De Gulden Passer. Jaargang 47
(1969)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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L'humanisme belge et l'humanisme hongrois liés par l'esprit d'Érasme
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comme la reine veuve et tout comme les hommes lettrés d'esprit progressiste des Pays-Bas de l'époque - étaient, pour tout ce qui touchait à la question des obligations morales de la science humaniste, la tolérance en matière de religion et la responsabilité sociale, des disciples convaincus d'Érasme de Rotterdam, sans pour autant comprendre - à quelques exceptions près - le système moral de la humanitas Erasmiana dans toute sa profondeur, et sans la mettre en pratique dans leur vie et dans leur activité publique. Ces exemples flagrants du contraste de la théorie et de la pratique ne manquaient pas non plus à la cour de Louis II, jeune roi de Hongrie et de Bohème, cour dont les brillantes traditions de la renaissance tant à Buda qu'à Prague commencèrent à pâlir dès le temps de Uladislas II, père de Louis. Le précepteur du roi-enfant, Jacobus Piso, était le plus ancien adhérent et correspondant hongrois d'Érasme. Il avait été recommandé au roi Uladislas par son frère cadet, Sigismond Jagellon, roi de Pologne. Érasme, pour des raisons évidentes de discrétion, se servit d'un ami commun, notamment Jean Thurzó, évêque hongrois de Wroclaw, pour attirer l'attention de Piso sur tout le profit qu'il pourrait retirer de la lecture de l'ouvrage intitulé Institutio principis Christiani que lui-même avait rédigé pour l'éducation de Charles-Quint, et qui pouvait être un guide précieux dans la tâche pleine de responsabilité du précepteur du roi. Pénétré d'un honorable optimisme pédagogique, Érasme part de l'idée que là, où le pouvoir royal était devenu héréditaire, le précepteur du futur roi devait être choisi avec la même circonspection avec laquelle, dans les conditions de la royauté élective, on procédait à l'élection du roi. Le précepteur devait posséder non seulement de vastes expériences et des connaissances étendues, il devait encore être d'une pureté morale et avoir une âme indépendante qui garantissaient que, loin de flatter son élève royal, il lui dirait sans ambages toutes les fautes que celui-ci commettait. À côté des principes fondamentaux de la philosophie du Christ, c'est-à-dire de la morale de l'Évangile conforme aux postulats de la raison, le point de départ obligatoire de la science de régner est dans les rapports bilatéraux du système des droits et des devoirs entre le peuple et le prince. Aussi le précepteur du dauphin doit-il exiger de son élève: ‘Avant | |
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de prélever les impôts sur les tiens, n'oublie pas de te demander si, toi aussi, tu leur as payé l'impôt de tes tâches envers eux.’ L'ordre naissant de la division de travail bourgeoise dans les cadres duquel Érasme s'efforce de déterminer la nouvelle signification et les nouvelles conditions des facteurs d'origine féodale du pouvoir, soulève, en plus du problème fondamental d'ordre moral des rapports entre le prince et le peuple, aussi la question des connaissances indispensables pour le prince. Quoiqu'Érasme la traite sous un angle nouveau, ses vues exprimées ici ou dans d'autres ouvrages consacrés à la théorie d'État, sont appuyées par des arguments autoritaires, des citations tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament, de Platon, d'Aristote et d'Augustin. Parmi ces connaissances spéciales, les questions économiques occupent une place bien plus importante qu'on ne le croit en général, et non sans raison, si l'on tient compte de la tendance principale de l'époque, de l'accumulation primitive du capital. Érasme lui-même allègue que la majorité des révoltes des peuples de l'histoire a été provoquée par des impôts injustement établis. Si l'augmentation de la rentrée d'impôts est inévitable, elle doit se faire de façon à réduire non pas le pain des pauvres, mais le luxe des riches. La répartition des biens ne doit pas être trop inégale, parce que dans ce cas les biens qui appartiennent à tous s'accumulent entre les mains d'un petit nombre. Les moyens à la mode de l'accroissement du trésor de l'État - et qu'Érasme considère comme des péchés contre