Septentrion. Jaargang 7
(1978)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Oscar Jespers
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‘Le manteau de velours’ (1917) de Oscar Jespers.
têtes de bronze et de terre cuite, d'inspiration libre. Il a réalisé sur commande des oeuvres monumentales en différentes sortes de pierre, en bois, en terre cuite, en cuivre battu, et neuf pièces de monnaie et médailles. Vers 1920, il a ciselé trois pendentifs en ivoire qu'il a incrustrés dans l'ébène. Avant 1926, il a dû dessiner au moins deux cartons de tapisserie plus ou moins constructivistesGa naar eind(3). Au total, son oeuvre sculpturale comporte 321 sculptures. A côté de cela, un très grand nombre de dessins élaborés, qui n'ont jamais été conçus comme des études en vue d'une sculpture, constituent une oeuvre indépendante. | |
La période impressionniste, 1912-1917.Oscar Jespers est né en 1887 à Borgerhout, commune voisine d'Anvers. Fils aîné du sculpteur Emile Jespers, il reçut ses premières leçons en jouant dans l'atelier de son père. En 1900, il entra à l'Académie royale des beaux-arts d'Anvers, où il fut un excellent élève. Ensuite, en 1908, sous la direction de Thomas Vinçotte, il acheva son apprentissage à l'Institut supérieur des beaux-arts d'Anvers. A cette époque, ce sculpteur de la cour, très en vogue, se situait dans la tradition du réalisme ‘ennobli’. Il apprenait à ses étudiants que le sculpteur apprenti devait travailler dur pendant six mois avant d'avoir une chance qu'une tête puisse mériter l'épithète de ‘réussie’. Au début, cette position doctrinaire exerçait une influence paralysante sur Oscar Jespers. Plus tard, cependant, lorsqu'il eut à sculpter une tête, elle l'incita à fixer les traits essentiels dans sa mémoire ou dans une esquisse et, pour le dessin, à capter immédiatement l'attitude en quelques grandes lignes. Une autre habitude de Vinçotte devait exercer une influence décisive sur Jespers tout au long de sa vie de sculpteur. Vinçotte apprenait à ses élèves à travailler toutes les matières de la même façon, aussi bien le marbre que la terre glaise ou le plâtre. Déçu par l'absence de connaissance théorique et philosophique du caractère intrinsèque de chaque matière, Oscar Jespers quitta prématurément l'Institut supérieur en 1911. Finalement, sa recherche d'une | |
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sculpture justifiée du point de vue théorique allait l'amener à cette idée que la matière elle-même devait jouer un rôle décisif. En 1912, Oscar Jespers occupe son propre atelier. A cette époque-là, la sculpture en Belgique est dominée par l'impressionnisme d'Auguste Rodin, dont le métier, l'émotivité et la virtuosité n'ont à craindre aucun rival en Europe occidentale. Rik Wouters, qui était originaire de Malines, sut appliquer le toucher souple et impressionniste de Rodin dans un contexte de vitalité populaire, sensible à ce qu'il y a de noble dans la vie familiale. Si Rodin exerçait un rayonnement au niveau européen, la créativité artistique de Rik Wouters inspira en Belgique de nombreux jeunes sculpteurs, et notamment son ami Oscar Jespers, qui a reconnu un jour: ‘Rik (...) m'a influencé à l'époque, comme il influença tout le monde alors’Ga naar eind(4). Une sculpture qui marque clairement le lien avec Rik Wouters est Le manteau de velours (1917, bronze, 167 cm, Kapellen, jardin de l'athénée). Elle représente une jeune femme qui, d'un geste élégant et rapide, prend son manteau. Sur le vêtement et sur le manteau se voit partout la marque de la spatule dans l'ancienne terre glaise; il s'agit là d'un procédé de surface caractéristique de l'impressionnisme. Finalement, ce sont trois compatriotes plus âgés qui montrèrent la voie à Oscar Jespers, à savoir Constantin Meunier, qui réussit à maîtriser le ‘pathos’, Georges Minne, avec ses constructions rigoureuses du corps humain, et le peintre et sculpteur Ferdinand Schirren qui, par ses surfaces fermées, mit l'accent sur la simplicité et dont les conceptions, contrairement à celles de Vinçotte, valorisèrent les droits de la matière. Plus théoriques, mais non moins importantes pour la formation d'Oscar Jespers, furent les discussions avec ses amis anversois. Parmi ceux-ci, nous trouvons son frère, de deux ans son cadet, le peintre Floris Jespers, et l'ami de celui-ci, le peintre Paul Joostens, le journaliste et poète Paul van Ostaijen qui, tout comme son ami René Victor, se passionnait pour les courants internationaux les plus récents dans le domaine des arts plastiques et de la littérature. Par ailleurs, ces deux derniers prirent également une position politique en faveur du Mouvement flamand. Les discussions se déroulaient dans les ateliers - souvent aussi dans la maison d'Oscar Jespers après son mariage avec Mia Carpentier en 1916 - et avaient pour objet les oeuvres de chacun d'entre eux, les expositions visitées en groupe ou la littérature récente. Le cubisme parisien surgissait à tout bout de champ dans ces discussions souvent endiablées. Bien que séjournant à Berlin de fin 1918 au début de 1921, grâce à des échanges épistolaires soutenus, Paul van Ostaijen réussit à maintenir son influence sur ses amis anversois.
