Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden. Deel 94
(1979)– [tijdschrift] Bijdragen en Mededeelingen van het Historisch Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
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La Révolution Française et la perception de l'espace national: fédérations, fédéralisme et stéréotypes régionaux
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où l'épithète de ‘fédéraliste’ a envoyé des hommes à l'échafaud. D'où l'intérêt de considérer la décennie tumultueuse où tout ceci - l'idée de l'indivisibilité organique de la France comme la connotation péjorative des différences - s'est mis en place. Le propos de cette communication est de s'interroger sur la manière dont la Révolution a perçu l'espace français; selon quels découpages, avec quelles conséquences. Chemin faisant il nous faudra croiser les préoccupations essentielles de ce colloque: le mouvement fédératif, la fédération, le fédéralisme. | |
A la veille de la revolution: la perception des differences regionalesAvant d'aborder ces années orageuses, où se fixe, dans la langue politique qui nait alors, le sens de ces mots, retournons un moment vers ce dix-huitième siècle qui s'échine, à travers ses historiens notamment, à répondre à la question ‘qu'estce qu'une Nation?’ et qui se nourrit de l'espérance du même. Comment, à la veille de la Révolution, sont pensées les singularités régionales? Selon quelles fractures s'organise l'espace français? Nous en demanderons quelques témoignagesGa naar voetnoot1. aux observations géographiques comme aux récits de voyages, aux descriptions administratives comme aux cahiers de doléances. Pour les textes du dix-huitième siècle, le découpage majeur de l'espace est celui de la ville et de la campagne et on sait le privilègeGa naar voetnoot2. accordé à la campagne par tout le siècle, à la fois économique, esthétique et moral. Mais il s'agit d'un découpage largement extérieur à notre propos, qui est de tester la préoccupation de la différence et la reconnaissance de la personnalité ethnique. Car nos observateurs tiennent pour acquis qu'à la ville, creuset d'homogénéité, les habitants, non natifs, venus d'ailleurs, ont des traits insaisissables. C'est à la campagne seulement qui joue à plein la correspondance des terroirs et des hommes. Les différences entre les régions françaises ne peuvent être que celles des campagnes françaises et les villes n'y tiennent aucun rôle: perception qui sera largement mise à mal par l'histoire révolutionnaire mais qui pour le moment ne fait aucun doute. Pour le repérage des différences, d'autres découpages sont moins inopérants. Au dix-huitième siècle, l'espace français paraît s'organiser autour de ces deux grandes fractures: Nord-Midi, Plaine-Montagne. Des deux, la plus évidente, promise à un bel avenir à travers tout le dix-neuvième siècle est celle d'une France du | |
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Nord opposée à une France du Midi. Elle n'est pas le fait de la littérature géographique d'Ancien Régime, qui inscrit habituellement ses descriptions dans le cadre administratif ou la grande région naturelle. En revanche, les grandes descriptions d'ensemble de la France, comme le Voyage Pittoresque de Guettard, fastueusement édité, et dont les dernières livraisons se prolongent dans la décennie révolutionnaire elle-même, opposent les habitants du Nord aux habitants du Midi - comme la tranquillité à la vivacité - et voient la France comme le lieu d'une bataille chronique entre chaleurs et frimas, à quoi elle doit d'être le pays du juste milieu. Mais le contraste du Nord et du Midi a surtout acquis ses lettres de noblesse dans la littérature physiocratique (elle oppose avec Quesnay une France du fermage avec des chevaux à une France du métayage avec des boeufs) et dans la littérature démographique qui inscrit ses chiffres dans des lanières parallèles. Leur nombre peut varier (il y en a cinq chez Des Pommelles, trois chez Messance) mais l'essentiel est qu'elles découpent toujours la France du Nord au Sud - et non d'Est en Ouest ou selon d'autres découpages.Ga naar voetnoot3. Ce que Moheau appelle ‘la loi impérieuse du climat’ paraît ainsi gouverner l'idiosyncrasie culturelle des régions françaises. Deuxième grand découpage, que met en place la géographie classique, celle qui, comme chez Buache par exemple, distribue le territoire français en montagnes et grands bassins. Son importance dans la perception traditionnelle de l'espace a encore été renforcée, dans le second dix-huitième siècle, par toute une littérature moralisante. Depuis Buffon s'est imposée la vision d'un artificialisme de la plaine opposé au naturel de la montagne: ‘les plaines sont en partie notre ouvrage, les montagnes appartiennent à la nature’. De là, l'idée qu'il ne faut