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cette matière se range au niveau des cerveaux les moins éveillés, s'abaisse aux formes les plus inférieures de la compréhension.
Succès oblige, dit-on. Nous dirons, nous, que cet art, qui le premier, a dû s'appuyer sur l'argent, périra par l'argent, s'il ne se déprend pas de son tyrannique protecteur. Si le cinématographe ne peut plus être qu'une machine à faire des bénéfices, il devra toujours descendre vers le goût le plus vulgaire. Des lois néfastes le régissent déjà et nous connaissons cette triste ‘standarisation’ de la production par laquelle certains rêvent de discipliner le film. Demain, toute innovation semblera un péril et toute valeur exceptionnelle sera ce défi que semble toujours porter à la médiocrité, le génie ou le progrès.
Dès maintenant, le cinématographe, grandiose mécanique mondiale, est devenu plus fort que l'esprit humain qui le créa; et l'esprit créateur, l'esprit d'évolution est entraíné dans la routine de ses rouages. C'est en ce sens que nous pouvons dire que le cinématographe, réel et non idéal, celui que nous subissons et non celui que nous désirons, se dresse contre l'esprit.
Un art placé par sa nature dans une situation si particulière ne pouvait manquer de courir les plus grands dangers. Il les rencontre aujourd'hui et ce n'est pas par goût du paradoxe que nous sommes fondés à nous demander si le Cinématographe, après une brève adolescence, ne va pas mourir bientôt.
Nous arrivons à un moment décisif de l'histoire du Cinéma. Déjà les principales dates de cette histoire apparaissent:
1898 - Première projection publique du ciné-matographe. Jusqu'en 1908, essais merveilleux, découverts par l'homme des qualités de cette machine mais parfaitement utiles à la cause de l'art du film, puisqu'ils n'avaient pour intention que de montrer des formes en mouvement.
1907 - Premières erreurs. Fondation du Film d'Art. Sarah Bernhardt, Mounet Sully, récitent d'inutiles alexandrins devant un objectif sonore, mais, hélas, point aveugle et qui enregistrait la noble gesticulation de ces acteurs comme l'oeil d'un humoriste.
De 1907 à 1914 - les films (d'art) se multi-plient et voilà que l'on s'éloigne en même temps de tout ce qui peut être l'art cinématographique. On demande au théâtre et à la littérature leurs lois et leurs thèmes. A travers toutes ces erreurs les progrès du cinéma continuent malgré tout mais qui peut prévoir à cette époque l'oeuvre formidable qui va surgir?
C'est de 1915 à 1920 que l'art des images trouve pour la première fois sa forme complète. Aux Etats-Unis d'abord, en Suède peu après, en Allemagne enfin. Nous sommes assez éloignés de cette époque aujourd'hui pour la comparer sans craindre l'erreur à une sorte de Renaissance. Tout ce que l'on a fait depuis ce temps est directement inspiré de ce qui fut fait alors. Le style Forfaiture règne. Nous découvrons l'analyse par l'objectif. Il faudra attendre jusqu'en 1923 pour qu'apparaisse le style Opinion publique où nous trouvons simultanément la vertu de la synthèse et les premières notes justes de l'expression psychologique à l'écran.
Depuis 1923, aucun progrès notables. Les formules sont reprises comme les sujets. Les innovations techniques ne parviennent pas à dissimuler la pauvreté de l'inspiration. On piétine. On croit renouveler l'art en refaisant un film déjà tourné, mais en dépensant dix fois plus d'argent dans la seconde version qu'il n'en avait été dépensé dans la première. Lassitude du public. Inquiétude des artisans. Mais les grands producteurs, propriétaires du monde des images, ne sont pas hommes à se décourager pour si peu. Ils prennent une décision énergique: ‘Ce mode de spectacle ne plait plus? Passons à un autre!’ - Et un matin, M. Lasky débarque en Europe et, souriant, nous annonce la fin du Cinéma, et l'avènement du Film parlant. Précisons: ce n'est pas son cinéma qu'il porte en terre, c'est le nôtre, celui que nous aimions depuis 1915 et sur lequel nous avions placé tant d'espoir. Son cinéma, c'est le commerce du film et celui-là ne semble pas être en danger. Le nôtre, c'est autre chose.
Marcel Proust se demandait si ‘la musique n'était pas la forme unique de ce qu'aurait pu être la communication des âmes - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées.’ Remplaçons dans cette phrase le mot musique par le mot cinéma en nous comprendrons mieux ce que pouvait être pour nous l'art du film. Non seulement un art, mais aussi un moyen d'expression universel, une alchimie des images.
Ce moyen d'expression, les formes d'art qui en pouvaient naître, tout ce qui est pour nous le cinéma, disparaîtra si, demain, les images silencieuses ne continuent pas d'exister à côté des images parlantes. Que nous restera-t-il?
Il est toujours fâcheux d'être amené à prendre position publiquement contre un progrès. Thiers reste écrasé sous la locomotive dont il contesta les vertues naissantes. Aussi devons-nous prendre nos précautions et nous répéter. Ce n'est pas l'invention du film parlant qui nous effraie, c'est la déplorable utilisation que ne manqueront pas d'en faire nos industriels.
Le film parlant ou, plus exactement, le synchronisme dans la reproduction des images et des