Avant 1918 déjà, Paul van Ostaijen avait écrit trois articles sur les frères Oscar et Floris Jespers. Il y confronte leur oeuvre avec ses principes selon lesquels l'art doit imaginer la réalité et non pas représenter. En 1918, il introduirait les notions d'idéoplastique et de physioplastique, qu'il avait empruntées à Max Verworn, dans un essai détaillé consacré à l'Expressionisme in Vlaanderen (Expressionnisme en Flandre), paru en 1918 dans la revue De Stroom (Le fleuve). Dans cet essai, Van Ostaijen nous livre des réflexions fondamentales sur les oeuvres récentes d'Oscar Jespers, des autres amis anversois et de Rik Wouters. Ce fut là son premier manifeste de théoricien de l'art. | |
La période cubiste, 1917-1930.En 1917, Oscar Jespers osa aborder pour la première fois la taille directe. Il taille dans la pierre blanche la tête de Mia Carpentier | |
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‘Mia Carpentier’ (1917) par Oscar Jespers.
(28), qu'il avait modelée en plâtre en 1913 (27). Compte tenu des différences minimes entre les deux têtes, il s'agit d'une aventure à risques limités. Ce n'en fut pas moins un pas important pour l'homme qui devait devenir le tailleur de pierre par excellence de la Belgique. Au cours de la même année 1917 fut organisée sa première exposition individuelle, en même temps que celle de son frère Floris. Si Mia Carpentier peut être considérée comme un premier pas prudent dans la direction du cubisme, les expériences cubistes de Jespers ne débuteront à proprement parler qu'en 1918. Ainsi la tête en plâtre de Wim (Guillaume, 1920, 32, collection inconnue) constitue-t-elle nettement une oeuvre de transition. La forme de base de la tête et l'oreille sont réalistes, la chevelure s'écarte de cette réalité parce qu'elle est rendue de façon synthétique,
‘Wim’ (1920) par Oscar Jespers.
à l'aide de quelques mouvements rythmiques, tandis que la plus grande partie de la figure est reproduite de façon expérimentale, de sorte que par ses reliefs très prononcés, elle fait songer aux tableaux de Braque, de Picasso et de Gris où, grâce à certaines luminosités ou à des ombres plus fortes, de telles surfaces semblent se rapprocher ou s'éloigner les unes des autres.
