Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden. Deel 95
(1980)– [tijdschrift] Bijdragen en Mededeelingen van het Historisch Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 279]
| |||||||||
Les Dévots Modernes, rénovateurs de la vie intellectuelle
| |||||||||
[pagina 280]
| |||||||||
En choisissant une communauté dévote libre, ils voulaient uniquement prendre exemple sur l'Eglise primitive où la ‘caritas’ était le centre vital. Geert Groote et ses disciples ne se sont jamais prononcés contre les structures et la hiérarchie de l'Eglise. Au contraire, comme il convient à de pieux chrétiens, ils ont été fidèles à une vie dévote à l'intérieur des structures ecclésiales de leur époqueGa naar voetnoot2.. Quand leurs communautés de dévots libres sont devenues l'ordre de saint Augustin, ils se sont conformés strictement à la forme de vie conventuelle reconnue depuis longtemps. En basant leur vie religieuse sur la doctrine chrétienne enseignée dans la Bible et par les Pères de l'Eglise, ils souhaitaient mener une vie respirant la fraîcheur et l'authenticité. Une analyse minutieuse de leur genre de vie fait apparaître avec évidence que les Dévots Modernes ont observé fidèlement les usages religieux traditionnels de l'Eglise, comme par exemple la vie sacramentelle et l'obéissance à la hiérarchie de l'Eglise. Les Dévots Modernes ont placé la Bible au centre de leur vie, ils l'ont traduite et rendue accessible à tout chrétien. Si on serait tenté d'y voir un avant-goût de la future Réforme protestante, il suffirait, pour se détromper, de lire ce que dit Nicolas de Winghe, dévot moderne de Louvain et illustre traducteur de la Bible: Une lumière de grand prix est enfermée dans la Bible, mais elle est dérobée à nos regards sous un globe de verre couvert de poussière. Cette précieuse lumière ne peut être perçue qu'avec le secours des autorités reconnues par l'Eglise pour nous en donner l'interprétationGa naar voetnoot3.. Nous pouvons donc admettre comme acquis que les Dévots Modernes n'ont pas frayé les voies à la Réforme protestante. Mais n'ont-ils pas amorcé une profonde réforme en d'autres domaines? Nous sommes d'avis que cela a été effectivement le cas. Les Dévots Modernes ont insufflé un nouvel esprit tant à la vie intellectuelle qu'à la vie religieuse. Aux Pays-Bas ce nouvel esprit s'est manifesté surtout dans une union étroite entre étude et vie dévote. En Allemagne, principalement à Tubingue, nous constatons le même mouvement de pensée et d'action. Le personnage marquant y fut Gabriel Biel, frère de la vie commune, qui par son nominalisme réagit contre l'ancienne tradition scolastique. En Allemagne aussi, l'accent est mis sur la liaison étroite entre savoir et dévotion. Avant de passer aux Pays-Bas, je voudrais faire quelques observations plus générales en rapport avec Gabriel Biel. Permettez-moi de citer à ce propos l'un ou l'autre passage significatif d'un ouvrage récent de H.A. Oberman, Wer- | |||||||||
[pagina 281]
| |||||||||
den und Wertung der ReformationGa naar voetnoot4.. Ce qu'Oberman dit en termes plus généraux rejoint les conclusions d'une analyse plus détaillée de l'objectif religieux poursuivi par les Dévots Modernes des Pays-Bas. Nous croyons également que le choix explicite de Gabriel Biel pour la via moderna ou nominalisme, s'est concrétisé dans l'attitude pratique de nos Dévots Modernes vis-à-vis de la scolastique décadente, sans que, pour autant, ils aient formulé théoriquement cette attitude. Oberman indique tout d'abord le véritable dessein des Dévots Modernes et le genre de réforme qu'ils avaient en vue: ‘Reformatio ist dabei vor allem Forderung der persönlichen Integrität und Bildung durch die Verknüpfung von Forschung und Frömmigkeit’ (71). L'auteur pense qu'au début les Dévots Modernes ne recherchaient pas principalement le savoir intellectuel: ‘Ihr Interesse galt zwar eher der Weisheit als der Wissenschaft’ (58). C'est pourquoi il estime pouvoir appliquer à cette période initiale les mots de Florent Radewijns: ‘non saecularis eloquentia sed humilis informatio morum’ (59). Notre exposé montrera que nous ne partageons pas cette manière de voir. Oberman, il est vrai, admet que très tôt l'application à l'étude devint un de leurs soucis majeurs: ‘aber in stetig sich andernden Mischformen arbeiteten sie an Verbindung der Weisheit und der Wissenschaft’ (59). Le but poursuivi par les Dévots Modernes est alors, selon l'auteur, clairement défini: ‘Die Reformation der Kirche kan nicht besser durchgeführt werden als dadurch, dasz die Jugend tüchtig und tugendhaft erzogen und ausgebildet wird’ (69). Oberman est convaincu de l'intérêt que les Dévots Modernes prenaient à l'étude: Wie der Via Moderna ist ihr daran gelegen, die Schul- und besonders Ordensgegensätze zu überwinden, und jene Einheit von Wissenschaft und Weisheit zu erzielen, welche der Frömmigkeit d.h. der Wiederbelebung der frühchristlichen Liebe dient (57). L'auteur n'hésite pas à voir dans le zèle pour l'étude chez les Dévots Modernes comme les prémices de l'humanisme chrétien: Die Bereitschaft der Devotio Moderna, sich von goldenen Zeitalter der Kirchengeschichte zur Reform und Observanz inspirieren zu lassen; sowie ihre pädagogischen Interessen waren öfters der Grund, in dieser Bewegung die Wurzeln des niederländischen oder sogar des nordeuropäischen Frühhumanismus zu suchen (57). C'est en connaissance de cause qu'Oberman exprime son opinion. En effet, il connaît fort bien la polémique qui s'est engagée à ce sujet et il examine à la loupe aussi bien l'opinion de Hyma que celle de Post: | |||||||||
[pagina 282]
| |||||||||
