Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1972
(1972)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Les formes de la satire chez Voltaire.Voltaire, génie satirique: la formule paraît aller de soi. Et Musset ne lui a-t-il pas donné valeur de symbole en l'assimilant au rire sardonique et pervers d'un vieillard incapable d'amour et d'élan? ‘Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encore sur tes os décharnés?’
Mais déjà Flaubert protestait contre cette méchante et facile imagerie romantique. Il s'exclamait: ‘Cet homme-là me semble ardent, convaincu, superbe... Toute son intelligence était une machine de guerre. Et ce qui me le fait chérir, c'est le dégoût que m'inspirent les voltairiens, des gens qui rient sur les grandes choses. Est-ce qu'il riait, lui? Il grinçait.’ Ce qui prouve, soit dit en passant, que le pharmacien Homais n'est nullement la caricature de Voltaire, mais celle de ses ineptes suiveurs. Par réaction, la critique contemporaine semble vouloir réduire au minimum, faut de pouvoir les supprimer, la part du comique et d'humour, le goût pour la raillerie sacrilège, l'irrépressible volonté de dérision qui forment quelquesunes des composantes essentielles du génie voltairien. On lit, dans un récent ouvrage sur Le siècle des lumières (par J.M. Goulemot, M. Launay et G. Mailhos, Ed. du Seuil, Paris, 1968, p. 83), cette formule significative du désir de déceler, en Voltaire, un esprit sérieux (comme si les humoristes n'étaient pas les gens les plus sérieux du monde!): ‘L'amusement et l'ironie sont des masques; quand il boufonne, il est au bord de l'émotion’. Pourquoi faut-il qu'on veuille toujours enfermer Voltaire dans une définition unique et simple? pourquoi ne repousse-t-on le jugement cruel de Madame de Staël (‘Candide semble écrit par un être d'une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n'a rien de commun?’ (De l'Allemagne, IIIe Partie, chap. 4, Du persiflageGa naar eind1. introduit par un certain nombre de philosophes), que pour transformer l'auteur de L'Ingénu en une sorte de Jean-Paul Sartre de l'âge des Lumières? | |
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Encore faudrait-il, au préalable, que l'on s'accordât sur le sens qu'il convient de donner au mot ‘satire’, ainsi qu'au genre littéraire qu'il représente. Une grande confusion semble régner dans ce domaine et les avis des spécialistes s'opposent, bien plus qu'ils ne se complètent. Pour M.H. Abrams, auteur d'un Glossary of literary terms qui fait autorité dans l'Université américaine, ‘Satire is the literary art of diminishing a subject by making it ridiculous and evoking towards it attitudes of amusement, contempt, or scorn’, définition qui paraît convenir bien mieux à la parodie et au burlesque, et qui se concilie péniblement avec ce qui est dit plus loin, dans le même article, de la satire horatienne, ‘(which) undertakes to evoke a smile at the foibles of men’, et où l'auteur parle ‘in the character of an urbane and tolerant man of the world who is moved to amusement rather than indignation at the spectacle of human folly - sometimes including his own’. Comment admettre, dans ces conditions, que la satire ‘uses laughter as a weapon, and against a butt outside the work itself’? L'insistance sur l'aspect comique conduit notre théoricien jusqu'à déclarer que ‘the distinction between the comic and the satiric is a sharp one only at its extreme’. M. Abrams corrige d'ailleurs sa définition sur un point essentiel lorsqu'il remarque que la satire ‘has usually been justified by those who practice it as a corrective of human vice and folly. As such, its aim has been to ridicule the failing rather than the individual, and to limit its ridicule to corrigible faults, excluding those for which a man is not responsible’, ce qui nous semble une nouvelle généralisation contre laquelle bon nombre d'oeuvres satiriques semblent s'inscrire en faux. N'est-ce pas Martínez de la Rosa qui écrivait que ‘la satira, maligna en aparencia,
sana de corazón, persigue el vicio
por vengar la virtud y la inocencia’,
mettant ainsi l'accent sur la finalité morale et didactique, sans aucune restriction, et faisant fi des aspects comiques du genre. Il faudrait distinguer d'ailleurs, avec plus de rigueur qu'on ne le fait d'ordinaire, la satire en tant que genre litéraire, et l'esprit satirique qui s'exprime de multiples façons et à travers des genres très variés. | |
