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[De Gulden Passer 1968]
[Nummer 1-2-3]
Abraham Ortelius
Album amicorum
Notes et traduction par Jean Puraye
avec la collaboration de Marie Delcourt, Adolphe Corin(†), Alexis Curvers, Gilbert François, Jean Hoyoux, Jean Hubaux(†), Hans-Otto Lang, Louis Lebeer, Joseph Lepkifker, Joseph Moors, Robert Vivier, Hubert-Henri Wouters.
Introduction
C'est une erreur qui nous a mis sur la trace de l'Album Amicorum d'Ortelius. Au moment où nous réunissions les notes qui devaient nous permettre de rédiger la biographie de Dominique Lampson, humaniste de la seconde moitié du xvie siècle, qui naquit à Bruges et qui vécut à Liège, nous prîmes connaissance d'une longue lettre que Lampson avait écrite à Louis de Montjosieu, humaniste français.
Cette lettre se trouvait dans la Correspondance d'Abraham Ortelius, correspondance publiée par J.H. Hessels, à Cambridge, en 1887. L'éditeur de cet important ouvrage signalait, dans une de ses notes, que ce même Lampson avait rédigé un poème en l'honneur de son ami Ortelius et que ce texte se trouvait dans l'Album Amicorum du savant géographe conservé au Pembroke College à Cambridge. Or cette indication était inexacte.
Mais, si le Pembroke College ne possédait pas de poème de Dominique Lampson, il possédait mieux: l'Album Amicorum d'Ortelius. Nous vîmes le manuscrit et, nous l'avouons, nos mains
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tremblèrent un peu d'émotion. Il n'est pas exagéré de dire que nous avions sous les yeux la plus prestigieuse collection d'autographes du xvie siècle.
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Un Album Amicorum est un petit livre, composé de feuillets blancs ou décorés, sur lesquels les amis du propriétaire écrivent un poème, rédigent une adresse ou dessinent un symbole. L'usage en était fréquent aux temps passés; plusieurs d'entre eux nous sont conservés et certains ont été publiés. Parmi ceux du xvie siècle, citons celui de Bonaventure de Smet, conservé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles; de Jean Vivien, conservé à la Bibliothèque de l'Université d'Utrecht; de Jean Radermacher, conservé à la Bibliothèque de l'Université de Gand - tous trois encore inédits - et celui d'Otto Venius qui a fait l'objet d'une élégante publication due au R.P. van den Gheyn.
Abraham Ortelius portait à son Album, dans lequel il pouvait voir se dérouler toute sa vie, un intérêt tout particulier.
Lorsqu'il mourut à Anvers, le 4 juillet 1598, sa succession comprenait plusieurs immeubles, un important fonds commercial, des objets précieux et de nombreux documents. Ortelius, qui n'avait pas d'enfants, avait espéré que son neveu et fils adoptif, Jacques Cools, aurait pu continuer ses affaires. Jacques Cools, fervent réformé, qui était un des soutiens de l'église batave de Londres, ne put même pas venir à Anvers pour y prendre possession de sa part d'héritage. Ce furent ses tantes qui continuèrent à gérer les affaires existantes. En 1600, à la mort d'Anne Ortels, soeur d'Abraham, les propriétés et le fonds commercial furent vendus. Les objets les plus précieux et les papiers personnels du savant géographe furent expédiés à son neveu en Angleterre. C'est ainsi que la Correspondance et l'Album Amicorum s'y trouvent aujourd'hui conservés.
La Correspondance d'Ortelius compte trois cent soixante et onze lettres. C'est une importante source de renseignements sur les humanistes de la seconde moitié du xvie siècle. Le géographe anversois était en relations épistolaires avec tout ce que le monde comptait de sommités et traita dans ses lettres les sujets les plus divers. Ces
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documents ont été publiés par J.H. Hessels sous le titre Abraham Ortelius Epistolae. Nous présentons aujourd'hui l'Album Amicorum.
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Abraham Ortelius est né, à Anvers, le 14 avril 1527 et décédé, en cette ville, le 4 juillet 1598.