pas mêler dans les descriptions géographiques ce qu'on appelle alors ‘la campagne vaste et unie’ et les ‘rochers escarpés’.Ga naar voetnoot4. De là aussi le privilège moral accordé à la montagne - c'est celui de la nature - et la conviction qu'il y a un tempérament montagnard spécifique, générateur de liberté. Nord et Midi, plaine et montagne: le climat et le sol sont donc à l'origine de ces grandes façons de répartir et de penser l'espace français. On sait l'emprise qu'a alors sur les esprits l'idée que certaines dispositions caractérologiques entretiennent des relations étroites avec l'environnement régional. Tous ces observateurs d'Ancien Régime, géographes ou administrateurs, sont sûrs que ‘nous prenons des formes suivant ce qui nous entoure’: cette affirmation sensualiste connaît même une nouvelle jeunesse, à la veille de la Révolution, avec les enquêtes de la Société Royale de Médecine et la multiplication des topographies médicales.Ga naar voetnoot5. Dans | |
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leurs présupposés partout diffusés, le vieux thème de la correspondance des régions et des caractères paraît trouver une assurance neuve. Le stéréotype des ‘personnalités’ ethniques, à la veille de la Révolution est donc une réalité très fortement en place; depuis si longtemps même, que lorsque les observateurs y ont recours, c'est avec le ton uni et la tranquillité de qui aborde un thème dépourvu de toute surprise. De là, ces développements de style très convenu, qui ponctuent les descriptions des intendants ou l'Etat de la France de Boulainvilliers, prêtant ici aux hommes des ‘moeurs pures’, là aux femmes un ‘beau sang’, redessinant dans l'espace français la carte de la vivacité ou de l'indolence. Ces notations paraissent constituer un corps de connaissances immuable, qui prétend à peine à l'information. En veut-on un signe? Quand Dulaure publie en 1789 sa Description des principaux lieux de FranceGa naar voetnoot6. c'est avec un souci affiché de modernité. Son inventaire recense les traces qu'un demi-siècle de progrès a laissées sur le paysage français: canaux, routes ouvertes, promenades fraîchement plantées sur les fossés. Mais quand il s'agit d'esquisser les traits de la personnalité régionale, Dulaure, tout souci d'actualité aboli, s'en remet à la citation. Il emprunte à l'Astrée le signalement des provençaux, laisse à un ‘cosmographe du règne de Louis XIV’ la responsabilité d'une description de la Gascogne où sans originalité fanfaron rime avec gascon et se soucie comme d'une guigne de la véracité de ses portraits. ‘Je ne ferai’, dit-il à propos du Languedoc, ‘que rapprocher ici le sentiment de deux écrivains, l'un du commencement du 17e siècle, l'autre de la fin du 18e siècle’. Comment expliquer ce besoin de n'opérer qu'à l'abri des guillemets? Est-ce parce que le savoir transmis paraît immémorial? Ou est-ce précaution intellectuelle, de la part d'un homme à qui de tels énoncés paraissent déjà anachroniques? La personnalité de Dulaure, si représentative du conformisme des Lumières, incline à retenir la deuxième hypothèse. Persuadé comme tant d'autres que ‘l'homme se dépouille du caractère local à mesure qu'il devient instruit et raisonnable’, Dulaure est sûr que l'homogénéisation du territoire - elle-même fruit du grandissant empire de la raison - viendra à bout, est déjà en train de venir à bout des différences régionales: il ne s'inquiète guère en conséquence de décrire lui-même ce qui est destiné à périr. La volonté d'homogénéité, que nous allons voir à l'oeuvre dans les années heureuses de la Révolution, est ici à l'horizon de la description. Elle explique que la prise en compte de traits caractérologiques régionaux ne | |
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coexiste guère avec un régionalisme militant: on peut le vérifier sur les textes où s'expriment, à la veille de la Révolution, les revendications des Français. Car ce double sentiment, à la fois qu'il y a une physionomie bien tranchée des provinces et qu'elle est frappée de caducité, se lirait aussi dans les cahiers de doléances. On sait que beaucoup de cahiers, notamment ceux des régions-frontières se réfèrent à un génie propre du lieu et à des traditions irrécusables pour lesquelles ils revendiquent. L'Alsace et la Lorraine veulent rester provinces étrangères. Certains cahiers de Bretagne, de Provence, vont jusqu'à parler de ‘nation bretonne’, de ‘nation provençale’ (mais on sait que ‘nation’ et ‘province’ peuvent alors être tenues pour synonymesGa naar voetnoot7.) et mettent l'accent sur une sorte de double citoyenneté. A Morléas, en Béarn, au commencement de la rédaction des cahiers, le maire pose cette question parfaitement nette: ‘jusqu'à quel point nous convient-il de cesser d'être béarnais pour devenir plus ou moins français’? Beaucoup