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La satire au sens strict du mot, en d'autres termes la satire en vers, est un genre spécifiquement latin, ainsi que l'affirmait fièrement Quintilien (‘satura quidem tota nostra est’). Du pêle-mêle qu'elle était à l'origine (‘farrago’), elle a évolué avec Lucilius dans le sens du ridicule et de la censure, l'intention polémique et l'intention comique restant étroitement associéesGa naar eind2.. On notera que l'opposition des théoriciens se situe, avant tout, sur le point de la prépondérance à accorder à l'un ou à l'autre de ces éléments. C'est en vain qu'on tenterait de dégager une doctrine en cette matière hautement controversée, et les affirmations les plus contradictoires accroissent la perplexité de celui qui cherche à voir clair dans le problème. Pour Witke, la satire se caractérise par son utilité (usefulness). Son objet est d'instruire plutôt que d'amuser, ce qui la différencie radicalement de la comédie. Le satirique est un écrivain soucieux d'éthique pratique, résolument installé dans la vie quotidienne, qui stigmatise les erreurs et les défauts de ses contemporains, fouaille leurs ridicules, et déplore la perte de l'âge d'or. La préoccupation esthétique est négligeable dans ce genre fonctionnel et pragmatique, où le rire lui-même est un facteur secondaire, parce que médiat. Maria Tronskaja dit presque exactement l'inverse. Se fondant sur l'avis de l'Américain Worcester et du Soviétique Jakov Elsberg, elle accorde au rire un caractère prédominant sur la fonction didactique. Assez curieusement, elle fait siennes les considérations de caractère idéaliste exposées par Schiller dans Ueber naive und sentimentalische Dichtung: ‘Satirisch ist der Dichter wenn er den Widerspruch der Wirklichkeit mit dem Ideale zu seinem Gegenstande macht... In der Satire wird die Wirklichkeit als Mangel dem Ideal als der höchsten Realität gegenübergestellt.’ Dès lors, elle inclut dans l'inspiration satirique un nombre impressionnant d'oeuvres en prose, romans, récits, fables, esquisses, parodies, etc. L'excellent spécialiste de la satire latine qu'est C.A. Van Rooy présente une définition souple et nuancée, qui acueille des oeuvres fort diverses dans leur intention et dans leurs procédés: ‘Latin satire is a poem in which prevalent follies or vices, or individuals or groups as guilty of such, are assailed with ridicule or censure, or by the mixing of jest with earnestness [mélange appelé en grec | |
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spoudogéloïon], with or without an element of moral exhortation towards the improvement of society’ (p. 93). On remarque la prudence du théoricien, soucieux de n'exclure aucune forme de satire, encore qu'il admette un peu plus loin que, Perse mis à part, la fonction exhortative est beaucoup plus rare que la forme strictement négative et critique. Russell et Brown ont préféré renoncer à toute définition, en se bornant à constater que la critique et l'humour se conjuguent, mais que l'un d'eux peut fort bien être absent (ce qui nous semble très contestable). Cette absence de rigueur doctrinale leur permet d'inclure Euripide et Molière, Donne et Corbière, Erasme et La Rochefoucauld, mais la notion de satire s'y dissout entièrement, pour se réduire à une vague forme critique opérant par la voie de la fiction. Les auteurs de la Critical Anthology concèdent d'ailleurs de bon gré que la satire, dans cette perspective, devient un genre second, une simple variante des genres consacrés. Plus prudent à certains égards, et plus aventureux à d'autres, Gilbert Highet a préféré ne pas définir la satire, quitte à y établir ensuite des catégories formelles (il y distingue, pour sa part, monologue, parodie, et narration déformante). Sous sa plume alerte et brillante, le genre satirique finit par recouvrir l'ensemble de la littérature critique (ou de démystification), incluant ainsi les romans picaresques, mais aussi Animal Farm, Bouvard et Pécuchet, ou tels passages humoristiques d'A la recherche du temps perdu. Renonçant à toute velléité de définition, le critique se condamne du même coup à voir son objet se diluer dans le vaste ensemble de la littérature non-héroïque ou antihéroïque (pour reprendre l'excellente distinction établie par Aristote dans sa Poétique). En revanche, mieux que tous ses prédécesseurs, Highet a noté une différence essentielle entre le rire de la satire et le pur rire comique: c'est que le premier pourrait être atroce s'il le voulait, mais qu'il se refuse à aller jusqu'au bout de sa logique intérieure. Candide est une oeuvre terrible, mais que le rire sauve du dësespoir complet. | |
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La constatation que s'impose à l'issue de cet examen général est que, dès le moment où disparaissent les critères formels (d'ailleurs très imprécis) qui permettaient de cerner la satire latine et ses survivances traditionnelles, le genre satirique ne peut être circonscrit que par des critères d'ordre psychologique et conceptuel, par la tonalité de l'oeuvre et par l'attitude de son auteur. A la différence du sonnet, du drame, du roman ou du conte, la satire n'appartient plus au répertoire des ‘formes simples’ (einfache Formen) analysées par André Jolles: elle constitue un ensemble déterminé par une intentionalité, et qui puise ses éléments dans les genres les plus variés, qu'elle recoupe en quelque sorte selon un axe particulier.