La famille Ortels ou Wortels était originaire d'Augsbourg. L'aïeul de notre personnage, Guillaume Ortels, était pharmacien. Installé à Anvers, rue Kipdorp, il jouissait d'une honnête aisance. Il eut plusieurs enfants: Hubert, qui hérita de l'officine paternelle; Odile, qui épousa Nicolas van der Voorden, mercier à Bruxelles, et, en secondes noces, Jacques van Meteren - nous en reparlerons -; enfin Léonard, né en 1500, père d'Abraham.
Léonard Ortels avait reçu une éducation soignée. Il possédait le grec, le latin; et concourut, avec son beau-frère Jacques van Meteren, à la traduction de la célèbre bible anglaise de Miles Coverdale. En 1535, accusés de posséder des livres suspects, ils furent tous deux l'objet de poursuites. Les perquisitions ne donnèrent rien et l'affaire se termina par un non-lieu. Léonard Ortels possédait un fonds d'antiquaire et la vente d'objets rares lui permit d'élever honorablement sa famille. Il mourut jeune, en 1539, laissant à sa femme trois enfants: Abraham, Anne, qui resta la fidèle compagne de son frère, et Elisabeth, qui épousa Jacques Cools, marchand.
À la mort de son père, Abraham avait douze ans. Son oncle Jacques van Meteren partagea toute son affection entre son fils Emmanuel et son neveu Abraham; mais, tandis qu'Emmanuel poursuivait ses études d'humanités à Tournai et à Duffel, son cousin devait abandonner celles qu'il venait d'ébaucher et commencer son apprentissage dans un atelier de graveur de cartes. Dès 1547, il est inscrit à la gilde de Saint-Luc en qualité d'enlumineur de cartes. Il reprit la direction de l'officine paternelle et, dès cette époque, nous pouvons l'imaginer perfectionnant ses connaissances et, en compagnie de ses deux soeurs, travaillant à ses cartes dont les marchands et navigateurs anversois faisaient grand cas. Chaque année, Abraham se rendait à Francfort où se tenait l'un des plus grands marchés
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de l'époque. Il y achetait des cartes et des objets précieux qu'il revendait à ses clients. Travail, études, mais études complétées par le bienfaisant contact avec la vie et les voyages, telle est la jeunesse d'Ortelius.
En 1550, son oncle meurt et Abraham se trouve dès ce moment chef de famille. Il a vingt-trois ans. Il ne faudra pas à la tâche qu'il se propose d'accomplir.
François Sweertius, qui l'a connu, nous le présente: ‘Ortelius était d'une haute taille et avait les manières faciles et gracieuses; ses yeux étaient bleus, sa barbe blonde ainsi que sa chevelure de même teinte, que relevait la blancheur de sa peau et la beauté de son front. D'un abord agréable, il avait aussi une conversation variée et affable - signalons ici qu'Ortelius parlait et écrivait couramment le néerlandais, le français, l'allemand, l'espagnol, le latin et avait des notions de grec -. Grave sans pédantisme, sa conduite se ressentait continuellement de son éducation éminemment chrétienne.’
Abraham Ortelius, homme instruit et curieux, se devait d'élargir le cercle de ses connaissances et d'augmenter aussi celui de ses affaires. Parmi ses nombreuses relations, Hubert Goltzius occupe une place importante.
Goltzius qui venait de quitter l'académie de Lambert Lombard, à Liège, y avait bénéficié de l'enseignement du maître romaniste et ses goûts avaient été orientés vers les souvenirs antiques. Identifier les objets d'art et les réunir, tel est le but d'un collectionneur; mais étudier les vestiges découverts et en tirer des leçons profitables à l'histoire, c'est hausser le goût de l'ancien au niveau d'une science. Goltzius était de ceux-là. Il s'établit à Anvers, ouvrit un commerce d'antiquités et entra en relations avec Ortelius. Ils entreprirent des voyages en commun et Goltzius sut transmettre à son ami ses connaissances et ses goûts. Quelques années plus tard, Goltzius devait s'attacher au service des frères Marc et Guy Laurin, à Bruges, avec qui il entreprit de savantes recherches et de magnifiques publications numismatiques. Ses patrons témoignèrent une égale amitié à Ortelius.