de cahiers enfin manifestent un esprit de clocher, une sorte de chauvinisme ingénu (B. HyslopGa naar voetnoot8. fait l'hypothèse que ce sont les cahiers non touchés par l'esprit des Lumières): la noblesse de Ponthieu, par exemple, demande que les charges de bailli d'épée soient réservées aux nobles de la province; l'Artois souhaite que ‘nul ne parvienne chez eux à aucune dignité s'il n'était né en Artois’. Et même si les cahiers des régions du Centre expriment un régionalisme moins sourcilleux, ils n'en tiennent pas moins compte des gloires locales et font appel aux droits de la province. Peut-on parler d'un fédéralisme des cahiers? S'il y en a un, son contenu n'est guère que la revendication constante pour des Etats provinciaux, du reste avec un accent inégal mis sur leurs rôles. Certains plaident - et d'autres pas - pour l'abolition de l'intendant. Quelques-uns pestent contre l'influence de Paris, revendiquent l'aménagement d'un équilibre entre l'Ile de France et les autres provinces. Cependant toutes ces revendications particularistes que les spécialistes des cahiers de doléances rangent sous le nom d' ‘obstacles à l'unité nationale’ tiennent mal contre le sentiment de la toute-puissance du contrat et la volonté de l'unité. Ne pas s'isoler dans la revendication particulariste est l'obsession qui traverse ces textes. Même si l'extinction des particularismes paraît difficile à certains (Mirabeau, Rabaut St. Etienne ont été l'un et l'autre sensibles à la résistance supposée des provinces à l'unification), la majorité des rédacteurs des cahiers continue à croire à une homogénéisation en marche. Les premières années de la Révolution vont accentuer cette croyance; on peut les décrire comme vouées à la fiction du même, au double sens du terme: illusion et fabrication à la fois. | |
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La fiction du memeDe cette fiction du même, nous retiendrons deux traits: le découpage départemental, acquis dès février 1790, et le grand mouvement des Fédérations, qui court la province dans l'hiver 1790 et vient culminer à Paris le 14 juillet. On sait comment est vécu le découpage départemental comme l'assurance que doivent progressivement disparaître les particularismes entretenus par les anciennes divisions. Des textes très connus expriment cette ferme certitude: ainsi, celui de Barère, qui affirme avoir pris ce parti pour effacer tout souvenir d'histoire, tous les préjugés résultant de la communauté des intérêts ou des origines. Tout doit être nouveau en France et nous ne voulons dater que d'aujourd'hui. Du reste, même ceux qui comme Custine avouent avoir eu à l'égard de la division départementale un premier mouvement d'hostilité ou de scepticisme reconnaissent que la fusion proposée doit être le seul moyen de faire de la nation française ‘un grand peuple animé d'un même esprit’. Volontarisme pessimiste qui témoigne que pour l'unité souhaitée il y a un prix à payer. Il est plus intéressant de chercher en quoi la division départementale transforme la perception de l'espace français.Ga naar voetnoot9. Cette transformation est parfois explicitement annoncée, ainsi chez Mentelle:Ga naar voetnoot10. N'était-il pas ridicule de répondre étant à la porte presque de Dunkerque, quand on demandait aux gens: vous êtes Flamands? Non Monsieur nous sommes Wallons. A Dieppe, à Caudebec, vous êtes de vrais Normands? Non Monsieur nous sommes Cauchois. Actuellement, nous disons: nous sommes frères... Parfois, elle n'est qu'implicitement suggérée: en abordant les terroirs les plus hérissés de particularismes, la Bretagne par exemple, les voyageurs se croient tenus à un éloge liminaire de l'identité. Quant aux administrateurs, ils attendent eux aussi que le découpage départemental vienne à bout de l'image des France diverses, des France plus ou moins méritantes que distinguaient les descriptions d'Ancien Régime et dont les frontières variaient du reste au gré de l'indicateur choisi, | |
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degré d'instruction ou nombre des enfants trouvés. Ils sont donc tous portés à anticiper sur une réalité problématique, à tenir pour acquis que les départements se valent, à refuser le palmarès, à considérer la France comme un seul et même lieu: ce que symbolise alors dans leurs travaux la neutralité égalitaire de l'ordre alphabétique. Est-ce à dire que les manières traditionnelles de penser l'espace français aient disparu? Qu'advient-il par exemple de la distinction entre une France du Nord et une France du Midi? A cette grande fracture, le découpage départemental oppose un double obstacle. Intellectuel, puisque la promesse qu'il apporte est d'unifier un pays fragmenté: ‘Après quatre ans de Révolution’, Lavallée,Ga naar voetnoot11. satisfait, note qu'on est tout étonné de