Si l'on admet qu'une définition préalable est méthodologiquement indispensable, nous dirons pour notre part que toute oeuvre satirique présuppose une double condition: d'abord, que l'auteur prenne plaisir à fustiger autrui (ce qui revient à dire que cette censure constitue pour lui un divertissement intellectuel, un motif de délectation intime, lié à une forme d'agressivité canalisée par l'ironie, qui le protège du didactisme et de l'autosatisfaction pharisaïque); ensuite, que cette censure relève d'une vision du monde et de l'homme (qui peut d'ailleurs aussi bien être conservatrice que révolutionnaire), en regard de laquelle le comportement décrit et dénoncé apparaît comme une anomalie ou comme une aberration que la dérision stigmatisera plus efficacement que l'indignation. On voit dans quelle large mesure Voltaire répond à ce double critère, à la fois par son ‘impétuosité’ (si finement mise en valeur par Delattre) et par le soubassement philosophique et moral auquel toute son oeuvre se réfère, explicitement ou non. Le rôle primordial de la fonction critique assignée par Voltaire à son oeuvre littéraire est notoire et indiscutable, au point que l'adjectif voltairien est passé dans la langue avec la nuance de ‘scepticisme railleur’ (Dictionnaire Robert). Mais Rousseau, lui aussi, se voulait le critique de son temps et l'instituteur des moeurs. La différence est qu'il pratique | |
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une méthode toute différente, fondée sur l'éloquence, l'indignation, la véhémence ou la persuasion émotive. L'ironie n'est pas son fait, et le sens de l'humour n'apparaît qu'à de rares moments de détente et lorsqu'il est capable de se détacher un instant de lui-mêmeGa naar eind3.. Diderot, lui aussi, est trop passionné, trop spontané pour pratiquer la satire traditionnelle, à la manière de Perse, d'Horace ou de Juvénal, et il fera éclater les cadres du genre dans la brève Satyre première comme dans la Satyre seconde, mieux connue sous le nom du Neveu de Rameau. S'il fallait faire la part, dans l'oeuvre de Voltaire, de tout ce qui relève de l'esprit satirique, une bonne moitié à coup sûr devrait être retenue, allant de La Pucelle, c'est-à-dire de l'épopée héroï-comique, jusqu'à la correspondance et aux facéties. Nous procéderons donc par étapes, en partant de la satire proprement dite, pour aborder ensuite les formes variées et nouvelles que va prendre, au fil des années, l'esprit qui l'anime, et l'extension constante de son champ d'application.
Au sens traditionnel et restrictif du terme, la satire en vers avait été portée en France à un haut degré de maîtrise par Mathurin Régnier et par Boileau. L'un et l'autre avaient exploité au maximum les ‘lieux communs’ du genre, en l'occurrence la peinture des moeurs, le tableau de genre, la critique littéraire et l' admonestation morale. Les conditions historiques de l'époque ne leur permettaient plus d'inclure dans leur thématique les grands sujets de la polémique religieuse et politique du XVIe siècle. A la farouche indignation d'un Agrippa d'Aubigné, à la véhémence fougueuse des Tragiques, succèdent la cocasserie et le pittoresque du Repas ridicule ou des Embarras de Paris, les pointes personnelles contre Cotin, Pradon, Quinault et quelques autres victimes de choix. Voltaire, qui se voulair l'élève et le continuateur des auteurs du ‘grand siècle’, ne manquera pas de perpétuer cette tradition, et celà dès le début de sa carrière. Il a vingt ans, à peine, lorsqu'il se jette dans la Querelle des Anciens et des Modernes, en lançant contre Houdart de la Motte la satire du Bourbier (1714). Curieuse pièce que | |
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celle-là, et qui mérite de retenir d'emblée l'attention. Sous la fiction d'un voyage au Parnasse, l'auteur dénonce les grenouilles de la montagne poétique, les ennemis du grand Homère, les faux poètes qui croupissent dans ‘le noir bourbier d'infecte profondeur’: ‘ ..... chansonniers, faiseurs d'odes,
Rogues corneurs de leurs vers incommodes,
Peintres, abbés, brocanteurs, jetonniers,
D'un vil café superbes casaniers,
Où tous les jours, contre Rome et la Grèce,
De maldisants se tient bureau d'adresse.’
De toute évidence, cette satire littéraire se réclame de Boileau, et par là d'Horace (‘le harpeur ami de Mécenas’, v.9). Elle ne comporte aucune incidence philosophique, aucune idée d'engagement (si ce n'est sur le plan littéraire). Au contraire, pourrait-on dire, puisque Voltaire y raille, non seulement Houdart, mais aussi ‘le tiers état auteur, dudit Houdart unique admirateur’. Enfin, on retiendra, au milieu de cette satire, un curieux pastiche en style pseudo-médiéval, ancêtre du ‘style troubadour’: ‘Adonc, amis, si quand ferez voyage
Vous abordez la poétique plage,
Et que La Motte ayez désir de voir,
Retenez bien qu'illec est son mansir.’
Le contraste est saisissant avec la satire Le Pauvre Diable, écrite - il est vrai - près d'un demi-siècle plus tard (1758). Entretemps, l'écrivain a renouvelé sa manière, recourant à des modes d'expression aussi variés que le conte, le dialogue, la facétie. Dans ce pseudo-dialogue en vers entre l'auteur et un ‘pauvre diable’ à la recherche d'un métier, la satire littéraire s'accompagne d'intentions polémiques plus personnalles et plus âpres. On connaît le schéma: un malheureux sans situation a cru trouver un débouché à l'armée, dans la magistrature, au monastère, et enfin dans l'état littéraire. Dans cette courbe, la satire suit une progression ascendante: anodine pour les militaires, elle égra- | |
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tigne la magistrature (‘Allez juger: êtes-vous riche? - Non ... Quoi, point d'argent, et de l'ambition! Pauvre imprudent! apprends qu'en ce royaume tous les honneurs sont fondés sur le bien’), se fait cruelle pour le moine (‘animal inutile, malin, gourmand, saltimbanque indocile, qui gâte tout et vit à nos dépens’), mais elle culmine dans la peinture de la prostitution morale qui sévit dans les milieux d'écrivains brocardés par notre poète. Voltaire exécute sommairement ses ennemis littéraires, qui sont dans certains cas aussi des adversaires idéologiques. La violence atteint du coup à des proportions insolites dans la satire traditionnelle ‘Je m'accostai d'un homme à lourde mine,
Qui sur plume a fondé sa cuisine,
Grand écumeur des bourbiers d'Hélicon,
De Loyola chassé pour ses fredaines,
Vermisseau né du cul de Desfontaines,
Digne en tous sens de son extraction,
Lâche Zoīle, autrefois laid giton:
Cet animal se nommait Jean Fréron.’