Une autre rencontre devait avoir sur la vie d'Ortelius une influence plus grande encore. C'est en 1554, à Francfort, qu'il fit la connaissance de Gérard Mercator. Celui-ci venait de publier sa
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carte de l'Europe, carte qui avait été un véritable événement dans le monde scientifique du temps. Les rapports commerciaux établis entre les deux hommes se transformèrent vite en amitié. Mercator, mathématicien, eut tôt fait de communiquer son enthousiasme à son jeune émule. Pour Ortelius, la voie qu'il s'était tracée s'élargissait vers de nouvelles ambitions: l'enlumineur des cartes allait désormais s'attacher à les tracer, à les composer, à les grouper.
En 1560, en compagnie de Mercator, de Hogenberg, de Philippe Galle et de Jean Sadelaer, il visita Trèves et la Lorraine. À Poitiers, les voyageurs s'arrêtèrent devant la Pierre-Levée, monument druidique, et y gravèrent leurs noms. Pour Ortelius, c'est bien là, semblet-il, sa première signature de géographe. En effet, de retour à Anvers, il réunit ses observations, grave et signe sa première carte. N'est-ce pas en souvenir de ce voyage que les cartographes anversois se firent un honneur, pendant plusieurs années, d'aller inscrire leurs noms sur cette Pierre-Levée à la suite de leurs maîtres?
À cette époque, les grandes entreprises maritimes anversoises possédaient des bureaux d'études destinés à tracer la route des navigateurs, à prévoir les directions des vents et à évaluer les dangers de perte des navires. Les armateurs gardaient de grandes cartes, préparées en rouleaux, véritables itinéraires tracés. La lecture en était difficile, l'usage peu pratique.
Profiter des expériences acquises, grouper les divers itinéraires, ramener les cartes à une unité de projection, présenter ces documents sous un format maniable, les compléter à l'aide des dernières découvertes, en un mot, composer un atlas, tel sera le but d'Ortelius. Il réussira pleinement.
Le Theatrum orbis terrarum sortit de presse, le 20 mai 1570, imprimé aux frais de l'auteur, chez Gilles Coppens, à Anvers. L'ouvrage était dédié au roi Philippe II; il comptait 53 cartes. Ce livre, qui avait demandé plusieurs années d'un travail d'équipe intensif, répondait à un besoin public. Il connut, dès son apparition, un succès prodigieux. La première édition fut rapidement épuisée et, la même année, paraîssait une deuxième édition latine. En 1571, une troisième édition latine et une édition flamande; l'année suivante, une édition allemande et une édition française.
Mercator ne ménagea pas ses éloges à son confrère; les deux
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géographes, rivaux de gloire, étaient liés par une solide amitié. Ils étaient d'ailleurs d'un génie différent; le premier calculait les coordonnées, élaborait, organisait; le second assemblait les matériaux, les améliorait et les publiait avec grand soin. Ortelius n'eut pas seulement le mérite de populariser l'étude de la géographie, il suscita de nouvelles recherches et, grâce à lui, de nombreuses cartes furent levées et publiées. Le Theatrum eut une vogue qu'aucun livre contemporain n'a dépassée. Il connut 25 éditions du vivant de son auteur et le succès se continua, après sa mort, jusqu'en 1612.
L'ouvrage était d'un prix élevé, il coûtait 30 florins; et Max Rooses a pu écrire que l'atlas d'Ortelius était le livre le plus cher du xvie siècle.
La fortune vint récompenser le travail; et la maison d'Ortelius, embellie d'oeuvres d'art, s'ouvrit généreusement. Si le géographe aimait les voyages, il ne détestait pas les déménagements. Il avait abandonné sa maison du Lys, rue des Lombards, pour s'installer au Coeur d'Or, près de l'église Saint-André. En 1581, il acquit La Fleur de Lin, vaste immeuble rue de l'Hôpital. En 1592, il s'installa au Lion Rouge, communiquant avec le Laurier, rue du Couvent. Il pouvait maintenant s'accorder quelques loisirs dans ses études d'antiquaire et reprendre ses voyages. En 1575, ce furent les Pays-Bas; en 1577, l'Angleterre et l'Irlande; en 1578, l'Allemagne et l'Italie.