De caractère tout à fait abstrait est le Soldat (1919, plâtre, 70). Si l'effet vibrant de la spatule était encore perceptible chez Wim, la peau du Soldat, la surface de la sculpture est tendue et ne détourne aucunement l'attention des volumes. Dans le Soldat, Jespers voulait exprimer l'idée de résistance. La forme sphérique, tel un bouclier plastique, apparaît comme le centre de la défense. Les lignes perpendiculaires et les diagonales, soigneusement équilibrées, suggèrent l'attitude | |
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résolue du soldat. Celui-ci surplombe pour ainsi dire l'endroit qu'il n'entend pas abandonner. Le couronnement fait songer à une visière vigilante. Le Soldat exprime, par des moyens purement plastiques, tout le sérieux de la détermination et de la stratégie. Si l'on peut établir un lien entre Wim et les tableaux des premiers cubistes, on trouvera des affinités entre certaines oeuvres de 1913 d'Alexandre Archipenko et le Soldat de Jespers. Déjà en 1920, Paul van Ostaijen considérait à juste titre cette oeuvre comme l'une des meilleures oeuvres abstraites de son ami anversois. De Berlin, il la défendit contre le critique du journal néerlandais De Nieuwe Rotterdamsche Courant, qui s'était borné à la signaler purement et simplementGa naar eind(5). Ce Soldat, le sculpteur l'a détruit comme il a détruit toutes ses oeuvres expérimentales des années 1918-1921, probablement parce qu'il voulait prendre ses distances par rapport à cette période afin de mieux trouver sa voie. A la fin de 1920 et au début de 1921, Oscar Jespers se chargea de l'édition du recueil dadaïste et expressionniste de Paul van Ostaijen, intitulé Bezette Stad (Ville occupée). Il réalisa la couverture et les gravures sur bois de conception constructiviste qui illustrent le recueil et qui, par leur caractère idéoplastique, s'affilient encore à une oeuvre comme le Soldat, et il tailla lui-même tous les caractères d'imprimerie qui n'étaient pas dans le commerce. Ce recueil doit la place qu'il occupe dans la littérature néerlandaise plus à la typographie expérimentale qu'à la vigueur poétique du texte même. Oscar Jespers se trouva et s'affirma à partir de 1921 avec des oeuvres comme Le céramiste (1921) et Le jongleur équilibriste, (1923, pierre polychromée, 96, Tervuren, P. Jespers). Le jongleur équilibriste se présente comme un relief à deux faces, composé de cylindres aplatis et entiers, de formes rectangulaires, de demi-sphères et de sphères entières. La lettre adressée
‘Le soldat’ (1919) par Oscar Jespers.
le 15 avril 1904 au peintre Emile Bernard par Paul Cézanne, et dans laquelle celui-ci recommande de recourir, pour une construction solide des phénomènes de réalité, à des formes fondamentales telles que le cylindre, la sphère et le cône - telle fut la première base théorique du cubisme - est manifestement parvenue aussi jusqu'à Oscar Jespers. Grâce notamment à l'asymétrie - un bras levé, la main avec les balles (une devant et deux derrière), - la façon dont est réalisée la figure -, la pureté théorique et l'ingéniosité ont produit une sculpture constructiviste pleine de vie, une sculpture qui, plus que toute autre oeuvre réalisée par Oscar Jespers entre 1921 et 1930, rejoint le cubisme parisien en vertu de son iconographie: | |
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‘Le jongleur équilibriste’ (1923) par Oscar Jespers.
après le musicien, ce personnage de cirque est l'une des figures humaines que nous présente le plus fréquemment le cubisme. Ainsi la fraise en forme de meule, propre à la sculpture de Jespers, peut être considérée comme un signe qui permet de le reconnaître au niveau international. Malgré cette orientation formelle et iconographique vers le cubisme parisien, Le jongleur équilibriste ainsi que toutes les autres sculptures des années vingt possèdent un caractère qui s'écarte de l'oeuvre de Laurens, Lipchitz, Archipenko et Zadkine. Ce caractère spécifique apparaît dans le mutisme, la gravité, la solidité, dans l'accent qui est mis sur le poids statique sur la terre et dans l'unité du matériau et de la technique, c'est-à-dire dans la taille directe de la pierre par un homme de métier supérieurement douéGa naar eind(6). Entre 1921 et 1931, Oscar Jespers taille dans la pierre blanche et dans le petit granit belge plus de trente têtes qui, grâce à leur homogénéité, à