque de la République des régents, ce qui s'annonça jadis comme une révolte spirituelle contre le ghetto amstellodamois du dix-septième siècle a acquis, au cours des siècles, une signification universelle.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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