Ce qu'il avait récolté au cours de ses voyages parut sous les titres: Itinerarium per nonnullas Galliae Belgicae partes... (Plantin, Anvers, 1584) et Synonymia geographica... (Plantin, Anvers, 1578) qui, dans sa seconde édition, devint le Thesaurus geographicus... (Plantin, Anvers, 1596), précieux catalogue des noms de lieux cités par les anciens et mis en regard des noms modernes.
Arias Montanus, savant et pieux théologien, envoyé par Philippe II à Anvers pour y surveiller l'impression de la Bible Polyglotte chez Plantin, connut intimement Ortelius. Appréciant ses qualités et ses mérites et se portant garant de son orthodoxie, il lui fit obtenir le titre de Géographe du roi. C'est le duc d'Albe qui lui remit personnellement le glorieux brevet.
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Une grande renommée, une maison riche en curiosités, une aimable hospitalité et de longs voyages, avaient mis Ortelius en rapport avec la plupart des humanistes de son temps. Il voulut en garder des témoignages personnels et décida de tenir un Album de ses amis. ‘N'enfermez pas vos amis dans vos coeurs seulement, disait-il par la plume de Daniel Rogers. Les écrits sont plus fidèles; qu'ils gardent les noms gravés et les traités garantis par les signatures’.
L'Album Amicorum d'Ortelius se présente sous la forme d'un petit livre de 16 cm de haut et de 11 cm de large. Il a souffert; les bords des pages ont été rognés et plusieurs feuillets ont été arrachés. La table qui se trouve à la fin du volume indique 128 feuillets dont il ne reste que 125.
Les premières adresses portent la date de 1574; l'index a été terminé le 26 janvier 1596.
On y trouve les plus grands noms du siècle: Juste Lipse, Christophe Plantin, Gérard Mercator, Philippe Marnix de Sainte-Aldegonde...
De nombreuses pages ont été écrites à Anvers, à l'occasion probablement d'une visite chez Ortelius. François de Maulde précise que son texte fut rédigé ‘dans la boutique de Christophe Plantin’. Mais Ortelius emportait son Album avec lui et ses voyages le firent passer par Londres et Rome, Leyde et Ferrare, Linz et Francfort-sur-le-Main. Lorsqu'il ne pouvait rencontrer son correspondant, Ortelius lui envoyait son Album et lui demandait de rédiger une adresse. Jean Crato de Graftheim écrivit son poème ‘à Breslau, dans sa chambre et sur son lit.’
Quelques noms s'y trouvent deux fois, tels que Jean Crato de Graftheim, Daniel Rogers, Pierre Heyns et Daniel Engelhard. Certains textes ont été rédigés par Ortelius lui-même en l'honneur d'amis vivants: François Hogenberg, ou morts: Pierre Brueghel, Corneille de Schryver.
Les nombreux amis du savant géographe lui laissèrent leurs souvenirs, les uns en s'exprimant par une formule de politesse, les autres, par un dessin, une anagramme ou un poème. Nous n'y trouverons pas des secrets d'État, mais les historiens qui connaissent l'intérêt d'un autographe authentique ou la valeur d'un témoignage
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sincère pourront en retirer quelques profits et peut-être y recueillir d'utiles renseignements.
C'est bien en connaissance de cause que le Congrès international des Sciences Historiques, tenu à Varsovie en 1933, souhaitait, par la voix autorisée de M. Raymond Lebègue, de voir publier tous les ‘album amicorum’ des humanistes. Celui d'Ortelius compte parmi les plus beaux et les plus riches.
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Qui feuillettera distraitement l'Album croira n'y trouver que des compliments. Et assurément, beaucoup de textes sont de simples hommages dont quelques-uns ont de l'éclat. Tel est l'étonnant poème - inédit - de Jean Douza de Leyde, vivant tableau de la géographie telle que le Theatrum l'a révélée au monde: ‘Jusqu'où enlèves-tu celui qui est plein de toi, Abraham, en quel désert, en quelles mers, quelles montagnes, quelles forêts?’...