l'ingéniosité qui a été déployée à l'intérieur de ces limites et à l'évolution du cubisme vers l'expressionnisme, constituent un ensemble autonome. Font notamment partie de cette série: Perle fine (1925), Tête de bébé (1925), Pêcheur (1926), Boxeur (1926), Tête de jeune fille (1927), Constant Permeke (1928) et deux Tête de femme (1929 et 1930). Les deux premières têtes et les deux dernières sont exécutées en marbre blanc, un marbre poli très longtemps et avec une grande tendresse. Jespers veut avant tout respecter le caractère fermé de la pierre. Ainsi ne permet-il pas que les yeux, le nez et la bouche interrompent la rondeur de la Tête de bébé (14, coll. René Victor). Les lignes qui marquent le nez de la Tête de bébé, par exemple, ne divisent pas les différents volumes; elles attirent plutôt l'attention sur le lien qui les unit et mettent en évidence la forme fondamentale de la figure. Plusieurs sculptures de Brancusi, telles que La muse endormie (1910), Le nouveau-né (1915) et Le commencement du monde (1924), avec leur caractère fermé, leur surface parfaitement lisse et brillante, ont apporté leur contribution à la réalisation de la Tête de bébé, bien que celle-ci se fonde sur une conception tout à fait personnelle de Jespers, que le sculpteur anversois a cependant élargie. Jespers affirmait, en effet, que la forme du bloc de pierre brut tel qu'il sort de la carrière, doit rester visible autant que possible. Il s'agit là d'une conception plutôt romantique, qui se caractérise avant tout par un maniement franc et honnête du matériau. Les réflexions du philosophe français Alain, développées dans son Système des beaux-arts (1920) et ses Entretiens chez le sculpteur (1937), aideront elles aussi à préciser les conceptions du sculpteur. | |
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Ainsi la phrase ‘On ne devrait donc point sculpter l'enfance, si ce n'est dormant’Ga naar eind(7) a-t-elle déterminé l'attitude et la représentation de la Tête de bébé dans la même mesure que les oeuvres de Brancusi. Dans un exposé consacré au problème de la forme d'une sculpture qu'il fit en 1949 devant l'Académie royale flamande des sciences, Oscar Jespers cite une conversation entre Alain et le sculpteur: ‘Voyez cette tête d'enfant, dit le sculpteur; je l'ai modelée entre mes mains, mes bras appuyés sur les genoux. (...) La masse de terre glaise, il la tourne sans arrêt et donne ainsi la forme pensée en rond. (...) Et pouvez-vous admettre que son respect de cette forme obtenue l'aura sans doute empêché de la fragmenter en la subdivisant? Comprenez-vous avec quel respect contenu il aura creusé les orbites et comment la forme du nez de l'enfant ne sera devenue qu'une sorte d'appendice de la forme de base?Ga naar eind(8). Il semble qu'en transcrivant ce texte, Oscar Jespers ait dû songer à nouveau à la Tête de bébé où il avait mis en pratique la théorie qu'il exprimerait en ces termes vingt ans plus tard. Vers 1925, Oscar Jespers taille cinq nus plus ou moins monumentaux, dont trois dans le petit granit belge. Il s'agit là de sommets dans l'ensemble de son oeuvre. Ces sculptures sont d'une construction fermée; aucune ouverture, aucun creux ne vient entraver le caractère massif de la forme du bloc de pierre. Le nu assis (1925, petit granit, Musée des beaux-arts d'Ostende) a conservé la forme qu'avait le bloc de pierre après avoir été taillé dans la carrière, c'est-à-dire celle d'une pyramide aux parois assez raides. La tête est une pointe tronquée; le corps s'élargit vers le bas, à l'intérieur de lignes droites. Enfin, le mouvement est arrêté et se termine par la forte architecture des jambes. Comme c'est le cas de toutes les sculptures des années vingt, ce Nu assis est né d'une puissante volonté de forme. L'idée du sculpteur, formée par le cubisme, intervient dans l'image de l'être humain telle que nous la propose la nature. Par la tête qui est tournée sur le côté, la forme et le caractère du bloc, la conception statique accentuée, l'aspect lisse et brillant; et par le port et l'expression impénétrable de la figure, s'impose une comparaison avec la sculpture de cour au caractère hiératique de l'Egypte du Moyen Empire. Entre-temps, l'oeuvre d'Oscar Jespers avait retenu l'attention lors des expositions de L'art contemporain, organisées à Anvers. A Bruxelles, le sculpteur se joignit aux groupes Sélection et Le centaure