Il montre plus d'égards pour le chef de file du parti dévot, Le Franc de Pompignan, et se contente de la couvrir de ridicule, sous le couvert de l'épigramme et du calembour: ‘ .... Votre dur cas me touche:
Tenez, prenez mes cantiques sacrés;
Sacrés ils sont, car personne n'y touche;
Avec le temps un jour vous les vendrez.’
Mais Voltaire n'est pas moins féroce dans ses animosités purement littéraires: Trublet a beau être le disciple respectueux de Fontenelle, son zèle pour les ‘modernes’ lui vaudra de passer dans la trappe: ‘Il entassait adage sur adage;
Il compilait, compilait, compilait;
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu'il avait jadis entendu dire,
Et nous lassait sans jamais se lasser.
Il me choisit pour l'aider à penser.’
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De degré en degré, le pauvre diable va tomber chez les convulsionnaires de St. Médard, ces jansénistes avilis par le délire prophétique, et ce sera l'occasion de régler un vieux compte avec le journaliste des Nouvelles Ecclésiastiques, Abraham Chaumeix, dont Voltaire trace un portrait inoubliable de méchanceté, mi-Tartuffe, mi-dom Basile: ‘Persécuteur, délateur, espion;
Chez les dévots je forme des cabales:
Je cours, j'écris, j'invente des scandales,
Pour les combattre, et pour me faire un nom,
Pieusement semant la zizanie,
Et l'arrosant d'un peu de calomnie.
Imite-moi, mon art est assez bon;
Suis, comme moi, les méchants à la piste;
Crie à l'impie, à l'athée, au déiste,
Au géomètre; et surtout prouve bien
Qu'un bel-esprit ne peut être chrétien:
Du rigorisme embouche la trompette;
Sois hypocrite, et ta fortune est faite.’
La suite des tribulations du pauvre diable importe peu. Suffit qu'il ait permis à Voltaire de traîner dans la boue les représentants les plus écoutés du parti dévot, depuis le milieu jésuite (assez nettement ménagé) jusqu'au parti janséniste, doublement odieux à ses yeux et d'autant plus férocement fustigé. Car ce n'est plus de raillerie qu'il s'agit ici, mais d'une véritable exécution littéraire où la passion et le ressentiment entraînent Voltaire, au-delà de la simple satire, jusqu'à la dénonciation, au pamphlet, voire même (pour Fréron) à l'insulte. La satire a donc changé de caractère après 1750. En pleine bataille ‘philosophique’, Voltaire transforme cette arme légère en une artillerie lourde contre le camp ennemi. L'ironie n'est plus de saison, il faut détruire si l'on veut survivre. Plus de ménagements, mais un feu nourri et impitoyable: la satire redevient ce qu'elle était du temps d'Aristophane, une mise en accusation à la fois idéologique et personnelle. | |
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En 1760, avec Le Russe à Paris, Voltaire revient au procédé du pseudo-dialogue qui l'avait si bien servi dans Le pauvre diable. Déguisé cette fois en Russe, sous le nom transparent d'Ivan Alethov, il va reprendre le combat contre la clique dévote pour la défense du parti ‘philosophique’. L'éloge initial de Paris sous le grand Roi servira de repoussoir à la peinture de la décadence littéraire et morale qui a suivi les guerres et les désordres financiers. La poésie, la presse, l'éloquence, le théâtre sont en pleine dégénérescence. Au cygne de Cambrai, à l'aigle de Meaux ont succédé ‘Maître Abraham Chaumeix, Hayer le récollet,
Et Berthier le jésuite, et le diacre Trublet,
Et le doux Caveyrac, et Nonnotte, et tant d'autres.’
Le ton est moins personnel, moins passionné, mais plus grave, plus amer que dans la satire précédente. Ce que Voltaire déplore, c'est l'acharnement manifesté par le pouvoir contre quiconque ose penser librement. La satire reprend un ton plus doctrinal; l'attaque, un propos plus général. Dépassant ses rancoeurs personnelles, il s'en prend à l'ensemble des ennemis du groupe ‘encyclopédique’ ‘Ennemis des talents, des arts, des gens de bien,
Qui se sont faits dévots, de peur de n'être rien...
Ces oiseaux de la nuit, rassemblés dans leurs trous,
Exhalent les poisons de leur orgueil jaloux:
‘Poursuivons, disent-ils, tout citoyen qui pense.
Un génie! il aurait ces excès d'insolence!
Il n'a pas demandé notre protection!’
Mais l'espoir renaît en finale, et ce qui avait débuté en lamento et en critique s'achève sur une profession de foi et d'espoir ‘philosophique’: ‘Il est des coeurs bien faits, il est de bon esprits,
Qui peuvent, des erreurs où je la vois livrée,
Ramener au droit sens ma patrie égarée.
Les aimables Français sont bientôt corrigés.’