Nicolas de Rhedinger de Breslau écrit: ‘L'Espagnol se vante aujourd'hui d'avoir découvert un monde. Cela n'est rien, Ortelius, à côté du rayon qui vient de toi, car tu joins sur une même carte le vieux et le nouveau monde et l'un et l'autre sont neufs pour ton génie. Ainsi donc si nous appelons la Nature mère de l'Univers, qui nierait, Ortelius, que tu en sois le père?’
Mais voici qui nous avertit de sortir du domaine purement géographique. Guillaume Charke, tout en rendant gloire au savant, lui propose un thème de méditation: ‘Si Abraham Ortelius s'est acquis une grande louange par sa célèbre description de l'univers entier, s'il a apporté à ceux qui, chez eux et à l'abri, parcourent le monde des yeux un indicible plaisir et leur a rendu un grand service, quelles doivent être et combien inexplicables la puissance et la sagesse du grand Dieu qui a créé ces choses de rien, sans outils, par la seule présence de sa parole, et qui les conserve; et quels doivent être envers un tel Dieu, si sage et si puissant, l'amour et la soumission des hommes qui jouissent du monde.’ Or Charke était un des chefs du parti puritain en Angleterre. Ce qu'il affirme ici, c'est une doctrine. Et c'est bien une doctrine qui se lit dans les pages apparemment décousues de l'Album Amicorum.
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Écoutons l'appel d'un grand seigneur: Marnix de Sainte-Aldegonde, qui a trente-neuf ans lorsqu'il date son adresse d'Anvers, le 7 mars 1579: ‘Père magnanime, penche ton oreille vers mes prières et ne méprise pas les paroles de ton suppliant, ne détourne pas ton visage d'un voyageur en larmes, car c'est un voyageur que je suis sur cette terre; ni moi, ni mes parents, n'avons ici de résidence fixe; mais chaque jour nous sommes tourmentés et nous traversons les troubles ennuis d'une vie brève. En vérité, c'est ainsi: tous les hommes sont vanité et langage mensonger. Écoute ma prière: veuille comprendre mes cris et, Seigneur, avoir égard à ma voix. Je suis pour toi un étranger dans la vallée terrestre et un pèlerin comme tous mes aïeux. Pour aller à toi, sortons du camp en portant Son opprobre. Car nous n'avons pas ici-bas de cité permanente mais nous cherchons celle qui est à venir’.
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Nous sommes bien loin ici de l'enthousiasme des années 1510, quand Érasme préparait l'Éloge de la Folie et que More rêvait la constitution du pays de Nulle-Part. Les orages politiques ont enseigné que le bonheur est dans le ‘Vis caché!’ Tout l'Album Amicorum parle de ce reploiement, de sagesse, de recours à la vie intérieure. Cela concerne même la vie religieuse. Dans chaque pays, la foi qui n'est pas celle du prince est persécutée. Les dissidents qui veulent vivre en paix recourent au silence.
Cette attitude devant la vie, nous la suivons page à page, jour après jour. Lucas Cope, de Savoie, engage Ortelius à ne pas se laisser exalter par le fracas d'une fortune opulente: ‘Le courage est une chose stable: c'est le seul flot sur lequel tu vogueras en sécurité.’ Marc Laurin, qui a dû fuir sa maison et assister à la dispersion de ses collections, se souvient de sa devise: ‘Le courage dans la difficulté’; et son frère Guy, bourgmestre du Franc à Bruges, mort en exil, écrit: ‘Le temps fait tomber les présents de la fortune et les grandes richesses; la beauté charmante des jeunes gens périt. Mais la vertu demeure intacte, échappant à tous les écroulements, à l'abri des embûches du sort. Le foudre éternel de Jupiter brise
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dans nos mains nos armes et les récompenses laurées chères aux grands hommes.’
André Dudith, conseiller de Maximilien II, évêque de Tina en Dalmatie, devenu ouvertement protestant à la fin de sa vie et auteur d'une Epistola de haereticis non persequendis, suggère à son ami: ‘Vis caché. Qui a bien caché sa vie a bien vécu; et celui qui est trop connu de tous meurt sans se connaître lui-même.’