qui, dans leurs salles d'exposition et dans leurs revues, contribuèrent à faire connaître son oeuvre. Grâce aux contacts avec Le centaure, Jespers approfondit son amitié avec Constant Permeke, Gust de Smet, Frits van den Berghe, Edgard Tijtgat et d'autres artistes. Il n'est pas étonnant que dans les années vingt, précisément, on puisse relever des points communs entre les têtes peintes par Gust de Smet et celles qu'Oscar Jespers dégageait de la pierre. De tous les expressionnistes flamands, Gust de Smet a les affinités les plus prononcées avec le cubisme et avec sa rigueur géométrique. En 1927, lors de la création, à Bruxelles, de l'Ecole nationale supérieure de l'architecture et des arts décoratifs, Henry van de Velde offrit à Oscar Jespers la direction de la classe de sculpture. L'Anversois accepta cette proposition qui, pour la première fois, garantirait un revenu régulier à sa famille. Il déménagea avec sa femme et sa fille et s'installa à Bruxelles. La petite fille, Hella, y mourut subitement en 1927, à peine âgée de cinq ans. Cet événement devait marquer profondément Oscar Jespers. Cette expérience l'a incité à chercher un ‘art plus humain’, comme il l'a formuléGa naar eind(9). | |
La période expressionniste, 1930-1935.Vers la fin des années vingt, les lignes | |
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‘Nu assis’ (1925) par Oscar Jespers.
droites, les sphères et les cylindres sont de plus en plus remplacés par des courbes intuitives. Le calcul et la mathématique apparente cèdent peu à peu la place à l'intuition sculpturale, qui dominera vers 1930. Par la suite, les sculptures sont toujours taillées dans un bloc de pierre dure, de forme carrée ou triangulaire. Les courbes, le galbe requièrent de plus en plus de place au sein du rectangle, comme si du centre de la pierre, une certaine tension cherchait à se libérer. Cette suggestion de tension provient de la nécessité d'expression, d'une recherche des valeurs humaines, que l'on constate également dans les oeuvres de Constant Permeke et de Gust de Smet. L'attention accordée au problème de l'existence de l'homme est une caractéristique essentielle de l'expressionnisme. Les titres mêmes des oeuvres que Jespers à créées entre 1930 et 1935 y font déjà allusion: Naissance, Enfant au berceau, Maternité, Lutteur, La tentation de saint Antoine. Chacune de ces oeuvres renvoie à des thèmes qui mettent l'accent sur une existence vitaliste et anti-intellectuelle. Pour la première fois dans l'oeuvre de Jespers, le contenu éthique des figures est doté d'une signification, comme c'était le cas dans le mouvement expressionniste international. Contrairement à l'expressionnisme nordique ou au groupe expressionniste allemand Die Brücke, l'expressionnisme flamand de Permeke, d'Oscar Jespers et de Gust de Smet n'exprime pas de sentiment panique ou négatif. Les figures que créent ces expressionnistes flamands donnent une réponse affirmative à la question de l'existence. A partir de 1930, la parenté des figures de Jespers avec celles de Permeke est plus manifeste que celle qui les rapproche des figures peintes par Gust de Smet. Les deux artistes présentent une conception de l'homme dans laquelle l'intuition et l'émotion l'emportent sur la raison, où le lien avec la terre et sa fertilité devient comme un acte de foi, où il n'y a pas de place pour la beauté agréable et charmante. Ainsi, le Lutteur (1933, petit granit, 99, commune d'Enschede, province d'Overijsel) est-il l'image d'une situation primaire | |
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de la vie: les bras croisés, le torse gonflé et les muscles du bras ainsi que le pied en avant mettent l'accent sur le défi. Toutefois, il ne s'agit pas d'un défi agressif, mais plutôt d'un défi bienveillant. Le caractère irrationnel, anticérébral ressort de la tête telle qu'elle est plantée sur les épaules sans cou, du petit front aux rides qui montrent la difficulté de penser, des petits yeux chinois et des joues tendues. Le Lutteur constitue l'exemple d'une force primitive maîtrisée. La force s'exprime partout où le sculpteur a tendu les volumes en s'inspirant de sa conception expressionniste de la vie. La maîtrise résulte du respect de la forme originale du bloc de pierre, qui est une fois de plus celle d'une pyramide plutôt raide. Cette conception offre des possibilités considérables au