Dieu et une frustration du peuple - étaient la réduction arbitraire du poids des monnaies, un alliage de qualité inférieure, le cisaillage des pièces d'argent, autant d'abus contre lesquels une année avant la catastrophe de Mohács la noblesse moyenne de Hongrie réunie sur le champs de Rákos protesta avec une véhémence proche de la révolte. À peu près à la même date on constate une certaine inquiétude parmi les ouvriers des mines de la Hongrie septentrionale qui doivent se rendre compte que la dévaluation a diminué de la moitié leurs revenus d'ailleurs très faibles. Tout ceci montre que dans l'entourage du roi enfant il se manifestait aussi des influences contraires aux sages préceptes de Piso représentant la théorie érasmiste du gouvernement. Ces influences venaient de la haute noblesse désireuse de perpétuer les conditions de l'anarchie féodale | |
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leur offrant maints avantages, et qui, de ce fait, se rendirent éminemment responsables de la catastrophe de Mohács. Piso par contre était issu des rangs de la bourgeoisie urbaine, tout comme Jean Henckel, autre disciple fidèle d'Érasme, qui, lui, fut le confesseur de l'épouse du jeune roi. Érasme s'efforcait, par l'intermédiaire de Jacobus Piso surtout, de gagner Louis II à la théorie humaniste de la constitution. La Hongrie, en tant que territoire directement menacé par les Turques, est souvent mentionné dans ses ouvrages traitant la question de la paix, dès avant et, plus souvent encore, après la bataille de Mohács. Il profitait de son amitié avec Jean Henckel pour agir sur la reine Marie, chose qui lui paraissait important non seulement du point de vue de l'influence qu'il exercait ainsi sur elle et sur le roi Louis plus jeune d'une année que son épouse et de nature plus irrésolue, mais encore et surtout à cause de l'autorité que Marie, tout en étant femme, réussit à s'acquérir aux yeux de ses deux frères Charles et Ferdinand. Quant à Henckel, aumônier de cour, adhérent d'Érasme et qui rédigeait ses sermons à la base des écrits de son maître, nous avons quelques informations sur lui grâce à Johannes Antoninus Cassoviensis, médecin hongrois vivant à Cracovie, qui en Hongrie comme en Pologne organisait infatigablement des disciples et des protecteurs d'Érasme. Ce fut le 7 mars 1526, autrement dit une demi année avant la bataille de Mohács, qu'Érasme entra en contact avec Henckel. La lettre qu'il lui adressa de Bâle constitue à beaucoup d'égards un document intéressant, un de ceux dans lesquels Érasme insiste particulièrement sur les traits communs de son opinion et de celles de Luther concernant les réformes de l'Église, tout en se désolidarisant catégoriquement des méthodes du réformateur, méthodes qu'à son avis Luther avait apporté du fourneau de son père à Mansfeld où on recourait à la force des éléments pour débarasser le métal des scories. D'autre part, les bons voeux qu'Érasme envoie par l'intermédiaire de l'aumônier de cour à la reine et à toute la Hongrie mettent en relief l'importance politique qu'il attribue à la réalisation pacifique de la réforme de l'Église, en particulier dans la Hongrie directement menacée par l'attaque turque. Au point de vue de ce véritable christianisme dont l'épanouissement pourrait redoubler | |
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les forces du pays affrontant ces graves dangers, le manque de tolérance de Luther est tout aussi blâmable que l'attitude de violence que l'on adopte vis-à-vis de lui: si on remportait la victoire sur Luther selon les passions d'aucuns, sa chute entraînerait la ruine de bien des valeurs. Lorsque, sur la proposition de Johannes Antoninus Cassoviensis, Érasme s'adresse par lettre à Jean Henckel, confesseur de la reine, il se rappelait certainement la lettre qu'il avait reçue quatre ans plus tôt, en été 1522, de Jacobus Piso racontant que le précepteur du roi Louis avait eu l'occasion de défendre, à la table du couple royal, son maître spirituel contre l'accusation selon laquelle Luther, en ce qui concerne ses vues hérétiques, s'inspirait de ses écrits. Peut-être Érasme avait-il conclu de cette lettre que Piso - en 1509, à l'époque où ils s'étaient liés d'amitié, Piso avait été ambassadeur du roi de Hongrie auprès du pape - l'avait défendu plus qu'il