In der jüngeren Forschung wird die Bedeutung der Devotio Moderna für die Ausbreitung humanistischen Gedankenguts in den Niederlanden und im Rheintal in Zweifel gezogen und die Betätigung der Brüder des Gemeinsamen Lebens oder auch der Fratres des Windesheimer Kongregation als Schullehrer in Frage gestellt (58). Hyma ayant présenté les études des Dévots Modernes sous un jour trop favorable, Oberman fait à son sujet la remarque suivante: ‘Sein extremer Standpunkt gilt mit Recht als so völlig überwinden, dasz zu Unrecht seine Darlegungen nicht mehr zur Kenntnis genommen werden’ (60). Post défendait une opinion diamétralement opposée et pour lui les activités littéraires des Dévots Modernes se réduisaient à peu de chose: ‘There is no word at all about education or teaching’. Oberman réplique à juste titre: Nachdem Post mit seiner negativen Konfrontationsthese reiner Tisch gemacht hat, ja gegenüber unscharfen bis romantischen Deutungen der Devotio Moderna eine wahre Tabula rasa zurückgelassen hat, gilt es nun, sorgfältig von neuen aufzubauen (61). Nous suivons volontiers le conseil qu'Oberman vient de nous donner et c'est en nous reportant aux sources primitives que nous allons soumettre la vie studieuse des Dévots Modernes à un nouvel examen. Oberman s'étant déjà prononcé en faveur de l'activité intellectuelle des Dévots Modernes en Allemagne, nous nous bornerons à l'examen des sources ayant trait aux Pays-Bas. | |||||||||
Status quaestionisL'activité intellectuelle des Dévots Modernes a déjà fait l'objet de nombreuses recherches. Il faut citer surtout deux auteurs, Hyma et PostGa naar voetnoot5.. D'autres auteurs ont touché incidemment ce problème. Ici aussi les interprétations sont divergentes. On entend trop souvent affirmer que les Dévots Modernes, entendant par là les Frères de la vie commune aussi bien que les chanoines réguliers, ont été, sinon les avant-coureurs de l'humanisme chrétien, du moins des adhérents actifs de ce nouveau courant intellectuel. Si on cherche les fondements de cette opinion, on constate qu'ils ne sont pratiquement jamais indiqués. En réalité, à la base de cette affirmation, se trouvent les facteurs suivants:
Pour corroborer leur thèse ces auteurs citent, comme le fait Hyma, les noms de | |||||||||
[pagina 283]
| |||||||||
personnages qui jouissaient d'une certaine renommée dans le monde intellectuel et qui, en même temps, étaient en relation avec les Frères. Parmi les Dévots Modernes on met en avant le nom du grand humaniste, Erasme. Il va de soi que des généralités aussi vagues ne permettent aucune conclusion sérieuse sur les relations entre la Dévotion Moderne et l'humanisme chrétien. Si des auteurs associent Dévotion Moderne et humanisme chrétien, d'autres au contraire tiennent qu'entre les deux il n'y a rien de commun. Ces derniers tombent dans l'extrême opposé. R. Post avait déjà essayé de prouver que, dans le domaine de l'enseignement, les Frères de la vie commune n'avaient rien fait qui fût digne d'éloge, qu'ils n'avaient même pas tenu des écoles et donc que, de ce point de vue, ils n'avaient eu aucune part au renouveau intellectuel. Pour lui, leur travail de copiste n'était pas un travail vraiment intellectuel. Quant aux chanoines réguliers, Post les jugeait tout aussi sévèrement. Dans son dernier ouvrage sur la Dévotion Moderne, Post ne se contente pas de maintenir son opinion antérieure, c'est avec encore plus d'intransigeance qu'il prend position et qu'il soutient que les Frères n'ont jamais tenu d'écoles et que par conséquent ils n'ont exercé aucune influence sur la vie intellectuelle de leur temps. Malheureusement pour lui, l'auteur commet la même erreur qu'il impute à Hyma: il ignore systématiquement les sources qui pourraient témoigner de la thèse contraire. C'est ainsi qu'il ne dit mot de Louvain, de Gand, etc. Il considère le travail de copiste des Frères comme une occupation purement matérielle et il parle même de copistes bornés et bouchés. Post tient les yeux fixés sur le mode de vie des Frères, mais détourne obstinément ses regards pour ne pas voir les bibliothèques que les Frères ont constituées et pour ignorer l'influence qu'ils ont exercée dans le domaine de l'enseignement. En lisant Post, on apprend à tout bout de champ que les Frères étaient des Dévots bien sages, mais sans aucune prétention scientifique. Or, d'après moi, il faut absolument distinguer, d'une part l'enseignement donné par les Frères et l'influence qui en émanait, leur travail de copiste stimulant ou influençant un humanisme chrétien, et d'autre part leur mode de vie. Leur vie, en effet, était organisée avant tout en vue de la pratique de la piété et laissait le plus souvent peu de place à l'expression d'un humanisme chrétien proprement dit. N'est-il pas significatif que Jean Brugman n'avait que peu de sympathie pour les premiers Dévots Modernes, mais que par la suite, quand les disciples de Geert Groote s'adonnèrent plus intensément à la dévotion, il les tint en haute estime. Or nous savons que Brugman était très attaché à la pratique de la dévotion et qu'il était plutôt opposé aux études personnelles des religieux, ainsi que nous pouvons le lire dans son Devotus tractatus. En réalité, les Dévots Modernes ont connu une certaine évolution et plusieurs ne furent que modestement actifs dans le domaine intellectuel. Il ne faut pas s'en étonner. La riche personnalité et les | |||||||||
[pagina 284]
| |||||||||