trouver dans l'habitant du département du Nord, ce genre de saillies même qu'on accordait jadis qu'aux peuples méridionaux. Et materiel, puisque le cadre des descriptions - c'est singulièrement vrai pour les textes des administrateurs - impose évidemment une description beaucoup plus insulaire et un émiettement des contrastes régionaux. On voit cet émiettement à l'oeuvre dans les dossiers de la division départementale,Ga naar voetnoot12. pleins à craquer des lettres, adresses, pétitions, suppliques par lesquelles chaque ville a cherché à établir sa prééminence sur la ville voisine, et chaque canton à mettre en évidence ses prérogatives. Entre mille exemples du même type, voici Saint-Quentin qui supplie qu'on ne la fasse pas dépendre de Cambrai, tant est marquante entre ces deux villes que neuf lieues seulement séparent ‘la différence de façons de penser, de moeurs et d'usages’. Voici les habitants des paroisses montagneuses de Laschamps, Saint-Genêts, Campanelle, aux portes de Clermont, anxieux de former un canton homogène et de n'avoir pas à se transporter en Limagne pour le tribunal, qui prennent argument ‘des différences d'habillement, d'idiome, de genre de travail, de mode d'agriculture’. Tout se passe donc dans un premier temps comme si le découpage des départements loin de procurer l'homogénéité rêvée, libérait une France en morceaux dont l'éparpillement devait décourager toute classification par grands blocs. Lavallée, du reste, le dit très bien lorsqu'il justifie son itinéraire par saut de puce: depuis le commencement de notre voyage, vous nous avez vu citoyen, passer couramment d'un département dans un autre département-frontière de celui que nous quittions. [Et il énumère les avantages de la méthode:] nous évitions de briser la chaîne des usages, des costumes, des habitudes, le fil des rapprochements est moins sujet à se rompre, les nuances se fondent mieux.Ga naar voetnoot13. | |
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Mais ce souci de la transition insensible est évidemment fatal au découpage par grands ensembles et à la perception de régions fortement délimitées. Aucun régionalisme ne saurait se loger ici. On comprend alors le relatif abandon de la distribution de l'espace français entre le Nord et le Midi. Voici, par exemple, l'atlas national de Dumez et Chanlaire. Il divise la France en neuf régions, chacune divisée à son tour en neuf départements (sauf la région du Nord, richement dotée de onze départements, offense obligée à l'égalité dont les auteurs se justifient) et ils imaginent un itinéraire circulaire qui mènerait au centre de la France en suivant le sens des aiguilles d'une montre: superbe opération possessive et enveloppante de l'espace national, mais qui ne laisse plus rien subsister d'une frontière tracée entre le Nord et le Midi. Est-ce à dire que cette distinction ait perdu toute prégnance sur les esprits? Elle reste un instrument d'analyse chez nos observateurs, dans la mesure où le climat continue à leurs yeux à jouer sa partie dans la formation du tempérament. Le climat froid leur paraît toujours engendrer la morosité - un siècle de voyageurs anglais en proie à la mélancholie a fait un lieu commun de cette liaison - et l'apathie: ‘les habitants de cette contrée froide sont tranquilles et réfléchissent peu’Ga naar voetnoot14. dit le commissaire de la Somme. Et à l'inverse bien sûr, l'ardeur du soleil méridional semble toujours le gage d'autres ardeurs. ‘Nos frères du Midi ont les passions vives’.Ga naar voetnoot15. Mais si on continue à user de cet outil explicatif, il s'est souvent comme reclus à l'intérieur du département. Passe encore que ce soit au beau milieu du département de l'Isère, vers la ville de Romans, que coure la frontière entre deux climats et deux civilisations. Cette ligne là coïncide bien encore avec notre perception d'un Nord et d'un Midi. Mais on retrouve la même bipartition dans des régions plus inattendues: le modeste Cousin coupe lui aussi en deux un Avallonnais où tout oppose le Nord et le Sud.Ga naar voetnoot16. La Haute-Marne a un Nord pourvu d'un bon esprit, un Sud où le fanatisme a jeté de profondes racines.Ga naar voetnoot17. ‘Remonter du Midi au Nord de la Corrèze, c'est rencontrer moins de gaîté, des dispositions moins communicatives, un caractère plus âpre’.Ga naar voetnoot18. Quimper, au sud du département du Finistère, est perçu par Cambry comme une ville ‘méditerranéenne’.Ga naar voetnoot19. Le département du Var, présenté par Lavallée, est une | |