n'aurait fallu. Aussi profitait-il de cette première lettre adressée à Henckel, plus jeune que Piso et sans doute plus ouvert aux nouvelles idées, pour souligner non seulement ce qui le séparait de Luther, mais aussi ce qui le rattachait à lui. Par son activité scientifique qui tendait à dénoncer les abus commis au sein de l'Église et à réclamer des réformes, il avait préparé l'intervention de Luther, encore qu'il ne fut pas d'accord avec la manière dont Luther procédait. Et voici qui est encore plus important, et qui indique en particulier l'actualité de la prise de position d'Érasme au point de vue de la Hongrie: Érasme n'était certainement pas sans savoir que la diète sur le champs de Rákos dont nous avons parlé plus haut, avait décidé à peine une année plus tôt de traîner sur le bûcher les fidèles de Luther. Cette décision ne faisait qu'accentuer la division intérieure qui depuis des années déjà, et surtout depuis la sanglante répression de la révolte paysanne de Dózsa, affaiblissait - en plus d'autres facteurs - la capacité de défense du pays. Le roi n'était manifestement pas d'accord avec l'idée de l'autodafé des protestants, pas plus qu'avec beaucoup d'autres résolutions de la diète dont une partie se dirigeait directement contre lui. Mais ce n'est pas sans raison que dans cette lettre qui condamne l'application des mesures de violence contre Luther et les siens, Érasme renvoie aux paroles de l'Ancient Testament, en particulier à un | |
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passage du prophète Isaie (3,4), en disant que le Seigneur se sert des rois enfants (...principes pueros...) pour châtier le peuple qui par ses péchés s'est attiré sa colère. Peut-être faut-il voir plus qu'un effet du hasard dans les vers analogues d'un poète hongrois de l'époque romantique - S. Kisfaludy - qui commence la description de la bataille de Mohács - cette bataille qui selon la théorie romantique consacra la ruine de la Hongrie médiévale en assurant aux Turcs supérieurs en forces une victoire complète sur l'armée hongroise restée sans roi - par la même citation prophétique: Un roi enfant et un chef de guerre
qui ose au-delà de ses forces,
voilà ce que, dans sa colère
Dieu donne au peuple qu'il châtie...Ga naar voetnoot1.
Dans cette conversation de table dont il est question dans la lettre de Jacobus Piso, la reine Marie et son époux se montraient des disciples entièrement dévoués d'Érasme, et en face du margrave Georges de Brandebourg, tuteur du roi et de son frère Albert, grand-maître de l'Ordre Teutonique, qui tous deux symphathisaient avec Luther, ils militaient pour la séparation de la cause de l'humanisme et de la réforme de Luther. Après la catastrophe de Mohács toutefois Luther fut parmi les premiers qui offrirent à la veuve leur consolation, sans doute parce que, à tort ou à raison, il la croyait proche de son camps et espérait gagner son appui moral. Les psaumes consolateurs - qu'il publia encore en 1526 - firent, en raison de l'acceptation tacite de la dédicace, une impression pénible. Lorsque Ferdinand, un des deux rois de Hongrie à l'époque de la lutte pour le trône resté vacant après la mort de Louis II (l'autre fut Jean Zápolya) en demanda compte à sa soeur, Marie lui répondit: ‘qui est-ce qui peut interdire à Luther d'écrire ce qui lui plait?’ Encore moins pouvait-elle - pour peu qu'elle le voulût - | |
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décliner la responsabilité de sa personne lorsque 3 ans plus tard, en 1529, Érasme lui dédia son ouvrage intitulé Vidua Christiana, à la fin duquel le célèbre auteur déclare que l'idée d'écrire ce livre, ou plus exactement celle de le dédier à la reine veuve lui avait été donnée par le fidèle aumônier de cour, Jean Henckel. Cette lettre existe en effet, et elle est datée du 18 juillet 1528. Henckel - certainement pas à l'insu de la reine veuve, son enfant spirituel - s'adresse à Érasme en le priant d'écrire le livre qui servira de consolation non seulement à la reine veuve, mais à bien d'autres veuves, encore, et en ajoutant que jamais il n'y eut en Hongrie autant de veuves que maintenant, après Mohács... Bien entendu, le livre qu'Érasme dédia à Marie, constituait, dans ces années, indépendamment de son contenu, un geste politique, tout comme quelques années plus tôt, les dédicaces de la paraphrase des quatre Évangiles adressées aux quatre plus puissants sonverains d'Europe: Charles-Quint, Henri VIII, François Ier et Ferdinand Ier: ‘Tout comme le livre comprenant les quatre Évangiles relie vos noms, puisse l'esprit évangélique relier vos âmes dans l'entente.’ Dans la lettre par laquelle il invite Érasme à écrire la Vidua Christiana et à la dédier à la reine Marie, Henckel fait allusion à la bibliothèque de la reine; dans cette bibliothèque les auteurs classiques voisinent avec les oeuvres d'Érasme dont, en premier lieu, les paraphrases des Évangiles que Marie avait commencé par lire en traduction allemand et qu'elle avait lues ensuite - chose rare mais loin d'être unique chez les femmes de cette époque - dans le texte original, en latin. Érasme, bien entendu, connaissait l'activité politique que la veuve du roi de Hongrie déployait en vue d'assurer à son frère la succession de son époux. Néanmoins, si par la dédicace de l'ouvrage adressée aux quatre souverains il entendait servir la consolidation de la paix dans la politique mondiale, lorsqu'il s'agissait de la paix intérieure de la Hongrie, il n'hésitait pas à exercer de l'influence sur Marie, de même qu'il s'efforçait de persuader, par l'intermédiaire de ses fidèles en Pologne, l'anti-roi hongrois, Jean Zápolya, parent de Sigismond roi de Pologne, de subordonner l'intérêt du pouvoir et du droit à celui de l'unité européenne que la lutte pour le trône hongrois venait de troubler une fois de plus. | |
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Cependant au moment d'écrire la Vidua Christiana Érasme ne se rappelait que trop bien le contretemps diplomatique qu'il avait provoqué en appelant dans une de ses lettres ouvertes adressée à Sigismond dans l'intérêt de l'accomodement pacifique, Jean Zápolya ‘roi de Hongrie’, alors que selon le point de vue du parti Habsbourg ce titre revenait de droit seulement à Ferdinand. C'est sans doute ce souvenir qui freinait sa plume maintenant, et la prudence qu'il observa en écrivant la Vidua Christiana rend cette oeuvre singulièrement stérile au point de vue de la politique de l'époque. Sur le moment son unique propos était d'offrir à la reine Marie, dans les formes de politesse de la littérature humaniste, une alliance qui pût non seulement doter d'un nouveau mécène le savant humaniste devenu apatride en Europe, et assurer une protection de haut lieu à ses idées de plus en plus persécutées, mais qui représentât en même temps pour Marie de Hongrie un accroissement de son autorité dans la nouvelle sphère d'activité dans laquelle elle se trouverait placée bientôt. Or le fait que le pouvoir politique nécessitait des milieux intellectuels et une autorité reconnue par la respublica litteraria est - précisement à l'époque d'Érasme - un phénomène nouveau dans l'histoire. Avant d'aborder la question du gouvernement de Marie de Hongrie aux Pays-Bas et son importance au point de vue de l'humanisme belge et hongrois, jetons encore un bref coup d'oeil sur un événement qui précéda immédiatement l'installation de Marie aux Pays-Bas, et dans les cadres duquel l'estime que la reine éprouvait pour l'humaniste signifiait pour ce dernier une protection contre les indignes persécutions dont il était l'objet. Le rôle que deux membres hongrois de l'entourage de la reine jouèrent dans l'affaire en question montre que c'est bien la Vidua Christiana qui valut à Érasme la bienveillance de la reine. Quant aux deux Hongrois, l'un est l'aumônier Jean Henckel, tandis que l'autre est Nicolas Oláh, secrétaire de la reine, qui écrivit sa première lettre à Érasme déjà depuis Augsbourg, lieu de la diète de l'Empire. Un messager d'Érasme, le même qui apporta à la reine Marie un spécimen de la Vidua Christiana, est également chargé de remettre une lettre à Henckel. Dans cette | |