cubisme. Le bas de la jambe du Lutteur repose sur le sol. Dans La tentation de saint Antoine, la figure du saint repose sur toute la partie inférieure de son corps et sur un coude. Dans La Naissance et le Monument funéraire pour Paul van Ostaijen, les figures sont couchées par terre. En aucune autre période de sa vie, Oscar Jespers n'a taillé autant de figures horizontales ou verticales qu'à cette époque expressionniste; cette attitude lui permet de symboliser le contact avec la terre. L'accent mis sur le contenu éthique de ses figures n'empêche aucunement Oscar Jespers de l'insérer dans une forme sculpturale puissante. En tant qu'expressionniste, il continue à exploiter les moyens formels qu'il a acquis grâce au cubisme. Il suit moins les autres artistes expressionnistes lorsqu'il s'agit de travailler à partir d'une participation au thème qu'il a lui-même imaginé. Il faut en chercher partiellement la raison dans le fait que la distance qui sépare la pierre de la sculpture est plus grande que celle qui existe entre la toile et la peinture. Il y a toujours une certaine distance de la pierre par rapport au travail qu'effectuent les mains du sculpteur; cela lui permet de s'attarder le plus longtemps possible sur les questions de la forme. Même dans sa période expressionniste, Oscar Jespers demeure avant tout un constructeur réfléchi de sculptures. Entre 1930 et 1935, Oscar Jespers réalise les têtes d'Edgard Tijtgat et de Henry van de Velde ainsi que quatorze autres figures, la plupart en petit granit à gros grain de Namur. En dépit de leur message existentiel et de leur intensité, ces oeuvres doivent toujours s'insérer dans les limites d'une forme plus ou moins cubique de la pierre. Leur ensemble fait d'Oscar Jespers le sculpteur expressionniste le plus important, même au niveau international. | |
La période de l'oeuvre monumentale et des figures de terre cuite, 1935-1946.Le caractère monumental des sculptures comme la Naissance, le Lutteur, La tentation de saint Antoine, le Monument funéraire pour Paul van Ostaijen, ont permis à Oscar Jespers d'obtenir des commandes pour des sculptures décoratives, plus particulièrement destinées aux expositions internationales de Bruxelles (1935) et de Paris (1937). Pour celle de Paris, il réalisa pour le hall d'honneur du pavillon belge un bas-relief en cuivre jaune martelé de six mètres sur six, La Belgique au travail, qui se trouve actuellement au Parc du Middelheim à Anvers. Il s'agit sans doute de sa meilleure oeuvre monumentale exécutée sur commande. Bien que différents éléments renvoient clairement à l'expressionnisme, le but de l'oeuvre, c'est-à-dire la reproduction d'une idée panoramique et objectivante, est fondamentalement en contradiction avec celui-ci. Le commerce, l'industrie et l'agriculture de la Belgique sont représentés par des figures et des symboles qui retrouvent une place architectonique à l'intérieur d'un arbre de Jessé. Ces figures préfigurent celles qu'Oscar Jespers modèlera en terre glaise entre 1937 et 1946. | |
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‘La Belgique au travail’ (1936-1937) par Oscar Jespers.
Il s'agit là de nus fragiles, d'une forme intime, et qui suggèrent un certain bienêtre plutôt qu'une occupation, de sorte que le côté anecdotique de La Belgique au travail leur fait défaut. Jespers connaissait bien la matière, la terre glaise, depuis l'époque où il avait travaillé sous la direction de Vinçotte et depuis ses premières sculptures impressionnistes. Il y reviendra maintenant de façon systématique, tout en adoptant une nouvelle technique, à savoir la technique des rouleaux de terre glaise: de fines bandes de terre glaise sont modelées autour de la figure. S'étant depuis toujours astreint au respect du caractère de la matière, Oscar Jespers était convaincu que la matière si flexible qu'était la glaise permettait une forme plus nuancée, des contours plus ouverts et même des ouvertures. Ces éléments, nous les retrouverons dans une oeuvre comme Toilette (1939, 81) qui se caractérise, en outre, par une surface extrêmement sensible. A aucun moment de l'oeuvre de Jespers, les figures n'ont été aussi élancées, aussi subtiles de construction que dans Pureté (1945, terre cuite, bronze, 70, Tervuren, P. Jespers). Les nus dégagent un grand sentiment de repos; comme toutes ses sculptures, ils sont essentiellement statiques.