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France en miniature qui enferme dans ses frontières les plantes du Nord ‘à quinze lieues’ de la flore méditerranéenne. Bref, le contraste du Nord et du Midi ne sert le plus souvent qu'à l'articulation d'un espace modeste et le découpage départemental a donc comme première conséquence d'imposer un camaïeu descriptif. Quant à l'autre contraste hérité de la géographie classique, celui de la plaine et de la montagne, il est lui aussi dérangé par la départementalisation. L'opposition de la plaine et de la montagne, comme du Nord et du Midi, permet toujours, comme par le passé, de penser la personnalité ethnique: le sol montagneux engendre la sauvagerie, le sol modéré la placidité. Mais la nécessité, dans un même département, de passer des cantons montagneux aux cantons de plaine, enferme une fois encore le contraste dans un cercle très restreint et en modifie la portée. Elle complique l'opposition, longtemps si philosophiquement satisfaisante, de la plaine à la montagne comme de l'artifice à la spontanéité. Il n'est pas jusqu'au stéréotype de la vertu campagnarde qui ne soit indirectement remis en question par le découpage départemental. On sait que dans la formation des départements on s'est le plus souvent appliqué à placer le chef-lieu au centre du département, et la périphérie, du même coup, paraît peu sûre, livrée aux influences extérieurés. Sentiment renforcé par un chauvinisme départemental naissant, qui suggère que le mal vient toujours d'ailleurs, et par un organicisme ingénu: ‘le centre du département’, écrit le commissaire du Tarn et Garonne, ‘est chaudement attaché à la Révolution; et c'est aussi de là que partent les rayons qui doivent éclairer et échauffer les extrémités plus froides’.Ga naar voetnoot20. Une fois de plus, ce n'est pas la fin des contrastes que semble avoir apporté le nouveau découpage, car autant que jamais, il y a lieux et lieux. L'espace départementalisé ne s'est pas unifié, mais miniaturisé. En ce sens, le découpage a considérablement modifié la perception de l'espace national: en multipliant les différences menues, en magnifiant le localisme et l'esprit de clocher, il a porté un coup à la conscience régionale. Au même moment, les Fédérations proclament souvent l'abandon de l'appartenance régionale, au profit d'une ivresse de fusion. Chacun se souvient de la proclamation des fédérés de Bretagne et d'Anjou: Nous déclarons solennellement que n'étant ni Bretons ni Angevins, mais Français et citoyens du même Empire, nous renonçons à tous nos privilèges locaux et que nous les abjurons comme anti-constitutionnels. Nous nous déclarons fiers et heureux d'être libres. Ces Fédérations ont modestement commencé, dans l'hiver 1790, par être des | |
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pactes de caractère défensif, noués d'une ville à l'autre, d'une milice à l'autre, contre des brigands proches dont on signale, ou rêve, l'existence, ou contre de lointains ennemis de la Révolution, non moins obsédants. Ce sont des alliances nées de la peur, par conséquent, dont l'agent principal est la garde nationale, qui se ‘fédère’ à la garde nationale, ou à la garnison la plus proche. Les fêtes qui consacrent l'alliance sont toutes militaires; les enseignes y flottent; on y prête le serment l'épée à la main; le coeur de la cérémonie est la bénédiction du drapeau. Elles n'en font pas moins l'apprentissage d'une dramatique de l'unité, dont la Fédération parisienne en juillet fixera le modèle. Comment, dans ces fédérations, se manifeste le rêve de l'unité et de l'homogénéité nationales? Au niveau le plus fruste, par des scènes de fraternisation frontalière, entre villages longtemps ennemis, inspirées par le sentiment défensif. Au niveau le plus élaboré, par ces discours de notables qui psalmodient inlassablement le serment de ‘s'aimer toujours, rester inséparablement unis’. Partout, par un cérémonial très syncrétique, où triomphe une symbolique de l'union. Le plus frappant peut-être pour notre propos, c'est de voir à quel point, dans le voyage des fédérés à Paris, l'épreuve de l'espace est vécue comme une éducation nationale. Ce que les fédérés apprennent le long des routes, c'est, comme le dira bien Louis Blanc, qu'une fois franchis, fleuves et montagnes n'apparaissent plus comme des séparations: 1200 lignes de barrières intérieures disparurent, les montagnes semblèrent abaisser leurs cimes, les fleuves ne furent plus que comme autant de ceintures mouvantes liant ensemble des populations trop longtemps séparées.Ga naar voetnoot21. Dans l'impatience des limites et l'ivresse du franchissement, ces hommes qui n'en reviennent pas d'avoir vécu si longtemps encagés découvrent qu'une France en morceaux disparaît. Le voyage nivelle le paysage français, comme le montre l'étonnant texte du retour à Angers de la bannière fédérative: La municipalité, le district d'Angers, les autres districts et les municipalités voisines ne peuvent contenir leur empressement; ils volent au-devant d'elles. La municipalité ne considère point si c'est hors de son territoire qu'elle s'avance? Est-ce que la patriotisme connaît aujourd'hui ces lignes de démarcation que la morgne et la petitesse avaient autrefois tracées?Ga naar voetnoot22. On pourrait citer mille textes du même ton. Notons encore deux traits: d'abord, la nature du sentiment à l'égard de Paris, berceau sacré de la Révolution. Paris a beau être le terme glorieux du pèlerinage | |