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lettre qui contient certaines informations concernant l'envoi, il est déjà question des persécutions dont Érasme est l'objet de la part de Louis de Carvajal et Béda Noël, ainsi que d'Alberto Pio, prince de Carpi. Érasme est surtout indigné par le ton grossier du franciscain Carvajal tout à fait incompatible avec la douceur évangélique du fondateur de l'ordre, Saint François d'Assise. Il vaut la peine d'être mentionné qu'au témoignage de la correspondance d'Érasme et de Nicolas Oláh, la lettre et le livre destiné à la reine avaient été confiés à un certain Felix Rex originaire de Gand, homme de confiance d'Érasme, à qui ses multiples connaissances de langue et son extraordinaire force physique avaient valu le nom de Polyphème. C'est lui qui se chargea aussi de remporter la lettre d'Oláh à Érasme. Il s'agit du même Polyphème qui dans le dialogue intitulé Cyclops sive Evangeliophorus - paru la première fois dans la 10e édition des Colloquia, en 1528 - se révèle prêt à défendre les enseignements évangéliques d'Érasme même par les méthodes de violence de ses adversaires. Quelques mois après la parution de la Vidua Christiana pour laquelle Henckel aussi bien qu'Oláh exprimèrent à Érasme les remerciements de la reine, Marie se rendit à la diète de l'Empire à Augsbourg, en compagnie de son confesseur et de son secrétaire. Fidèles à l'esprit d'Érasme absent de cette diète, tous deux s'efforcèrent d'amener les parties adverses à des concessions en matière de religion, non en dernier lieu dans l'intérêt de la paix européenne et en vue d'assurer à la Hongrie une aide contre les Turques. Henckel qui défend le point de vue d'Érasme dans une discussion avec le docteur Eck, remet à Melanchthon des propositions que celui-ci considère dignes d'êtres soumises à Luther. Quant à Oláh, il ne se contente pas d'agir derrière les coulisses, mais prononce devant l'assemblée de la diète deux grands discours dans lesquels, en accord avec de nombreuses déclarations d'Érasme, il insiste sur le danger qui consiste à approfondir les controverses religieuses susceptibles d'affaiblir l'Europe en face de la force grandissante des Turcs. Henckel et Oláh - parallèlement avec quelques autres de ses fidèles présents à Augsbourg - informent Érasme régulièrement des événements de la diète, de toutes les attaques dont il est l'objet, donc aussi du discours qu'un frère | |
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franciscain - désigné par ailleurs par un sobriquet seulement - prononce devant la brillante assistance sur la traduction et l'interprétation du Nouveau Testament par Érasme. Ce discours qui s'efforce de tourner en ridicule le travail du maître fut catégoriquement rejeté par les personnages compétents; le successeur indigne du saint qui jadis avait prêché à ses frères les oiseaux fut ainsi sévèrement condamné par ‘le roi Ferdinand et sa soeur Marie, fleur des femmes de ce siècle’ - comme le note le reconaissant Érasme dans son dialogue Concio sive Merdardus, paru pour la première fois dans une des éditions des Colloques en 1531. C'est à cette intervention de la reine, suivie d'autres du même genre que fait allusion Érasme en écrivant de Fribourg, sa nouvelle demeure, le 7 novembre 1530 à Nicolas Oláh: ‘Je le sais trop bien combien ses paroles pèsent dans la balance aux yeux de ses frères l'empereur Charles et le roi Ferdinand. Or si j'étais privé de leur bienveillance, comment pourrais-je me défendre contre tant de monstres?’ Il ne s'agit pas ici d'humilité vis-à-vis des puissants, mais de l'expression franche d'une inquiétude à la vue des différends l'obligeant à cette époque de quitter Bâle, ville qui pendant de longues années lui avait servi de refuge. Lorsque, au début de l'année suivante Charles-Quint nomma Marie régente des Pays-Bas, Nicolas Oláh resta l'homme le plus influent de sa suite hongroise, à la différence de Henckel dont elle fut obligée de se séparer, parce que Henckel s'était rendu suspect d'adhérer à Luther. Il resta donc en Europe Centrale, mais ses rapports avec la reine et son secrétaire hongrois ne furent pas interrompus pour autant. Il envoya même son neveu, Jean Henckel jeune auprès d'eux, afin que le jeune homme pût faire ses études à Louvain ou à Cologne. Comme il ressort des lettres que Petrus Nannius, un des professeurs célèbres du Collegium Trilingue de Louvain adressa en 1537 à Nicolas Oláh, le choix tomba sur Louvain, et le jeune homme, après quelques égarements de jeunesse, ne se montra pas indigne de la confiance que son oncle et ses amis influents avaient mise en lui. En arrivant en Belgique, Nicolas Oláh y trouva un humaniste hongrois, plus exactement saxon de Transylvanie: Maximilianus Transsylvanus, conseiller de Charles-Quint, chroniqueur contem- | |