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Voltaire revient à la satire littéraire en 1761, avec Les Chevaux et les Anes, diatribe contre la sottise, le charlatanisme et le déclin général du talent. On y retrouve ses têtes de Turc habituelles, et quelques nouveaux venus (Boyer de Mirepoix, Crevier, l'abbé La Coste), mais l'absence d'humour et le didactisme trop appuyé nuisent au plaisir du lecteur et affadissent la portée des traits. Le Marseillais et le Lion (1768), bien que classé dans les satires par les éditeurs de Voltaire, a tous les caractères de la fable, et en particulier le didactisme. La satire (dirigée ici contre l'antropocentrisme) n'est pas au coeur même de l'oeuvre; elle n'y est qu'un ingrédient très secondaire. En revanche, un conte en vers comme Les trois Empereurs en Sorbonne (1768) appartient de plein droit au registre satirique, et mérite à ce titre un examen plus détaillé. Ecrivant en pleine affaire de BélisaireGa naar eind4., Voltaire imagine que Trajan, Titus et Marc-Aurèle (les trois empereurs sauvés de l'enfer par Marmontel) viennent en visite à Paris. On leur montre la statue d'Henri IV, les boulevards, la Foire, l'Opéra et enfin la Sorbonne. A leur stupéfaction, ils s'y entendent condamner, avec Henri IV, Epictète, Caton et quelques autres, aux supplices éternels, alors que Jacques Clément, Ravaillac, Damiens et Fréron sont absous et admis à voir Dieu face à face. Les notes accentuent encore le ton polémique du texte en soulignant les cas analogues, dans la Bible, de crimes justifiés, et mêmes exaltés: Judith, Salomon, David, Jahel, Aod, ou en ironisant sur le procès de canonisation du capucin Cucufin dont le seul mérite est ‘d'avoir laissé répandre un oeuf frais sur sa barbe’. La parenté de ce conte, dans son argumentation et dans son répertoire d'exemples, avec de nombreux autres textes voltairiens est d'une éclatante évidence. La satire en vers ne procède pas autrement que la facétie en prose, le dialogue, le conte, le pamphlet, l'article de dictionnaire ou la correspondance. Il n'y a, hormis la forme, aucune différence radicale de nature entre Les trois empereurs, l'article Ravaillac des Questions sur l'Encyclopédie, la Canonisation de saint Cucufin, le Dîner du comte de Boulainvilliers, ou certaines notes acerbes à l'Examen important de Milord Bolingbroke, sans parler des petits libelles contre Riballier, Larcher et Coger, dit Cogé pecusGa naar eind5.. | |
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Ainsi se manifeste, à travers l'extraordinaire variété des genres et des formes, l'unité d'une pensée et la cohérence d'une oeuvre. La satire en vers n'est pas, pour Voltaire, une fin en soi, comme elle l'était pour Boileau; elle est un moyen parmi d'autres au service d'une cause plus vaste. Dans le même registre, le dialogue en vers entre Le Père Nicodème et Jeannot atteindra son objectif par le ridicule, l'antilogie, la fausse naïveté. Le Père Nicodème endoctrine son disciple ‘Jeannot, souviens-toi bien que la philosophie
Est un démon d'enfer à qui l'on sacrifie.
Archimède autrefois gâta le genre humain;
Newton dans notre temps fut un franc libertin...
Pour faire ton salut, ne pense point, Jeannot;
Abrutis bien ton âme, et fais voeu d'être sot.
Voltaire ne recule pas devant les moyens faciles pour accabler ses ennemis. Pour un satirique, le procédé est de bonne guerre, mais il n'est pas sans risques, puisqu'on peut l'inverser tout aussi facilement, dans son outrance réductrice: les antiphilosophes ne s'en feront pas faute. Quelques flèches sont décochées, au passage, à Larcher, à Cogé, à Nonnotte: qui se souviendrait d'eux si Voltaire ne les avait pas épinglés au passage? On pourrait en dire autant de l'abbé GriselGa naar eind6., que Voltaire ne se lasse pas de citer (un peu comme tel passage du prophète Ezéchiel, quand il s'agit de tourner la Bible en dérision). Il serait curieux, à certains égards, de dresser la liste des victimes favorites de Voltaire: elle constituerait un surprenant martyrologe, dont les personnages ne survivent que grâce au talent de leur ennemi juré. Paradoxe de l'histoire! Mais Voltaire ne plaisante jamais sans raison. Derrière l'ironie un peu lourde de la sentencieuse homélie du P. Nicodème, c'est toute sa thématique de la lumière qui affleure, et Voltaire n'admet pas de raillerie sur ce chapitre: la longue histoire du hibou ébloui par le soleil est un apologue qui agit a contrario. Quand le maître lui dit ‘Profite de sa faute; et, tapi dans ton trou,
Fuis le jour à jamais en fidèle hibou’.
l'élève rétorque, parlant au nom de millions de Français: | |
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‘On a beau se soumettre à fermer la paupière,
On voudrait quelquefois voir un peu de lumière,’
et cela d'autant plus que la lumière progresse dans toute l'Europe, et jusque dans le Midi (thème favori de la correspondance, comme nous l'avons montré ailleursGa naar eind7.). Mais devant les objurgations du bon Père, Jeannot se résignera: ‘Allons, ne voyons goutte, et chérissons l'erreur’,
et sa sagesse fait présager pour très bientôt ‘un bon canonicat’ ou quelque titre de prélat. La satire, pour être grosse et simplifiante, n'en porte pas moins sur un des points fondamentaux de la doctrine voltairienne: le refus d'un savoir réservé. Elle en constitue une illustration caricaturale où le rôle dévolu au comique pèse peut-être un peu lourdement sur l'intention didactique.