‘Tu espères que la faveur des rois te fera monter haut. Mais ils sont souvent impuissants à aider et eux-mêmes et les autres. Ainsi qu'un autre se fie à toutes ces choses. Toi, suis le bon conseil que te donne l'Emmanuel; continue à te fier à Dieu. Si tu l'as avec toi, si tu mets en lui ton espérance, tu peux vivre plus ferme qu'un roi d'Ausonie.’ Tel est le conseil que donne Emmanuel van Meteren, cousin d'Ortelius.
‘Et si les choses vont mal, le mal n'est pas éternel, comme le dit un vieux dicton, écrit Corneille Brinctus d'Amersford, les choses humaines sont inconstantes. Ainsi donc si aujourd'hui nous souffrons une peine et de grandes douleurs, faudra-t-il toujours les souffrir?’
Cette attitude courageuse, devant la vie, Lazare Henckel de Donnersmarck, financier et conseiller de l'empereur Ferdinand III, les résume en ces simples mots: ‘Prier, travailler, espérer.’
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Un point ici doit être souligné. Les attaches familiales et les relations amicales qui liaient Ortelius avec les réformés sont bien établies. S'il en était besoin, son Album Amicorum en offrirait une preuve supplémentaire. Or, le roi Philippe II lui confère, en 1573, le titre de géographe royal. Cet honneur et cette garantie, Ortelius les dut à des amis très sûrs - Arias Montanus, Jean Moflin - qui, à la cour, répondirent de son orthodoxie.
Christophe Plantin, qui reçut, lui aussi, le titre de typographe royal et dont l'orthodoxie ne fut jamais mise en doute, appartenait cependant à une secte de réformés qui avait nom ‘Famille de Charité’. Nous connaissons peu de choses - et pour cause - sur la doctrine et les buts de cette secte. Le danger, pour nous, consisterait à employer une même dénomination pour désigner des réalités différentes. Un réformé du xvie siècle n'est pas un pro- | |
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testant de nos jours. Mais il n'est pas téméraire d'assurer qu'Ortelius participait au mouvement de la Réforme. L'examen de l'Album nous permet de relever quelques détails intéressants.
Le géographe avait choisi pour symbole le monogramme de la Paix Chrétienne; celui-ci est utilisé également par Pierre et Zacharie Heyns, Nicolas Rockox et Marc Geerarts, personnalités du milieu réformé ou tout au moins sympathisantes. Sur le feuillet de Geerarts, le monogramme prend un sens précis et clair. En effet, la colombe, posée sur une pierre où se lit le monogramme, combat victorieusement un serpent enroulé autour d'un globe surmonté de la croix romaine. S'il est téméraire de tirer de ce choix de symboles de hâtives conclusions, il nous a paru utile de relever des détails qui, encore obscurs pour nous, avaient une signification limpide pour les hommes du xvie siècle.
Il est d'autres symboles, rébus, jeux de mots et anagrammes; puissent-ils servir à éclairer quelques problèmes chers aux humanistes.
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L'Album Amicorum d'Ortelius contient également des pages entièrement décorées. À qui devons-nous attribuer ces ornements inspirés des grammaires romanistes? Plusieurs noms, sans que nous puissions mieux les départager, se proposent ici: Jérôme Cock, Pierre Huys, Pierre van der Borcht ou Godefroid Ballain, ce dernier dessina de nombreux frontispices pour Plantin; ou encore Clément Perret, bon ornemaniste du temps, qui signe précisément le feuillet 33 vo de l'Album.
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Les amis, réunis par Ortelius, sont au nombre de cent trentequatre; trois d'entre eux nous sont restés inconnus. Pour les autres, nous avons rédigé une notice qui est abondante à l'inverse de leur notoriété. Si nous ne consacrons que deux lignes à Plantin et à Juste Lipse, nous présentons tous les détails que nous avons pu recueillir sur des personnages tels que Aquanus, Barvicius, Plancius et quelques autres.
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L'édition de ce manuscrit est due à un travail collectif. Elle n'aurait pu être entreprise sans les traductions et les conseils de Mme Marie Delcourt. Quant aux amis, qui nous ont donné de précieux renseignements, qu'ils veuillent bien considérer leur nom sur la page de titre de cet ouvrage comme le signe de notre reconnaissance. |
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