hautes ambitions de Geert Groote renfermaient des éléments capables tout autant de promouvoir l'humanisme chrétien que de le freinerGa naar voetnoot6.. Il est certain que toute la vie de Geert Groote a été marquée par ces deux aspects de sa personnalité. Aussi est-il tout à fait certain que pour lui personnellement l'aspect intellectuel l'a emporté. Les livres qu'il s'est procurés ou qu'il aurait voulu posséder en sont le témoignage éloquent. Mais cela ne pouvait empêcher ses disciples, portés à une dévotion plus exclusive de se désintéresser des sources etc. Ce double aspect dans la vie de Geert Groote et de ses disciples a donné lieu à des appréciations les plus diverses de leur attitude intellectuelle. Nous avons expliqué pourquoi nous avons pris comme sujet de cette conférence ‘Les Dévots Modernes, rénovateurs de la vie intellectuelle’ et nous avons montré comment il se fait que les opinions à ce sujet sont tellement divergentes. Nous devons parler maintenant de ce qui, dans la vie de Geert Groote et des Dévots Modernes, nous autorise à les qualifier de rénovateurs dans l'enseignement scolaire et de leur travail de copiste. Après l'analyse des sources, nous les verrons à l'oeuvre rénovant l'enseignement, copiant des manuscrits, constituant des bibliothèques. Par leur travail ils ont créé la possibilité de connaître les sources de la vie chrétienne, de les étudier et, en les éditant, de les répandre. Nous pensons pouvoir conclure que certains Dévots Modernes peuvent être considérés à juste titre comme des humanistes chrétiens. | |||||||||
I Renovateurs des ecolesSi les Frères de la vie commune s'occupaient de la jeunesse, ce n'était pas uniquement en vue de lui donner une formation religieuse, l'instruction des enfants était tout autant un de leurs soucis majeurs. Ce souci intellectuel, ils le tenaient de leur maître Geert Groote qui souhaitait réformer l'Eglise ‘par la science et les livres’. Geert Groote écrivait à Jean Cele, recteur de l'école de Zwolle: Ideo de primis duobus electionem vobis propono, quorum unum est nobis necessarium, si simul currere debemus in edificationem ecclesiae in plenitudinem etatis Christi. Ad edificationem enim querimus et scientiam et libros, ut habundemusGa naar voetnoot7.. Ne voulant pas forcer les esprits par des subtilités philosophiques et théologiques, Geert Groote se détourna de la scolastique. Les études devaient imprégner la vie des étudiants et les préparer à une vie chrétienne ou sacerdotale authentique. Pour lui, les études et une vie chrétienne étaient indissolublement liées. Dans cet- | |||||||||
[pagina 285]
| |||||||||
te optique nous comprenons que dans ses proposita Geert Groote ait condamné l'étude pour l'étude, la science pour la science. Dans le programme des cours, établi par Jean Cele, en collaboration avec Geert Groote, les sciences profanes ont leur place, mais elles sont enseignées dans un esprit chrétien, tandis que l'Ecriture Sainte et les Pères de l'Eglise sont mis entre les mains des élèves. Arnold de Geilhoven et Murmellius, dont personne ne met la science en doute, adoptent la même attitude et n'hésitent pas à condamner les études si elles ne conduisent pas à une vie meilleureGa naar voetnoot8.. Plus tard les humanistes chrétiens et Erasme seront du même avis et verront un lien essentiel entre science et vie, ce qu'ils exprimeront par des maximes telles que ‘doctus et pius’ et ‘ut id agatur quod legitur’Ga naar voetnoot9.. Les Frères de Zwolle et de Deventer n'ont jamais eu leur propre école, mais ils entretenaient des rapports assidus avec les écoles de la ville. Les recteurs de ces écoles avaient le même idéal que les Frères et c'est de concert avec eux qu'ils fixaient les méthodes aptes à réaliser cet idéal. Nous voyons cette collaboration à l'oeuvre à Deventer avec le recteur Hegius, et surtout à Zwolle avec le recteur Jean Cele. Alors qu'auparavant l'enseignement se donnait dans un seul local à tous les élèves indistinctement, Jean Cele, pour la première fois, répartit les élèves en huit classes distinctes d'après l'âge des élèves et leurs connaissances acquises. Pour les six classes inférieures, Jean Cele faisait appel à des enseignants sans qualification spéciale, tandis que les deux classes supérieures étaient confiées à des gradués de l'universitéGa naar voetnoot10.. Ce système, inauguré à Zwolle, fut appliqué à l'école des Frères de Bois-le-Duc et de là à celle de Liège. L'école des Dévots Modernes à Louvain qui, d'après Pierre de Saint-Trond, comptait une cinquantaine d'élèves, semble avoir suivi le même programme. Le travail était réparti entre plusieurs enseignants, mais la responsabilité des classes supérieures incombait à des diplômés d'université: ‘docentes interea adolescentes partim per se, partim per magistros in ista universitate promotos’Ga naar voetnoot11.. Nous connaissons deux professeurs, Foppo ou Volkerus de Horn et Henri Dunghen, tous deux diplômés d'université et même attachés à l'université. Jean Byvoorden, ayant lui aussi passé par l'université, fut longtemps recteur de l'école. Le texte suivant nous donne le programme général des études: ‘in quo monasterio compluribus annis in litteris humanioribus et philosophicis disciplinis... exer- | |||||||||
[pagina 286]
| |||||||||