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fédératif, nul n'oublie qu'on le fait pour revenir, pour témoigner. Ce que les fédérés tiennent à établir, c'est, dans le va-et-vient de la province à Paris, la consacralité du territoire français. L'arrachement au sol natal, si frappant dans la Fédération, n'est pas une préférence donnée à Paris; malgré la sacralité du centre, c'est l'affirmation d'un égalitarisme topographique: que tous les lieux se valent, que le territoire français est fait d'une seule et même étoffe. Arrêtons-nous enfin au surgissement du mot de Fédération, dans ces années qui inventent une langue politique. Les pactes défensifs de l'hiver 1790 ne se décorent pas unanimement, ni immédiatement, du mot de Fédération. Fédération le dispute d'abord à ‘union’, à ‘pacte’, à ‘coalition’, à ‘cérémonie fraternelle et politique’, à ‘réconciliation’ aussi, qui a le mérite d'une allusion à la France déchirée d'Ancien Régime. Mais Fédération l'emporte finalement, sans doute en raison de sa nouveauté, qui paraît accordée à la nouveauté de l'événement. Car Fédération est un vieux mot du quatorzième siècle tombé en désuétude. Le dictionnaire de Richelet n'en dit rien, non plus que Furetière ou l'Académie. Trévoux ignore le substantif, mais fait place à l'adjectif fédératif: M. de Montesquieu s'est servi de ce mot, en parlant des différentes provinces qui composent la République de Hollande et qui sont unies entre elles par des traités. Baptême politique donc pour ce mot rajeuni, que confirment encore son usage par Dupont de Nemours (l'impôt est à ses yeux un noeud ‘fédératif’) et par Mably qui l'associe à ‘République’. Dans les années qui précèdent la Révolution, l'exemple américain - parfois aussi l'exemple suisse - popularise les substantifs de fédération et confédération et donne au verbe ‘se fédérer’ sa pleine charge d'efficacité, nuancée d'admiration pour les peuples qui se ‘confédèrent’. Mais du vocabulaire politique à la langue courante, il y a loin. C'est la Grande Peur qui fait faire au mot ‘fédération’ ce pas décisif. Car il faut bien baptiser toutes les ligues qu'elle fait surgir. Et c'est probablement la raison du triomphe de ‘fédération’ sur ‘union’ et sur ‘coalition’, auxquelles manque la solennité de l'institution. Fédération et confédération finissent donc par s'imposer. C'est la circulation de ‘fédératif’ - on use beaucoup plus parcimonieusement de ‘confédératif’ qui fait triompher ‘fédération’. Ce ne sera pas pour longtemps. Bientôt les fédérés vont disparaître, le mot de fédération se trouve discrédité par sa contiguïté avec le fédéralisme, et le rêve d'un espace français unifié être mis à mal par la rencontre avec l'histoire révolutionnaire. | |
Le federalismeDans cette perception euphorique, l'histoire révolutionnaire introduit en effet bien des variations. Je n'en retiendrai ici qu'un épisode, choisi pour la consonan- | |
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ce qu'il a avec le sujet de notre colloque: l'insurrection dite fédéraliste, qui éclate en 1793 après la mise en accusation des ministres girondins et se développe inégalement sur le territoire français. Ce qui m'intéresse ici n'est pas d'en raconter l'histoire, mais d'y tester la présence et la vigueur des sentiments régionalistes: dite aussi ‘girondine’, cette insurrection est perçue par la mémoire nationale comme une entreprise volontaire de décentralisation. Qu'en est-il exactement? Il faut d'abord rappeler que la base de l'insurrection est l'administration départementale, institution héritée de la Constituante. Cette administration, que le roi pouvait initialement suspendre, ne conférait au département aucune gestion autonome. Elle comportait un conseil de 36 membres élus par l'Assemblée électorale du Département; les électeurs de ce corps devaient payer une contribution égale à dix journées de travail. Les choix de ces hommes aisés mettent sans surprise à la tête du département une bourgeoisie modérée. Du reste même l'élection au suffrage universel, décidée par la Convention, ne change guère la physionomie des Assemblées; lorsque les représentants en mission doivent prendre contact avec ce personnel administratif très modéré ils sont plus stupéfaits encore qu'indignés: ‘nous n'avons’, disent le 9 mai 1793 Amar et Merlino dans une lettre à la Convention, ‘trouvé que la morgue parlementaire et des esprits irrités de la mort du tyran’. Ce sont ces Assemblées qui pendant tout l'hiver 1793 cherchent à mettre sur pied une force armée, et après le 2 juin, adressent à la Convention leurs protestations en cascade: près de soixante d'entre elles se rallient au mouvement. Ce sont elles aussi que la Convention destitue et qu'elle parvient pour la plupart à faire obtempérer jusqu'à circonscrire, fin juin, l'insurrection dans quatre centres. Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulon; c'est déjà dire le contenu urbain du fédéralisme: affaire des grandes capitales régionales beaucoup plus que des régions. Dans la masse des textes qu'a produit l'insurrection, peut-on repérer avec certitude un sentiment régional révolté? La première surprise qu'on éprouve en lisant les textes ‘girondins’ - émanés soit des vedettes du parti, soit des Assemblées départementales, soit même des sociétés populaires -, c'est de n'y trouver aucun appel au fédéralisme. Bien au contraire. Quand Buzot, dès septembre 1791, appelle à la constitution d'une force publique à laquelle participeraient tout les départements, il déclare: j'ai proposé cette mesure et je disais que pour empêcher ces divisions fédératives, ces déchirements de la République française, il ne fallait que les départements ici. Même accent chez Barbaroux: ‘Proscrivons le gouvernement fédératif pour n'avoir qu'une république unique’. Notons qu'au moment même où le mot ‘fédératif’, deux ans après la Fédération, prend dans les bouches girondines elles- | |
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mêmes cette connotation péjorative, le terme de Confédération, lui, n'a rien perdu de son éclat: ‘La République’, dit encore Buzot le 8 octobre, ‘est la confédération sainte d'hommes qui se reconnaissent semblables et frères, qui chérissent leur espèce’. La parenté de ce discours avec celui de la Fête de la Fédération est évidente: même horreur de ce qui sépare, de ce qui enserre, même obsession d'une expansion régulière sur le territoire français. Toutes les interventions girondines portent le sceau de l'unité. On dira qu'il ne faut pas prendre ces déclarations tactiques pour des souhaits et que chaque député girondin - on le voit bien dans une intervention de Guadet, le 18 janvier 1793 - cherche à secouer déjà l'accusation de fédéralisme, qu'il pressent comme mortelle. Il est plus frappant de constater que des assemblées départementales et même des sociétés populaires, moins averties, ne vient aucun voeu fédéraliste. Toutes adjurent au contraire la convention de ne pas l'être, c'est à dire de renoncer aux divisions partisanes et d'oublier jusqu'aux noms de montagne et de marais.Ga naar voetnoot23. Les seules mentions qui sont faites du fédéralisme le sont sur le mode de la menace: les citoyens de Dijon écrivent le 25 mai à la convention que si elle ne se ressaisit pas, alors il y aura fédéralisme, parce qu' à la fin, chaque département, las des sacrifices qui ne lui procurent point la garantie sociale, regardera autour de lui et cherchera, en s'associant à ses voisins, à doubler du moins ses moyens de défense contre l'ennemi commun. Les sociétés locales voient leur mouvement dans le droit fil révolutionnaire, conséquence de la fédération et non annonce du fédéralisme: ce qui le symbolise aussi bien, c'est que les détachements venus des départements continuent à promener emblématiquement la bannière fédérative. Ce qui plaiderait enfin mieux encore pour l'absence d'intention séparatiste chez les girondins, c'est que, l'insurrection déclarée - quand il n'y a donc plus rien à perdre - les revendications qui émanent des départements ne sont pas plus fédéralistes que ci-devant. La Commission populaire qui se réunit à Bordeaux le 11 juin se borne ainsi à demander le renouvellement des autorités administratives et municipales de Paris. Du reste, ceux des Jacobins qui s'appliquent au réalisme le reconnaissent volontiers; Feydel, agent du pouvoir exécutif qui enquête dans le Gard écrit le 14 septembre: ‘je m'aperçois que je n'ai pas dit un mot des fédéralistes. 'C'est qu'il n'y en a pas’. Ce qui pourtant se lit à plein dans ces textes, c'est la haine de Paris. Sans doute les plumes départementales, rompues au balancement oratoire, prennent-elles la | |