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porain de la fameuse expédition de Magellan, et dont la somptueuse maison à Bruxelles et le premier mariage ont été chantés par Joannes Secundus, le plus grand poète latin de l'époque. L'ensemble de ces questions, les rapports de Maximilianus Transsylvanus et d'Érasme, ses relations avec d'autres humanistes belges ont été amplement traités par A. Roersch dans une excellente étude qui a l'avantage de tenir compte aussi des résultats des recherches hongroises (L'humanisme belge à l'époque de la renaissance. Deuxième série, Louvain 1933, pp. 34-54). On est loin de pouvoir dire la même chose à propos de Nicolas Oláh, bien que la littérature belge et la littérature hongroise s'occupent naturellement davantage de lui que de Maximilianus Transsylvanus, personnage intéressant, mais qui joua un rôle nettement moins important dans l'histoire. En plus d'un grand nombre de monographies en langue hongroise et d'éditions de source, nous avons à notre disposition des ouvrages roumains (p.e. St. Bezdechi: Nicolaus Olahus. Primul umanist de origine românǎ. Cluj 1939) et slovaques (V. Bucko: Mikulaš Oláh a jeho doba. Bratislava 1940) - ce qui est tout à fait naturel si l'on prend en considération que la notion moderne de la nation - notion d'ailleurs fort peu homogène même de nos jours - ressemble aussi peu à celle qu'on en avait au xvie siècle, que la carte actuelle d'Europe et d'Europe Centrale ressemble à celle de la même époque. Nicolas Oláh, prélat et homme d'État, se disait hongrois, écrivait ses poèmes et ses ouvrages en prose généralement en latin et était issu d'une famille roumaine de Transylvanie, proche parente de Jean Hunyadi et du roi Mathias Corvinus. Après son retour en Hongrie, en 1542, il vécut principalement à Tyrnavie, aujourd'hui en territoire tchécoslovaque où il inaugura une réforme d'enseignement, en partie sur la base des expériences de Louvain, en complétant le latin et grec par l'hébreu, conformément aux idées erasmiennes du Collegium Trilingue. L'appréciation de la nationalité de point de vue historique nous permettra de comprendre un épisode plus ou moins inconnu des rapports belges de Nicolas Oláh. La science belge et la sience hongroise tiennent toutes deux en évidence le recueil de poèmes funèbres écrits à l'occasion de la mort | |
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d'Érasme et publié en 1537 par Rescius Rutgerus - maître de Petrus Nannius à Alkmaar, puis, en tant que le premier professeur grec du Collegium Trilingue, son collègue à Louvain - dans sa propre imprimerie. Dans ce volume on relève, à côté des oeuvres des poètes belges, les poèmes dans lesquels Nicolas Oláh pleure et glorifie Érasme de Rotterdam. J'ajouterai même que c'est lui qui dans une de ses elégies rélève l'essentiel du testament spirituel d'Érasme en ce qui concerne la politique ecclésiastique à suivre. Il souhaite notamment que le concile que le pape Paul III s'apprêtait à convoquer soit pénétré par l'esprit érasmien de la compréhension réciproque. Ce fut Oláh qui 25 ans plus tard chargea André Dudith de se rendre au concile de Trente pour proclamer dans une ambiance d'ailleurs très défavorable la nécessité de la tolérance. Après cette date cependant leurs routes se séparèrent. Oláh, archevêque d'Esztergom abandonna peu à peu la voie d'Érasme et observa le principe de la main forte, tandis que Dudith, évêque de Pécs, dévelloppa le legs d'Érasme dans la direction des Lumières bourgeoises et finit par quitter l'état sacerdotal. Dans les cadres de cette conférence nous n'avons pas la possibilité de nous occuper de ces événements ultérieurs, ni du processus qui aboutit à ce que l'esprit d'Érasme - qui tout en écrivant en latin n'en appréciait pas moins les initiatives de Dante et de Pétrarque dans le domaine de la langue maternelle - devint au xvie siècle le levain de la littérature hongroise naissante. Par contre, il faut absolument dire quelques mots sur un livre dont la génèse est inséparable du recueil de poèmes funèbres publié par Rescius Rutgerus à la mémoire d'Érasme. Presque simultanément avec la mort du grand maître de l'humanisme Oláh apprit la mort de son frère cadet, Mattheus Oláh, iudex regius de la ville de Szászváros. À cette occasion ce fut Petrus Nannius qui recuellit les poèmes funèbres, ceux de Nicolas Oláh en premier lieu et ceux des humanistes belges ou des membres de la vie littéraire en la Belgique. Le recueil est conservé en deux exemplaires à la bibliothèque de l'Université de Budapest, dont l'un avait sans doute appartenu à Nicolas Oláh. Les caractéristiques extérieures des deux manuscrits essentiellement identiques permettent de conclure qu'il furent copiés d'un et même livre imprimé, puis peut-être complétés de quelques | |