citati sunt’. Ce que nous savons de certains anciens élèves nous fournit des détails supplémentaires. Adam Jordaens y a étudié tous les livres des artes liberales. Jean Impens y fut initié aux rudimentis liberalium artium. Jean de Teemzeke, Guillaume Bourgeois et Henri Vrancx y furent instruits dans les rudimentis scholasticis. Certains documents nous laissent supposer que le trivium, le quadrivium et la philosophie faisaient partie du cycle des études. Par ses connaissances en mathématiques et en astrologie, Otto Palms acquit une certaine renommée. Adam Jordaens maniait l'ars poetica avec maîtrise, ce qui lui valut d'être cité parmi les humanistes de son temps. Jérôme Luyckx avait parcouru, à l'école de Louvain, toutes les oeuvres d'Aristote. Nous pouvons donc conclure qu'en ce qui concerne aussi bien le programme des études que l'organisation, l'école Saint-Martin des Frères de la vie commune de Louvain s'est inspirée des écoles de Liège, de Bois-le-Duc et de ZwolleGa naar voetnoot12.. Cette image de l'école des Dévots Modernes de Louvain nous est tracée par les données éparses dans les sources narratives. Nous trouvons une image plus précise de cette école, de l'enseignement qui y était donné et de ses relations avec l'université dans un rapport que le Martiniste Adam Jordaens présenta à la Faculté des Arts le 24 juillet 1484Ga naar voetnoot13.. Ce rapport est d'autant plus digne d'attention que la Faculté des Arts exigeait un langage clair et précis sans échappatoires. Si auparavant on aurait pu penser à un internat (pédagogie) plutôt qu'à une école, le doute n'est maintenant plus possible: les expressions docere commensales - pro doctrinatione juvenum indiquent sans ambiguïté qu'il s'agit bien d'une vraie école. Ce rapport définit nettement le statut de l'école vis-à-vis de l'université. Au contraire des nouvelles écoles fondées en 1484, Saint-Martin pouvait s'enorgueillir d'une existence déjà longue. Dès le début elle dépendait de la Faculté et n'était donc pas du ressort de l'écolâtre de la ville. Les candidats adressaient leur demande d'admission non au monastère mais à la direction de l'école, celle-ci faisant partie de l'université: ‘Quos ad universitatem confluere contingeret... illos scholares non ad monasterium Sti Martini confluisse nisi quia in loco Universitatis starent’. Cette dépendance vis-à-vis de l'université trouve son origine dans le fait que, dès le début, l'école des Fréres était considérée comme une section de la pédagogie du ‘Lys’. Carolus Viruli avait voulu qu'il en fut ainsi, parce que cette situation offrait de précieux avantages et diminuait d'autant ses propres charges. Il va sans dire que les liens étroits avec le ‘Lys’ et avec l'université déterminaient les programmes des études. Leur enseignement était celui de la Faculté: ‘nullam | |||||||||
[pagina 287]
| |||||||||
novam doctrinam doceri permiserunt, sed omnia secundum ritum facultatis’. C'est pourquoi les Martinistes se conformaient aux usages de la Faculté dont quelques professeurs donnaient des cours à l'école des Frères: ‘et propterea tenuerunt semper solemnes magistros de congregatione facultatis artium’. On pouvait dès lors être assuré que l'enseignement transmis par les Martinistes était solide et que c'était sous l'oeil vigilant des professeurs de la Faculté qu'ils préparaient leurs élèves aux grades universitaires: ‘nec aliquos a gradibus suscipiendis in artibus retraxisse’. Les élèves n'étaient dirigés vers les Facultés supérieures que s'ils possédaient le bagage scientifique requis: ‘nec immature ad facultates superiores direxisse’. Les anciens élèves promus aux grades universitaires sont les meilleurs témoins de l'excellence de l'enseignement qu'ils avaient reçu à l'école de Saint-Martin: ‘ut plures fecerunt et gradus susceperunt’. Le bon renom de l'école paraît également de l'entente parfaite qui règna toujours entre l'école et le ‘Lys’. Il n'y eut jamais l'ombre d'une mésentente. Presque tous les Martinistes avaient eux-mêmes fréquenté l'université et l'honneur de la Faculté leur tint toujours à coeur: ‘se quasi omnes scolares facultatis artium fuisse, ubi scientiae primordia suscepissent’. Les Frères eurent encore des écoles dans d'autres villes. Les Frères de Gand sont décrits de la manière suivante: ‘personae ipsae quae de laboribus manuum suarum utpote scriptura et ligatione librorum ac instructione scholarium et his similibus vivunt’Ga naar voetnoot14.. Nous savons que des bourses furent fondées pour permettre aux élèves de subvenir aux frais d'entretien et d'écolage. En 1509 les Frères de Gand furent invités à fonder une maison à Cambrai à charge d'ouvrir une école: ‘Manutenenda ac erigenda scola’Ga naar voetnoot15.. | |||||||||
Renommée et rénovation de l'éducation intellectuelle par les Dévots ModernesComme les Frères, grâce à leurs écoles, jouissaient d'une excellente réputation comme éducateurs de la jeunesse, ils furent souvent sollicités de s'établir dans d'autres villes. C'est ainsi que le prince-évêque de Liège fit appel au recteur de Bois-le-Duc pour venir s'installer dans sa ville. Dans sa lettre l'évêque rappelle la haute estime dans laquelle les Frères étaient tenus comme éducateurs: Qui absque alia proprietate bonorum, sine tamen mendicitate, non cessant assidue juvenes scolae et alios sua exemplari vita ac doctrina salutari, tam in scientiis quam in moribus virtuose erudireGa naar voetnoot16.. | |||||||||
[pagina 288]
| |||||||||
Dans son rapport de 1538, Jean Sturm fait à son tour l'éloge de l'école de Liège, il l'estime meilleure que les autres et rappelle les ecclésiastiques en vue qui en sont sortis. L'école de Louvain ne jouissait pas d'une moindre réputation. Le grand lettré Adam Jordaens nous dit qu'après avoir visité d'autres écoles, il donne la préférence à l'école du Val Saint-Martin: ‘ac diversis in locis scolas perscrutatus, suorum parentum consilio ad scolarium domus hujus cohabitationem est reductus’Ga naar voetnoot17.. Ce fut également la réputation des Frères comme éducateurs et pédagogues qui amena en 1509 la fondation d'une école à Cambrai: Considerantes quam utile, necessarium, quamque laudabile sit sensus hominum ab adolescentia sua ad malum nedum pronos verum etiam a sua natura inertes penitus et inscios dirigi facere et instrui ad morum probitatem et litterarum scientiam, providaque attentione attendentes quantum