Nous avons vu la part de l'apologue dans la satire précédente. Celle des Systèmes se réduit, en fait, à une fable ironique sur la prétention des philosophes systématiques, et en même temps à une leçon de tolérance: ‘Imitez le bon Dieu qui n'en a fait que rire’.
Apologue encore, mais plus nettement satirique dans son vêtement allégorique: Les Cabales (1772). Retournant à l'inspiration moralisatrice des Anciens, Voltaire y fustige l'esprit de parti et de brigue qui sévit à tous les échelons: cabales littéraires, querelles des Bouffons, guerre des Parlements, disputes entre économistes, tout y passe, même la cabale des athées. On sait que les dernières années de Voltaire furent obsédées par la lutte contre l'athéisme, jugé pernicieux à l'ordre social. ‘De saint Ignace encore on me voit souvent rire;
Je crois pourtant un Dieu, puisqu'il faut vous le dire.’
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L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe, et n'ait point d'horloger’.
Il rêve, avant la lettre, d'un esprit oecuménique, ce qu'il traduit à sa manière propre, un peu désinvolte à la vérité: ‘J'ai désiré cent fois, dans ma verte jeunesse,
De voir notre saint-père, au sortir de la messe,
Avec le grand Lama dansant un cotillon...’
mais ce n'est, hélas, qu'un rêve et en 1770, comme en 1700, la discorde continue à brouiller les hommes. Ce n'est, en tout cas, pas l'attitude dénoncée par Mme de Staël dans De l'Allemagne, et l'on ne voit rien de démoniaque ou de simiesque dans cette allégorie, aucun désintérêt non plus pour le reste de l'espèce humaine. Si l'on veut bien considérer dans son ensemble l'usage que fait Voltaire de la satire traditionnelle en vers, on constate combien il en élargit le champ d'application et les moyens d'expression. Aux allusions personnelles, à la critique littéraire, à la censure des moeurs du temps vient s'ajouter tout le poids d'une philosophie du progrès rationnel et l'arrièreplan, moins apparent, d'une pensée politique hostile à l'absolutisme, mais surtout à la mainmise de l'Eglise sur l'Etat. Toute la satire voltairienne est reliée à l'actualité par un réseau serré d'allusions et de références, qui en font une oeuvre profondément engagée dans une lutte plus large pour une réforme de la société. La variété des thèmes n'a d'égale que la variété des formes: monologue, dialogue, conte en vers, fable, allégorie. Mais, à voir les choses de plus près, on se rend compte que cette variété est bien plus grande encore si l'on franchit le cadre étroit de la satire en vers. Dans Le Temple du Goût (1731), Voltaire reprend le procédé de l'alternance de la prose et des vers, mis à la mode par Chapelle et Bachaumont au XVIIe siècle, pour raconter un voyage imaginaire au pays des artistes et des écrivains, où sa verve et sa causticité trouvent abondamment à s'employer. Encore ce pélerinage s'achève-t-il sur un hommage aux grands auteurs qui constituent le Panthéon littéraire de Voltaire. Il est d'autres sujets où sa vindicte ne trouve pas ce correctif, et qui donnent plus de champ à sa combativité natu- | |
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relle. La satire de l'Eglise et du cléricalisme en est une des applications les plus fréquentes, mais elle s'étend parfois au christianisme lui-même. Laissons de côté les ouvrages de polémique pure, comme l'Examen de Milord Bolingbroke ou La Bible enfin expliquée, des mercuriales comme Le Sermon du Rabbin Akib, encore que les ingrédients satiriques y soient subtilement mêlés, pour nous en tenir aux passages qui relèvent directement du genre par leur volonté démonstrative et par leur recours à l'ironie. Ironie très particulière, d'ailleurs, et qui tient de l'humour noir, comme si Voltaire était incapable de plaisanterie dans une matière aussi grave, et selon lui aussi tragique. Dans Dieu et les Hommes (1769), il établit un bilan presque commercial des victimes du fanatisme religieux, avec le détachement affecté d'un employé aux écritures. Mais derrière la fausse désinvolture et la distance créée par le style, on sent affluer le dégoût et l'horreur, le cri de pitié difficilement refoulé ‘nous avouons queles massacres de Mérindol et de Cabrières sont bien peu de chose. Il ne s'agit que de vingt-deux gros bourgs mis en cendres... d'enfants à la mamelle jetés dans les flammes de filles violées et coupées ensuite par quartiers; de vieilles femmes qui n'étaient plus bonnes à rien, et qu'on faisait sauter en l'air en leur enfonçant des cartouches chargées de poudre dans leurs deux orifices. Mais comme cette petite exécution fut faite juridiquement, avec toutes les formalités de la justice, par des gens en robe, il ne faut pas omettre cette partie du droit français...’.Cet usage paradoxal de la litote, cette fausse prétention au flegme ne seront plus compris à l'époque romantique: on y verra l'expression d'une monstrueuse indifférence, comme si la sympathie et la pitié ne pouvaient se manifester que dans les cadences du style périodique ou dans les véhémences de l'imprécation. Mais sommes-nous encore dans les limites du registre satirique? On peut en douter quand on voit que le comique n'est plus ici qu'un procédé de style une sorte de provo- | |
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cation lancée à la sensibilité du lecteur, et en définitive le masque derrière lequel se cachent la répulsion et l'horreur. Lévocation des horreurs du fanatisme réligieux, comme celle des horeurs de la guerre et de l'exploitation coloniale dans Candide, n'est plus de l'ordre de la satire: il s'agit en réalité, d'un tragique inversé, qu'on ne vue que pour mieux en souligner la gravité.