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données postérieures. Sur la page de titre un chronostique, en guise de préface un texte portant l'inscription ‘Petrus Nannius Candido Lectori Salutem’ etc, sont absolument identiques à ce que l'on trouve sur les livres humanistes imprimés. Toutefois je n'ai pas pu retrouver jusqu'à ce jour le livre imprimé, et il n'est pas non plus signalé par la vaste monographie d'A. Polet (Une gloire de l'humanisme belge, Petrus Nannius. Louvain 1936) laquelle pourtant tient compte de tous les ouvrages et de toutes les lettres connues de Nannius, Les deux manuscrits n'ont pas encore été traités de manière satisfaisante dans la littérature hongroise, bien que les poèmes de Nicolas Oláh aient été publiés à la base d'un des manuscrits (l'autre était en tout cas inconnu jusqu'ici). La plus complète et la plus fidèle édition des poèmes d'Oláh, éditée par J. Fógel et L. Juhász (Leipzig 1934) comprend en annexe le poème dialogué de Franciscus à Burgundia et rien de plus. Et pourtant le recueil mérite une certaine attention aussi au point de vue belge, car il ajoute quelques nouvelles données à l'oeuvre d'humanistes tels que, en plus de ceux déjà mentionnées, Levinus Panagathus, secrétaire de Nicolas Oláh à qui il avait été recommandé par son maître antérieur Érasme (A. Roersch lui a consacré aussi une belle étude), Franciscus Craneveldius, Cornelius Grapheus Scribonius, Adrianus Vielius, Jacobus Danus qui vivait en Belgique et dont l'epicedium grec avait été traduit en latin par Craneveld, Daniel Mauchius, Livinus Crucius, Nicolaus Grudius, frère de Joannes Secundus, Isemberte, chanoine de St. Audemaire, Laurentius Sellirius et Adolphus Briardus. Mais au lieu d'analyser cette liste de noms intéressants je me bornerai à faire brièvement état de deux détails. Petrus Nannius, dont une lettre en prose accompagnée d'un poème adressé à Nicolas Oláh et encadrée dans ce petit volume vient enrichir nos connaissances relatives à la correspondance d'Oláh que nous connaissons de l'édition d'Ipolyi et celles relatives à la correspondance de Nannius faisant l'objet de la thèse de Polet, souligne dans sa préface que c'est par gratitude que les humanistes belges participent par leurs poèmes au deuil d'Oláh qui, de son côté, partagea le deuil qu'eux ils avaient porté d'Érasme. L'autre détail qu'il y a lieu de signaler est que derrière ces poèmes pleurant la mort de Mattheus | |
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Oláh on voit apparaître tout d'un coup la Hongrie, sombre théâtre de luttes tragiques, éclairé par une seule lueur consolatrice: l'affection qui relie les deux frères, le hongrois Nicolas Oláh et le roumain Mattheus Oláh au-delà de la tombe. Le contenu essentiel de ce recueil de poèmes farcis de formules de politesse humanistes réside précisément dans l'éloge de cette affection fraternelle aplanissant tous les différends. Le xvie siècle est l'époque à laquelle la conscience nationale commençait à s'épanouir en Europe Centrale. Le côté conscient de ce processus fut éclairé, au sens propre du terme, par l'humanisme. C'est pourquoi dans cette phase du développement les facteurs de différentiation nationale sont encore accompagnés d'un facteur d'intégration représenté par l'humanisme, facteur qui disparaîtra par la suite et pour longtemps. Ce n'est que de nos jours, et dans des conditions sociales très différentes, que le facteur de l'humanitas commence à occuper la place qu'il mérite. Et c'est là peut-être une des raisons pour lesquelles - après un xixe siècle relativement indifférent envers Érasme - le xxe siècle a recommencé de voir en lui un des grands penseurs et écrivains classiques d'EuropeGa naar voetnoot2. |
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