Gandavi, Bruxelle necnon in diversis aliis partibus fructum afferat tam in scientiarum instructione, quam etiam in bonorum ac proborum morum diligenti scolarium in formatione ac virtutum plantatione... sperantes similem fructum in juvenibus nostre civitatis Cameracensis aliisque ad ipsam eadem de causa confluentibus per dictos fratres vite communis posse fieri...Ga naar voetnoot18.. Il est frappant de constater que, dans tous ces textes, la formation religieuse est toujours associée à la formation intellectuelle. C'est comme un rappel de l'intention première de Geert Groote pour qui les études et la vie chrétienne forment un tout indivisible. On ne peut parler de l'activité des Frères parmi la jeunesse sans y associer la conception nouvelle des études, la nouvelle floraison de savants et de lettrés et surtout le réveil intellectuel naissant dans nos régions. Le souci de la formation de la jeunesse et du clergé, mis en branle par les Frères, leur a survécu. Ce sont les maisons des Frères qui ont servi de modèle aux Jésuites et au clergé séculier dans la création des séminaires. C'est à leur exemple, ‘porro exemplo fratrum’, dit Miraeus, que les Jésuites se sont consacrés à l'enseignement: Ceterum singulis fere domibus gymnasia seu scolae olim fuerunt annexae in quibus ipsi fratres seu clerici vitae communis juventutem undique confluentem optimis et moribus et litteris imbuebantGa naar voetnoot19.. Nous savons d'ailleurs que le Jésuite Ribadineira, durant son séjour aux Pays-Bas en 1542 et 1556, fut vivement impressionné par l'activité scolaire des Frères. | |||||||||
[pagina 289]
| |||||||||
Nous n'hésitons pas à souscrire à l'affirmation de Paul Monroe quand il écrit: ‘The work and the constitution of this order [les Frères] furnished the chief source of suggestion for the organisation of the Jesuit schools’Ga naar voetnoot20.. Dans une étude plus récente Codina Mir souligne, lui aussi, l'influence des Frères sur la pédagogie des JésuitesGa naar voetnoot21.. D'après lui, c'est surtout sur quatre points que les écoles des Frères, ou celles qui s'en inspiraient, ont innové et ont exercé une grande influence sur les méthodes pédagogiques des Jésuites.
Tous ces points étaient appliqués à l'école du Val Saint-Martin. Il n'est pas sans intérêt de le noter, car le chaînon qui relie les Jésuites aux Frères, Codina Mir le voit dans la personne de Jean Standonck qui résida un certain temps à Louvain. Celui-ci transposa le système pédagogique des Frères à Paris, au collège de Montaigu. C'est là que, vers 1530, il attira l'attention d'Ignace de Loyola et de Jérôme Nadal, le futur organisateur des collèges de la Compagnie. | |||||||||
II. Precurseurs de l'humanisme chretienA. Scriptoria et bibliothèquesGeert Groote souhaitait préparer un nouveau clergé ‘par la science et les livres’. Pierre Horn se fait l'écho de son grand amour du livre et de sa recherche inlassable de manuscrits: Nusquam eum quis exoccupatum invenit, quin aut legit, aut scripsit, aut dictavit, aut oravit, aut alios privatim informavit. Unde ne quispiam eum familiaribus colloquiis longius a studio retardaret, solitus erat dicere: oportet me ire, Augustinus enim et Gregorius, Hieronymus et ceteri similes me expectantGa naar voetnoot22.. | |||||||||
[pagina 290]
| |||||||||
Pierre Horn écrit encore: Magnus autem huic venerabili magistro inerat amor legendi scripturas sacras et infatigabilis aestus colligendi libros doctorum plus quam thesauros denariorum. Unde in epistola testatur quadam dicens: semper inquit, sum inutilis, semperque avarus et peravarus librorumGa naar voetnoot23.. L'Hymnus témoigne également de sa soif insatiable de livres: Trutinat non quis auctor sit, sed si verum quod asserit. Codex seu sit teutonicus, latinus sive rhetoricus: sua post avaritia: non aurum, nec pecunia, sed sacri extant codices, sibi cunctisque utilesGa naar voetnoot24.. Dans plusieurs lettres, Geert Groote demande qu'on recherche des livres et des manuscrits et donne des instructions pour la copie des textes. Les Frères ont hérité de leur maître cet amour du livre. Au début, dit Rodolphe Dier, c'étaient les livres qu'ils possédaient en commun: ‘habebant communia quoad libros’, qui caractérisaient leurs communautésGa naar voetnoot25.. Dans toutes les pièces officielles de fondation ou d'approbation de leurs maisons, les Frères sont présentés comme copistes. Dans un acte de 1435 du chapitre de Louvain, il est dit des Frères: ‘laudabiliter sine mendicitate ac hominum adulatione viventium... singuli in cameris suis operibus manuum suarum ac scriptura sacrorum codicum...’Ga naar voetnoot26.. Nous apprenons aussi que les Frères de Louvain passaient huit heures par jour à leur table de travail. La bulle de Pie II mentionne explicitement le travail de copiste des Frères de Gand: ‘Nos igitur, ut personae ipsae, quae de laboribus manuum suarum, utpote scriptura et ligatione librorum ac instructione scolarium et his similibus vivunt’Ga naar voetnoot27.. | |||||||||
B. La bibliothèque, inspiratrice de travail intellectuelGeert Groote et ses disciples étaient plus que de simples collectionneurs de manuscrits. Les manuscrits étaient pour eux des instruments de travail, leur permettant de s'appliquer à l'étude. Mais l'histoire nous apprend que la tendance des Dévots Modernes à une dévotion avant tout pratique, leur répugnance à étudier pour étudier et peut-être leur recherche excessive de l'humilité ont freiné tout désir de s'adonner avec enthousiasme à l'étude. Nous ne pouvons que soupirer avec Acquoy, parlant des disciples de Geert Groote: ‘Si seulement ils avaient gardé l'ardeur studieuse de leur maître!’. Dans la plupart des cas on constate en effet | |||||||||