Dans les années trente, l'oeuvre de Gust de Smet, de Henri Puvrez, de Jozef Cantré et de plusieurs autres artistes manifeste une évolution vers le réalisme et vers une tendre humanité. Il s'agit là de l'extériorisation d'un désir d'expression artistique qui soit accessible à tous. Ce courant s'est manifesté, pendant les années précédant la seconde guerre mondiale, dans les beaux-arts et dans la littérature en Belgique, aux Pays-Bas et dans un grand nombre de pays européens. | |
La période des sculptures de femmes en bronze, 1946-1953.La sculpture Pureté (1945) marque un tournant dans l'oeuvre d'Oscar Jespers. | |
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Initialement, elle fut exécutée en terre glaise, plus tard en bronze. De 1946 à 1953, toutes ces figures de femmes d'inspiration libre, créées par Jespers, sont réalisées en plâtre, destinées au fondeur de bronze, et ont des dimensions monumentales. Dans le plâtre docile aussi, les ouvertures et les creux peuvent faire contre-poids aux volumes solides. Si, avant 1946, les nus en terre cuite s'inspirent plutôt de l'imagination de la jeunesse, par la suite le canon devient plus lourd, la figure plus remplie. (Ainsi, les figures cubistes jusqu'en 1930 représentent-elles plutôt la jeune fille ou la jeune femme, tandis que les figures expressionnistes réalisées entre 1930 et 1935 font plutôt songer à la mère dévouée). L'impression statique prédomine. La tranquillité est accentuée et, liée à un sentiment de bonheur, devient rayonnante. Les sculptures expriment une silencieuse euphorie, aboutissent à une expérience qui, comme c'est le cas dans les oeuvres expressionnistes, dépasse la seule pensée. Les nus de bronze se rapprochent déjà de la réalité plus que ne le font les sculptures réalisées en taille directe, mais pas encore au même point que les figures en terre cuite. Ici également, ‘la cérité de l'esprit’ a su s'imposer à l'apparition formelle humaine. Comme dans les années de la période expressionniste, Oscar Jespers s'efforce dans les trois variantes de la sculpture Au soleil (1946 et 1947, 1964, La Haye, coll. A.M. Hammacher, 112 et 205 cm) d'exprimer un mythe, un mythe de la plénitude et de la fertilité. | |
La synthèse, 1953-1968.Aux environs de 1953, Oscar Jespers maniera de nouveau le ciseau. A partir de ce moment, sa préférence s'orientera de nouveau, comme dans la période expressionniste, vers la pierre dure belge à grain. Comme dans les années trente, les sculptures qu'il réalise sont des blocs lourds, ne permettant ni concavité ni incision
‘Pureté’ (1945) de Oscar Jespers.
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profonde. Par une base très large, massive et statique, elles reposent sur le sol. La différence principale avec les sculptures des années trente se trouve dans un choix expressionniste non explicite des sujets et dans une conception de la forme où les volumes sont moins autonomes les uns par rapport aux autres, pour s'interpénétrer davantage. Dans cette forme plus fluide, l'influence des grands bronzes n'est pas encore tout à fait éliminée. Toutefois, la puissance formelle de Jespers semble plus restreinte que dans les années trente.
Dans cette période également, comme dans les périodes précédentes, Oscar Jespers réalise d'excellentes têtes. A partir de 1940, il y a eu Paul (pierre dure / bronze, 1942), Madeleine Spilliaert (terre cuite, 1948), Tête de femme (pierre blanche, 1953), Hollandais du Nord (terre cuite, 1953), Dédée (terre cuite, 1954) et Herman Teirlinck (pierre dure, 1963). Si nous nous fondons sur ses portraits réalisés depuis 1934, nous ne pouvons faire état d'une césure à l'un ou l'autre moment dans l'oeuvre de Jespers: ils se rattachent l'un à l'autre dans une grande continuité.
