Le réalisateur, lui, ne possède que de piètres instruments de lutte. Sa volonté d'artiste est constamment brimée. II est esclave. Et j'ajouterai même cette vérité cruelle, qu'il est esclave et presque heureux de l'être. Quand il ne l'est pas c'est qu'il ne travaille pas, qu'il ne peut manier les expressions et la lumière, sonder les mystères de l'objectif et des prismes, posséder matériellement l'image.
Qui d'entre nous, réalisateurs au pur idéal, ne donnerait un peu de cet idéal même pour mieux s'appropier la connaissance du cinéma et saisir dans sa technique la vérité de son esprit. Esclave, le réalisateur cinégraphique l'est. On ne lui donne l'argent nécessaire à l'élaboration de son travail que contre une profession de foi de dépendance au goût du public, et pour mieux servir son dieu, pour en connaitre la volonté, il préfère abjurer. Ces dernières années j'ai eu bien souvent cet exemple tragique, de jeunes venant à moi pleins d'ardeur, d'espoirs, d'idées originales, d' activité novatrice, sombrant comme nous tous dans la production courante.
Le secret de cet esclavage: l'étau économique. Un musicien écrit une symphonie ou une oeuvre lyrique. Un écrivain compose un poème, un roman ou une pièce de théâtre. Un peintre est touché par une couleur, par un jeu de lumière. Que faut-il à ces artistes pour réaliser l'oeuvre qu'ils ont conçue: du papier, de l'encre, une toilet des couleurs.
Pour créer ces images, il faut un arsenal d'instruments coûteux. Combien peu de mécènes ont dit aux artistes: réalisez votre inspiration en dehors de tout souci. Et les cinéastes restent sous le joug, impuissants, escomptant l'évolution apportée par les années qui passent pour atteindre la terre promise de leurs rêves, la terre promise où les verbes penser, sentir, équivaudront, pour celui qui en aura le don, au verbe créer.
Un art ne grandit pourtant qu'en proportion du cerveau et des tendances des artistes qui cherchent à s'exprimer librement en lui. Or, jusqu'à présent les réalisateurs de films ont dû s'exprimer sur commande et non s'exprimer tout simplement. Lasupériorité des études altruistes sur les réalisations matérielles est donc incontestable.
Je répète à tout instant ces mots ‘visuel, visuellement, vue, oeil’. Or, il existe un fait contradictoire. Si de par sa technique le cinéma est uniquement visuel, il se trouve que de par son esthétique morale, il dêdaigne ce qui est purement visuel: l'image, pour ne s'attacher qu'à reproduire des expressions où l'image tient peut-être une place, mais non la plus importante.
Par exemple le cinéma enregistre des clichés photographiques, non pour émouvoir ‘visuellement’ mais pour raconter ou embellir des anecdotes qui n ont pas été essentiellement créées pour être vues, mais pour être lues ou entendues. Au lieu de s'attacher à la valeur de l'image et à ses rythmes, les oeuvres actuelles s'attachent à l'action dramatique. Entre dialogue muet ou musique de silence il y a un monde.
Un vrai film ne doit pas pouvoir se raconter puisqu'il doit puiser son principe actif et émotif dans des images faites d'uniques vibrations visuelles. Raconte-t-on un tableau? Raconte-t-on une sculpture? Certes pas. On ne peut évoquer que l'impression et l'émotion qu'elles dégagent.
Les oeuvres de l'écran, pour être dignes du sens profond du cinéma, ne devraient pas non plus tenir dans un récit, la puissance de l'image devant seule agir et primer toute autre qualité. Dans l'élaboration d'un film, on prône d'abord l'histoire et l'on place en second plan l'image, c'est-à-dire que l'on préfère le théâtre au cinéma. Quand le rapport sera renversé, le cinéma commencera dès lors à vivre selon sa propre signification. Lutte de l'image prise au sens profond de son orchestration, contre la littérature.
Tout le problème du cinéma est dans ce mot ‘visualisation’.
Je ne vous paraîtrai donc pas paradoxale en vous disant:
L'avenir est au film qui ne pourra se raconter, et je m'explique.
Le choc visuel est éphémère, c'est une imprespression que l'on reçoit et qui suggère mille pensèes. Choc analogue à celui que provoque une harmonie musicale.
Le cinéma peut certes raconter une histoire, mais il ne faut pas oublier que l'histoire n'est rien. L'histoire c'est une surface.
Le septième art, celui de l'écran, c'est la profondeur rendue sensible, qui s'étend au-dessous de cette surface, c'est l'insaisissable musical.
Film anecdotique ou film abstrait, le problème est le même. Toucher la sensibilité par la vue et donner, comme je l'ai déjà dit, la prédominance à l'image en écartant ce qui ne peut être exprimé par elle seule. Or, l'image peut être aussi complexe qu'une orchestration puisqu'elle peut se composer de mouvements combinés d'expression et de lumière.
Cinéma visuel, ces deux mots accouplés semblent un pléonasme. Plus tard peut-être, maintenant non...Le cinéma à l'heure actuelle est anti-visuel. Rendons-le visuel et sincère. C'est toute la première grande réforme à tenter.
DE FOTOGRAFIE VAN GERMAINE DULAC OP DEN OMSLAG IS VAN F. LOWY, PARIS