[pagina 291]
| |||||||||
une stagnation intellectuelle, avec comme conséquence une créativité presque nulle. D'autre part, les Dévots Modernes de Louvain ont montré qu'une telle évolution n'était pas inéluctable et qu'une vie studieuse, telle qu'elle l'était à l'origine, était possible dans un milieu de Dévots Modernes. Ils se sont libérés de cette funeste stagnation, où les autres Dévots Modernes s'étaient enfermés, pour exploiter fructueusement la bibliothèque qu'ils s'étaient constituée. Leur présence dans la ville universitaire de Louvain et leurs nombreux contacts n'ont probablement pas été sans exercer une influence positive. Le prince de notre humanisme néerlandais, Erasme, était issu du cercle des Dévots Modernes, dont il s'était évadé, déçu de leur stérilité intellectuelle d'alors. Mais Erasme trouva chez les Dévots Modernes de Louvain non seulement des amis sincères mais des collaborateurs fidèles. Ses nombreux contacts avec eux et ses paroles louangeuses à leur adresse en sont la preuve évidente. Nous allons montrer que les Dévots Modernes de Louvain méritaient bien les éloges d'Erasme et qu'ils sont restés fidèles à l'intention première de Geert Groote. | |||||||||
La bibliothèque du Val Saint-Martin: source et inspiration d'activités intellectuellesPendant le premier siècle de leur histoire, de 1433 à 1500, les Dévots Modernes de Louvain avaient comme occupations principales la copie de manuscrits et l'instruction des enfants. Ils n'auront pas eu beaucoup de loisirs pour se livrer à d'autres travauxGa naar voetnoot28.. Durant cette période la bibliothèque conventuelle était surtout riche en ouvrages de philosophie, à côté d'oeuvres d'auteurs classiques et humanistes. Les Pères de l'Eglise y avaient déjà leur place ainsi que des livres de dévotion et des ouvrages ascétiques. Aucune oeuvre personnelle de Martinistes de cette époque ne nous est connue. En dehors de Gérard Roelants qui, à la fin du 15ème siècle, dressa la liste des manuscrits, il n'y a que deux noms à retenir: Adam Jordaens et Otto Palms. Les oeuvres de ces deux savants n'ont pas été conservées, mais la tradition nous apprend que les deux Martinistes furent très actifs dans les Artes. La suppression de leur école et une diminution sensible de leur travail de copiste à partir de 1500, causèrent un changement notable d'orientation pour la communauté du Val Saint-Martin. Il se fit comme un vide intellectuel que quelques Martinistes critiquèrent sévèrementGa naar voetnoot29.. Les nouvelles acquisitions de la bibliothèque furent surtout des oeuvres des Pères de l'Eglise et des livres de piété. Au contraire de la période antérieure, quelques Martinistes se mettent en vedette et leurs écrits | |||||||||
[pagina 292]
| |||||||||
leur assureront une renommée durable. Il faut citer d'abord Martin LipsGa naar voetnoot30.. Ses éditions de patrologie, d'abord au service d'Erasme, plus tard pour son propre compte, virent le jour grâce aux manuscrits de Saint-Martin. Il faut mentionner ses éditions d'Augustin, d'Ambroise, d'Hilaire, de Macrobe, de Symmaque et de Chromace. Nos recherches ont montré que les éditions de Lips avaient presque toujours comme base un manuscrit de Saint-Martin et que c'était la présence de ce manuscrit qui lui suggérait l'idée de l'éditer. Après Lips, en ordre chronologique, il faut citer Nicolas de Winghe. Il traduisit en néerlandais la Bible, l'Imitation de Jésus-Christ, la ‘Guerre Juive’ de Flavius Josèphe et édita l'Historia ecclesiastica de Bède. Ce fut également la bibliothèque de Saint-Martin qui fut presque l'unique source des travaux de Nicolas de WingheGa naar voetnoot31.. Un autre Martiniste, Paul Sylvanus ou Van den Bossche, fut un compilateur, mais il traduisit aussi, entre autres, des sermons de Bellarmin et de Saint BernardGa naar voetnoot32.. Lui aussi travailla sur des manuscrits de la bibliothèque du Val Saint-Martin. Le Martiniste Jean Coster se fit pareillement un nom dans le monde des savants. Comme son devancier Martin Lips, il édita des oeuvres de Saint Augustin et, entre autres, les sermons de Guerric ainsi que le Liber contra haereses de Vincent de Lérins. Lui aussi exploita les manuscrits de Saint-MartinGa naar voetnoot33.. Jean Garet ne fut pas un éditeur de textes anciens, mais son oeuvre scientifique n'en fut pas moins méritoire. Par sa lecture assidue des manuscrits de Saint-Martin, il devint un redoutable défenseur de la doctrine sacramentelle catholiqueGa naar voetnoot34.. Pour réfuter les écrits protestants, il composa divers ouvrages où, par de nombreuses citations, il expose la doctrine des Pères de l'Eglise. Il composa entre autres: Classes novem de veritate Corporis Christi, De Sacrificio Missae, De mortuis vivorum precibus iuvandis, De sanctorum invocatione. Dans des discussions avec Matthias Flacius, il avait l'avantage de connaître à fond les Pères de l'Eglise. Par la restitution et l'édition de textes anciens, principalement d'Augustin, Jean Vlimmer renoue avec la tradition du Val Saint-Martin. Il reprit le travail de Martin Lips dont il révisa, améliora et compléta les éditionsGa naar voetnoot35.. Comme ce fut le cas de tous ces confrères, c'est dans la bibliothèque conventuelle qu'il trouva ses instruments de travail. Le catalogue de Roelants lui fut d'une aide précieuse, ainsi qu'il le dit lui-même: ‘Edocti igitur ac moniti ab indice illo nostro’ et | |||||||||
[pagina 293]
| |||||||||