Le sommet de la production des années soixante, qui est en même temps l'une des sculptures les plus fortes de l'oeuvre d'Oscar Jespers, est la Petite Leda, réalisée en marbre blanc et aux dimensions plutôt réduites (34, Tervuren, P. Jespers) malgré l'intention monumentale qui se trouve à l'origine du projet. Le sculpteur l'acheva en 1965, c'est-à-dire à l'âge de soixante-quinze ans. C'est une oeuvre sans face arrière. De tous les côtés, même par-dessus, se perçoit la tension des volumes, comme s'il s'agissait d'une enflure contenue de la pierre. Bien que la stricte forme géométrique et l'aspect de ciselage soient remplacés par un libre déploiement des volumes, il y a là la rondeur caractéristique des années vingt. Comme les sculptures des années trente, Petite Leda est un bloc et reproduit une existence essentiellement vitale non réfléchie. Elle représente l'abandon à l'existence. Formée directement à partir de l'intention plastique, tels les bronzes des années quarante, et résultant sans le vouloir d'une activité sculpturale étalée sur cinquante ans, elle combine deux qualités qu'il est rare de rencontrer alliées l'une à l'autre, à savoir la force et la tendresse. | |
Les dessins.Tout au long de sa vie, Oscar Jespers a pratiqué le dessin comme une forme d'art indépendante. Il faut le séparer des griffonnages qui servaient d'étude préalable aux sculptures et qu'il détruisait le plus souvent. Le matériel pouvait varier: le crayon ordinaire ou le crayon Conté, la plume, le pinceau, le fusain, la craie brune et noire, le feutre et le bistre. Parmi les dessins les plus anciens se trouvent un certain nombre d'aquarelles. L'encre de Chine est souvent un peu lavée afin d'obtenir un effet plus plastique. Jespers ajoutait souvent les ombres à l'aide d'un autre matériau que celui qu'il avait employé pour la figure.
Ce qui relie les dessins entre eux, et aussi ce qui les apparente à son oeuvre sculpturale, c'est l'attention prépondérante portée au nu féminin. Les dessins d'avant 1920 sont pratiquement tous signés et datés. Le plus souvent, ils sont dessinés au pinceau et à l'encre et soigneusement lavés pour qu'en soit accentué l'effet plastique. Parfois, Jespers obtenait ainsi un effet d'ombre puissant qui couvrait l'ensemble. La ligne suggère un certain élan, comme dans le Nu penché (1917, Anvers, coll. R. Victor), où la figure est saisie dans une ligne souple unique. L'attitude est captée avec maîtrise, la figure rayonne de vitalité et la pression plus lourde ou plus légère du pinceau exprime, en même temps, une vitalité insouciante. Comme pratiquement tous les dessins d'avant | |
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‘Petite Leda’ (1965) par Oscar Jespers.
1920, le Nu penché s'apparente à l'oeuvre de Rik Wouters. Les premiers dessins sont plus fauvistes qu'expressionnistes. En général, la qualité artistique des dessins de cette époque dépasse celle des sculptures purement impressionnistes des mêmes années.
L'héritage assignable des dessins se compose des dessins des premières années, fauvistes et datés, et de dessins plus récents classiques et non datés. Une photo conservée d'un dessin constructiviste de 1923 prouve qu'Oscar Jespers a réussi à adapter au goût de notre pays le cubisme parisien sur la surface plane et, en même temps, que les dessins ont partiellement suivi la même évolution que la sculpture.
Les dessins réalisés entre 1930 et 1968 ne portent qu'une signature. Les meilleurs d'entre eux méritent une place dans la grande tradition européenne du nu féminin. Prenons, par exemple, un Nu assis (Tervuren, P. Jespers) aux lignes générales larges. La tête et le bas des jambes ne figurent pas sur le dessin, comme s'ils n'avaient pas d'importance. Toute l'attention est attirée sur la plastique du corps auquel des ombres subtiles prêtent vie et sur la position assise nonchalante et détendue. D'autres dessins se caractérisent par une plus forte expressivité et sont presque expressionnistes. C'est cependant l'approche plus classique qui prédomine. Dans tous ses dessins, comme dans son oeuvre sculpturale, Oscar Jespers a confirmé un monde doté de la chaleur et de la gravité qui lui étaient propres. Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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