A ce niveau, le propos satirique de Voltaire se marque davantage dans des oeuvres brèves et percutantes où la distanciation ironique vient appuyer la volonté démonstrative. Nous avons vu la prédilection de notre auteur, dans ses satires versifiées, pour le dialogue humoristique. La forme mise à part, rien ne distingue ces morceaux des satires en prose que sont la plupart des petits dialogues voltairiens: Le chapon et la poularde (1763) traite du même sujet que Le Marseillais et le lion, c'est-à-dire de notre droit de manger les animaux, envisagé sur le plan religieux et philosophique. Entreprise de démystification, les dialogues de Voltaire recourent tous à l'ironie et cachent leur propos déiste fort sérieux derrière le paravent de l'humour. Les paradoxes de Croutef dans André Destouches à Siam, les exposés naïfs de la foi chrétienne par le frère Rigolet dans L'empereur de la Chine et frère Rigolet, sont à leur manière d'éblouissantes satires. La même constatation vaut également pour un grand nombre d'articles du Dictionnaire philosophique et des autres ouvrages alphabétiques. Voltaire y retrouve même parfois le secret de l'antique ‘farrago’, cette forme initiale de la ‘satura’ latine’: une sorte de faux désordre, qui amuse l'esprit par le caractère imprévisible de sa démarche (article Blé, section VI; la vision cocasse rapportée dans l'article Dogmes; le dialogue à une seule voix de l'article Job; les bouffonneries de l'article Ezéchiel; l'assimilation de Madame Dacier à Hypatie, dans l'article de ce nom; le rythme endiablé des articles Pourquoi et Taxes; les dialogues rapides dans Ravaillac, Providence, Liberté de Penser; les polémiques personnelles de Quisquis, où nous retrouvons Nonnotte, Patouillet et Larcher, victimes décidément familières; l'hu- | |
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mour tantôt médical, tantôt anticlérical de Ventres paresseux; la dérision de l'article biographique Ignace de Layola; la satire de l'intolérance et de la sottise de la censure à l'article Livres, section II). Dans la mesure où ces textes n'appartiennent pas à un genre structuré, mais se signalent au contraire par leur construction invertébrée, on peut estimer qu'ils font partie du domaine de la satire, interprétée lato sensu, puisque cette absence de rigidité est un des traits constitutifs du genre. Les moyens littéraires mis en oeuvre sont d'ailleurs similaires ou identiques à ceux que nous avons relevés dans les satires en vers. Reductio ad minimum de l'adversaire tantôt par l'avilissement, l'animalisation ou la dégradation directe; tantôt par la fausse ingénuité niaise du monologue où se trahit l'insuffisance d'une pensée; tantôt encore par la juxtaposition d'arguments contradictoires dont la bigarrure et le rythme endiablé font éclater l'inconsistance. En gros, on pourrait parler d'un comique par mécanisation ou par animalisation, celui-là même qui a fait la célébrité de certaines épigrammes fulgurantes de VoltaireGa naar eind8.. Reste à savoir si les contes tels que Zadig, Micromégas et Candide, ou si un poème tel que La Pucelle peuvent être rangés et étudiés valablement parmi les ‘satires’. C'est ce que font, dans le secteur qu'ils prospectent, Maria Tronskaja, Gilbert Highet, Russell et Brown. Mais la logique de pareil système conduirait à juxtaposer Horace, Marot, les romans picaresques, Swift, Joyce, Les Copains, Rabelais, Cervantes, Bouvard et Pécuchet, - et c'est ce que fait, avec beaucoup de brio et de verve, M. Highet. Autant dire que la notion de genre s'est évaporée et que subsiste comme résidu commun un certain type d'intentionalité. Mais l'exemple de la Critical Anthology montre qu'on peut alors, tout aussi bien, annexer Molière, Maïakovsky, Kafka, Edgar Poe, Mark Twain, La Fontaine et John Donne, pour ne citer qu'au hasard. L'esprit satirique est autre chose que la satire; c'est une attitude de l'esprit qui peut s'insinuer dans presque tous les genres, et dans la comédie tout particulièrement, sans détruire leur homogénéité. A les suivre, c'est la quasi totalité de l'oeuvre de Voltaire qu'il aurait fallu envisager, en incluant l'Essai sur les Moeurs aussi bien que La Pucelle (notre dernière épopée héroî-comique française), L'Ingénu aussi bien qu'Alzire ou l'orphelin de la Chine. Le caractère critique de cette | |
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oeuvre, son engagement personnel, sa volonté démystifiante, son goût de l'antiphrase, son intention profonde de changer le monde, jointe à un recul qui fait de ce monde un spectacle dérisoire, l'oscillation perpétuelle entre l'atroce et le cocasse: autant de traits qui font de Voltaire un des tempéraments les plus authentiquement satiriques de la littérature européenne. Mais c'est aussi un auteur qui s'inscrit délibérément dans une théorie littéraire fondée sur la distinction des genres, pour qui la tragédie, la comédie, le roman, le conte, l'épopé, l'histoire étaient des domaines propres, régis par des lois spécifiques. Pour lui, la satire avait les siennes, comme elle avait aussi ses limites. A l'âge de 80 ans, en 1774, il en viendra à douter de tout, et même de la vertu de la satire, dans cette amère méditation rétrospective qu'est le Dialogue de Pégase et du Vieillard. Appliquant à la lettre la leçon de Candide, le vieillard défriche, sème et bâtit; le monde est laid et cruel; la vie littéraire est une jungle. ‘Va, vole au mont sacré’, dit-il à Pégase, ‘je reste en mon jardin’. ‘Un bon cultivateur est cent fois plus utile/ Que ne fut autrefois Hésiode ou Virgile.’ Et, pour conclure, ‘Plus de vers, et surtout plus de philosophie.