‘Est nobis index... tali industria et ordine digestus, ut cuilibet quempiam quaerenti librum facillime pateat, quo in loco reperiri possit’Ga naar voetnoot36.. La liste de Roelants permit à Vlimmer de se renseigner sur les manuscrits reposant dans d'autres bibliothèques, ce fut néanmoins la bibliothèque de son propre couvent qui fut la source principale de ses travaux. L'imprimeur Froben de Bâle fait d'ailleurs clairement allusion aux manuscrits dont disposait le Val Saint-Martin: ‘Deinde praeter domesticam symmystarum bibliothecam...’Ga naar voetnoot37.. C'est dans cette riche collection que l'imprimeur de Bâle voit l'explication de l'immense travail réalisé par Vlimmer et ses devanciers dans l'étude des oeuvres d'Augustin. Lambot est du même avis quand il loue les mérites de Vlimmer dans le domaine de la patristique: ‘La bibliothèque du Val Saint-Martin était riche en manuscrits’Ga naar voetnoot38.. Les manuscrits dont Vlimmer et ses grands devanciers se sont servis ont pu être retrouvés et identifiés comme ayant appartenu à la communauté du Val Saint-Martin. Cela nous fournit l'argument décisif prouvant que le point de départ de leurs travaux patrologiques fut bien leur propre bibliothèque conventuelle. Parmi les oeuvres d'Augustin, Vlimmer édita les Sermones et les Confessiones, mais il se consacra spécialement au tome X de ses oeuvres. Nous n'avons mentionné que les principaux écrivains du Val Saint-Martin de Louvain. Quoique bref, ce coup d'oeil nous a montré que les Frères, quand ils se livraient à un travail littéraire, puisaient leur inspiration en grande partie dans leur bibliothèque conventuelle. Nous pouvons donc conclure: la bibliothèque du Val Saint-Martin est le miroir de leur vie spirituelle et la source d'inspiration de leur activité intellectuelleGa naar voetnoot39.. | |||||||||
Augustin, un exemple illustrant le goût intellectuel des Dévots ModernesJ'ai exposé ailleurs que la personne d'Augustin occupait une place centrale dans la vie des Dévots Modernes. Déjà les Frères de la vie commune étaient pénétrés de l'esprit d'Augustin et les Windeshémiens, en adoptant la règle de saint Augustin, n'ont fait que le confirmer expressément. Non seulement la vie religieuse des Dévots Modernes s'inspirait d'Augustin, mais leur goût des textes anciens et leur prédilection pour l'ancienne tradition chrétienne étaient centrés sur le plus insig- | |||||||||
[pagina 294]
| |||||||||
ne des Pères de l'Eglise. Cette place centrale d'Augustin sera encore mieux mise en lumière dans les considérations suivantes. | |||||||||
Augustin, point de rencontreLa conception que les Dévots Modernes se faisaient de la vie s'est toujours inspirée de la personne et des idées d'Augustin. Les disciples de Geert Groote tendaient, dès l'origine, à une vie chrétienne authentique. Les Frères de la vie commune voulaient un retour, en toute liberté, à ce qu'ils croyaient être l'Eglise primitive: une vie de simple chrétien, sans formalisme juridique, sans liens ni voeux, sans théories arides, une vie guidée uniquement par la charité chrétienne qui était la seule norme de leur communauté. C'est cet esprit que les Frères retrouvaient dans la Règle de saint Augustin, où tout respirait l'amour et qui ne connaissait d'autres liens que l'obedientia charitatis, l'obéissance par amour. Quand les Frères de la vie commune adoptaient le statut de chanoines réguliers de saint Augustin, ce qui arrivait assez fréquemment, cela n'entraînait pour eux qu'un changement juridique, c.-à-d. que dorénavant ils émettaient des voeux et suivaient une règle approuvée par l'Eglise. De même dans leur aversion pour l'érudition purement livresque, les Dévots Modernes voyaient en Augustin un précurseur. Lui aussi préconisait l'étude de la Bible, dénonçait la vaine érudition de la culture romaine et désapprouvait la science pour la science. A l'exemple d'Augustin, Geert Groote et ses disciples voulaient que les études soient une école de vie et leur idéal était de connaître la vraie sagesse, la SapientiaGa naar voetnoot40.. Poussés par leur vénération pour Augustin, les Dévots Modernes rassemblèrent un grand nombre de manuscrits de ses oeuvres, non seulement pour les lire mais aussi pour les éditer. La première édition complète des oeuvres d'Augustin, parue en 1506 chez Amerbach à Bâle, fut réalisée principalement par un Dévot Moderne, Augustin Dodo (†1501), Frison de naissance qui s'était fixé au couvent Saint-Léonard à Bâle. Saint-Léonard était un couvent de chanoines réguliers affilié à la Congrégation de Windesheim et entretenait des relations suivies avec les maisons septentrionales via Marbach, Bödeken et la Rhénanie. Cette édition parut d'abord, de 1489 à 1497, en volumes séparés. Le frontispice du sixième volume, contenant les Sermones de Tempore, était orné, par les soins d'Amerbach, d'une vignette représentant Dodo au milieu d'une bibliothèque. Dans la préface de l'édition complète en 11 volumes de 1506, Amerbach note que Dodo a parcouru l'Allemagne, la France et l'Italie à la recherche de manuscritsGa naar voetnoot41.. Pour De Ghellinck cette édition n'a que peu de valeur, parce que, d'après lui, les éditeurs ne se | |||||||||
[pagina 295]
| |||||||||
sont pas souciés de restituer le texte original. Mais il est très probable que la critique textuelle se trouvait dans des notes marginales écrites à la main, comme ce sera le cas pour l'édition des oeuvres d'Augustin par ErasmeGa naar voetnoot42.. Avec cette dernière édition, imprimée en 1528 sur les presses de Froben à Bâle, nous retrouvons les Dévots Modernes de Louvain. Ce fut principalement Martin Lips qui conçut l'idée de cette édition. Depuis 1518, si pas plus tôt, il s'efforçait de convaincre Erasme à s'atteler à ce travail. Dans cette circonstance, Martin Lips fit montre de beaucoup de patience et de sens psychologique, car Erasme mettait Augustin bien en dessous des Pères grecs et même des autres Pères latins. En outre, Erasme s'était fait des ennemis parmi les plus fervents admirateurs d'Augustin. Chanoine régulier de saint Augustin, il avait quitté son couvent. En 1520, Lips obtint ce qu'il voulait. Il prit sur lui la lourde besogne de recruter des collaborateurs, de rechercher des manuscrits et d'amender les textes, surtout ceux des sermons. Il est impossible d'évaluer la part prise par Lips aux côtés d'Erasme, de Vivès, de Dorpius, de Goclenius et d'autres, mais dans la nouvelle édition de 1543 Froben rappelle tout le mérite qui lui en revenait: ‘Cui viro (Lipsio) et temporis spacium et ocium et exemplarium copia et in labore sociorum delectus et litteratura idonea...’Ga naar voetnoot43.. De nombreuses notes et de nouvelles découvertes, parmi lesquelles des sermons et des lettres que Lips fut le premier à attribuer à Augustin, ne parvinrent pas à temps, en 1543, chez l'imprimeur de Bâle. Par les soins de Vlimmer ces textes furent insérés dans les Sermones Sancti Augustini parus à Louvain en 1564 et furent ainsi conservés pour la postéritéGa naar voetnoot44.. En 1576 des theologi Lovanienses donnèrent une nouvelle édition des oeuvres complètes d'Augustin, imprimée par Plantin à Anvers. Le travail avait été réparti entre 64 théologiens. Le dixième volume, le plus important, celui des sermons, avait été confié au couvent du Val Saint-Martin à Louvain, sans doute en souvenir de l'édition de Vlimmer de 1564. C'est le premier témoignage d'une étroite collaboration entre la Faculté de Théologie de Louvain et les Martinistes. Les éditeurs ne font nulle mention de la participation des Martinistes au travail commun et Vlimmer ne manquera pas de s'en plaindre auprès de PlantinGa naar voetnoot45.. En 1576 les théologiens de Louvain apparaissent donc comme définitivement acquis à l'humanisme chrétien et à une vraie critique textuelle, quoique De Ghellinck, parlant de cette édition comme de la première ‘bonne’ édition d'Augustin, est un peu trop prodigue de louanges: | |||||||||
[pagina 296]
| |||||||||
Pour la première fois, elle se base sur une vaste enquête dans les témoins manuscrits et elle consacre le principe de la collaboration effective, dont Erasme avait plus ou moins tâché de faire bénéficier son travailGa naar voetnoot46.. L'examen des manuscrits a en effet démontré que déjà bien auparavant les Martinistes connaissaient la technique de l'examen critique des textes et qu'ils l'ont appliquée dans toutes les éditions précédentes des oeuvres d'AugustinGa naar voetnoot47.. Nous pouvons conclure que les Dévots Modernes, venus à Louvain à l'initiative du professeur Henri Wellens, ont noué des liens étroits avec la Faculté des Arts et que par la suite, grâce à leur riche bibliothèque, à leur amour des textes et à leurs polémiques théologiques, ils furent peu à peu admis dans le monde des théologiens. La conséquence en a été que les théologiens de Louvain se sont finalement mis en devoir de faire de la critique textuelle et se sont ralliés à l'humanisme chrétien. La bonne entente avec l'Université, après des années de mésintelligence, se lit en termes non ambigus dans le titre de l'édition des oeuvres de Léon le Grand par Jean Vlimmer, l'homme qui avait le plus contribué à cette entente harmonieuse: ‘Opera Leonis per canonicos regulares Sancti Martini oppidi et Universitatis Lovaniensis’. | |||||||||
ConclusionNous nous sommes posé la question: ‘Les Dévots Modernes furent-ils des rénovateurs de la vie intellectuelle’? Pour pouvoir y répondre, il faut savoir saisir les nuances et se garder d'émettre des jugements sommaires et péremptoires. Pour affirmer que les Dévots Modernes ont été des rénovateurs de la vie intellectuelle, il ne suffit pas qu'en réaction contre la scolastique ils aient recherché les textes anciens, qu'ils soient devenus des copistes laborieux, qu'ils se soient occupés de la jeunesse scolaire, ni même qu'ils aient tenu des écoles. On pourrait dire que les Dévots Modernes - certainement à l'origine - par leur souci de bons textes, par leurs bibliothèques, par leurs écoles, ont créé un climat favorable à un renouveau de la vie intellectuelle. Erasme, entre autres, s'en est rendu compte. De là son enthousiasme du début pour les milieux des Dévots Modernes. Mais ceux-ci, en raison de leur conception de la vie religieuse, ne se sont que rarement élevés au-dessus de l'idée traditionnelle de l'incompatibilité de la vie religieuse avec une vie d'études. J'espère l'avoir montré par l'exemple des Dévots Modernes de Louvain. Toutefois, quelques-uns, soit influencés par d'autres, soit de leur propre ressort, ont su s'affranchir d'un modèle de vie trop axé sur la pratique extérieure de la dévotion. Ceux-là sont parvenus à se consacrer pleinement à l'étude dans leur propre milieu | |||||||||
[pagina 297]
| |||||||||
et avec les instruments de travail, à savoir les bibliothèques, qui y avaient été créés. La conclusion finale sera la suivante. A l'origine, le milieu des Dévots Modernes présentait les circonstances les plus favorables pour susciter un renouveau intellectuel et pour promouvoir l'essor de l'humanisme chrétien. Plus tard le vent tourna. Il faut en chercher la cause dans leur manière personnelle de concevoir la pratique de la vie religieuse, comme le montrent les documents qu'ils nous ont laissés. Il est néanmoins indéniable que, par leur travail de copistes et par leurs écoles, ils ont apporté une contribution directe et réelle à l'humanisme chrétien. Pour certains d'entre eux le couvent lui-même devint le lieu idéal où l'humanisme chrétien s'épanouissait librement. Leur conception de la vie et leurs travaux en sont la preuve. |
|