A rechercher le vrai j'ai consumé ma vie;
J'ai marché dans la nuit sans guide et sans flambeau:
Hélas? voit-on plus clair au bord de son tombeau?
....
Je me tais. Je ne veux rien savoir, ni rien dire.’
Lassitude d'octogénaire? Peut-être, mais ne nous laissons pas prendre au ton désabusé du vieillard. C'est le même poète qui parle par la voix de Pégase, et celui-ci décoche au passage des traits empoisonnés à Fréron, à Patouillet, à Nonnotte, à d'autres vieilles connaissances. Non, Voltaire n'a jamais cessé de pratiquer la satire, mais une satire adaptée à ses besoins et à son propos, une satire au statut élargi, en fonction de la promotion qu'il accorde à l'écrivain et à son rôle social. Si l'on veut savoir ce que Voltaire entendait par la satire, il faut le chercher dans son épître A Boileau, ou mon Testament (1769); elle sera l'expression du génie libre, revendication de justice et de liberté, forme parallèle de l'action publique et civile, sans laquelle elle n'est que déclamation creuse ou flatterie camouflée. | |
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Boileau, correct auteur de quelques bon écrits,
Zoīle de Quinault, et flatteur de Louis,
Mais oracle du goût dans cet art difficile
Où s'égayait Horace, où travaillair Virgile,
Dans la cour du Palais je naquis ton voisin;
De ton siècle brillant mes yeux virent la fin,
Siècle de grands talents bien plus que de lumière
Louis avait du goût, Louis aimait la gloire:
Il voulut que ta muse assurât sa mémoire
Et, satirique heureux, par ton prince avoué,
Tu pus censurer tout, pourvu qu'il fût loué
Sous un ciel orageux, dans ces temps destructeurs,
Des chantres de nos bois les voix sont étouffées:
Au siècle de Midas, on ne voit point d'Orphées
Ce temps est, réponds-tu, très bon pour la satire
Mais quoi! puis-je en mes vers, aiguisant un bon mot,
Affliger sans raison l'amour-propre d'un sot;
Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille
Et railler un Coger dont tout Paris se raille?
Non, ma muse m'appelle à de plus hauts emplois.
A chanter la vertu j'ai consacré ma voix.
Vainqueur des préjugés que l'imbécile encense,
J'ose aux persécuteurs prêcher la tolérance
Malgré soixante hivers, escortés de seize ans,
Je fais au monde encore entendre mes accents.
Du fond de mes déserts, aux malheureux propice,
Pour Sirven opprimé je demande justice
Ainsi je fais trembler, dans mes derniers moments,
Et les pédants jaloux, et les petits tyrans.
J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire.
Je fais le bien que j'aime, et voilà ma satire.
Je vous ai confondus, vils calomniateurs,
Détestables cagots, infâmes délateurs;
Je vais mourir content. Le siècle qui doit naître
De vos traits empestés me vengera peut-être
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Nous nous verrons, Boileau: tu me présenteras
Chapelain, Scudéri, Perrin, Pradon, Coras.
Je pourrais t'amener enchaînés sur mes traces,
Nos Zöiles honteux, successeurs des Garasses
Mais je veux avec toi baiser dans l'Elysée
La main qui nous peignit l'épouse de Thésée.
J'embrasserai Quinault, en dusses-tu crever
Tandis que j'ai vécu, l'on m'a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment;
Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres:
S'ils ont des préjugés, j'en guérirai les ombres.
A table avec Vendôme, et Chapelle, et Chaulieu,
M'enivrant du nectar qu'on boit en ce haut lieu,
Secondé de Ninon, dont je fus légataire,
J'adoucirai les traits de ton humeur austère.
Partons: dépêche-toi, curé de mon hameau,
Viens de ton eau bénite asperger mon caveau.
Ainsi, le dernier mot de cet écrivain, tenu par ses détracteurs pour un génie de la haine et de la moquerie, consiste à assigner à la satire une fonction positive et sociale, à l'intérieur d'une vision plus vaste d'une humanité en marche vers des lendemains meilleurs. Nous voilà loin, très loin, du ‘hideux sourire’ dont parlait Musset. Voltaire mérite mieux que sa légende.
Roland Mortier |
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