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peine de distinguer le bon grain de l'ivraie, la partie ‘abusée’ du peuple de Paris de la partie émeutière. Mais ces précautions rhétoriques tiennent peu face à la représentation globale de la capitale. Celle-ci, au fil des adresses, est peinte comme une ville aveugle (Marseille), une ville rebelle (le procureur général syndic de l'Aude), une ville dominatrice (le Conseil Général des Hautes-Pyrénées), une ville à la fois arrogante et esclave enfin: le 16 juin, les députés du Gard adressent à la Convention une lettre superbe où ils rappellent qu'à Paris la pensée est captive, le secret des lettres violé, la liberté de la presse attaquée, les pétitionnaires outragés, l'espionnage rétabli’. Il est frappant de constater que cette attaque, qui reprend de très vieux thèmes, exprime une méfiance spécifique à l'égard de Paris et pas du tout un refus de l'Etat centralisé. Chacun convient alors qu'il faut un centre au gouvernement révolutionnaire. Le département d'Ille et Vilaine écrit le 19 juin à Versailles: ‘nous ne voulons point organiser un autre centre de puissance’. Ceux qui vont plus loin et dénient à Paris la dignité sacrée du centre ne font rien d'autre que souhaiter un nouveau centre, qu'il déplacent à Bourges en raison de la convenance topographique. Toute cette discussion est menée au nom de la consubstantialité de l'espace français, de l'égalité des départements et de Paris. Les droits d'une province particulière n'y jouent aucun rôle. C'est Thomas Paine qui voit juste quand il écrit à Danton le 31 mai: ‘le danger croît chaque jour d'une rupture entre Paris et les départements’. Les départements, et non tels ou tels. S'il y a pourtant une marque distinctive de l'insurrection fédéraliste, c'est celle qu'imprime la géographie. Au-dessus d'une ligne qui va de l'embouchure de la Seine au Haut-Rhin, tous les départements sont étrangers à la cause fédéraliste. Si on excepte la Normandie, la révolte est toute du Midi. De fait, on voit vivre dans certaines de ces adresses une conscience méridionale. Le 28 juin 1793, alors que les Espagnols ont franchi la frontière, le procureur général syndic de l'Aude accuse de front la Convention: ils veulent, et nous avons le courage de le dire, ils veulent livrer les départements méridionaux au fer des tyrans pour leur ôter le moyen de combattre leurs complots liberticides. Les députés du Gard veulent porter à la Convention ‘le secours des hommes du Midi’. La perception d'une grande fracture de l'espace français vit donc encore ici. C'est elle aussi que veut d'avance conjurer Barbaroux, s'épuisant à présenter la force armée ‘montant’ des départements méridionaux vers Paris comme le rempart d'une République ‘éternellement consolidée par le rapprochement des habitants du Nord et du Midi’.Ga naar voetnoot24. Ce n'est du reste pas la seule mention des diffé- | |
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rences. Celle de la montagne et de la plaine pourrait aussi se lire dans quelques adresses venues des départements montagneux. Quelques allusions enfin au proche passé républicain (des Bretons, par exemple), ou à la nuit des temps (les braves guerriers normands, descendants des vikings). Mais il faut se donner la peine de chercher ces notations, éparses dans des textes qui ne les accueillent pas volontiers. Les réunir dans un paragraphe leur prête une cohérence qu'elles n'ont à aucun titre. Rien, sinon le regard de l'adversaire, ne permet de les constituer en conscience régionale. C'est en effet dans le discours d'en face que le fédéralisme prend le visage d'une entreprise délibérée et régionalement inscrite. Dans l'Isère, quand les papiersnouvelles apportent à la fois l'annonce du 31 mai et de la révolte lyonnaise, le conseil du département se réunit sur le champ. C'est pour désavouer d'entrée de jeu toutes les formes de fédéralisme. Mais ce que le représentant Dubois-Crancé a vu est tout différent: ‘on poussa l'audace jusqu'à porter sur le bureau la carte de la France et prouver géographiquement que le Midi pouvait se passer du Nord’. Ce qui voit alors Dubois-Crancé, les représentants en mission dans les provinces le voient aussi. Un monstre à l'existence purement polémique, mais qui a triomphé dans l'inconscient national: tel est, tel sera en France le fédéralisme. Pour en repérer les traits, choisissons un rapport récapitulatif de l'insurrection, celui que Julien, en vendémiaire an II consacre aux ‘administrations rebelles’.Ga naar voetnoot25. Du texte de Julien, bon exemple de l'idéologie jacobine, il y a beaucoup à retenir: d'abord, le caractère urbain du fédéralisme, attribué sans hésitation aux villes orguelleuses; ensuite l'entière identification de la Révolution à Paris. Quand Julien, qui a refusé de ‘régionaliser’ son rapport et de le ‘fédéraliser’ et en conséquence a opté pour la brutale égalité de l'ordre alphabétique, en arrive, dans l'énumération des départements, à Paris, il ne juge pas utile de faire comparaître la capitale à son tribunal: Paris fit sa révolution en 1789; en 1790 elle détruisit la haute noblesse et le clergé; en 1791 elle perdit les Lafayette et toute la suite d'une caste encore privilégiée qui dominait par l'intrigue et se soutenait par la cabale; en 1792, elle porta le dernier coup à la royauté et à tous ses attributs; en 1793 il a fallu faire une révolution encore pour anéantir une domination bien dangereuse, celle des riches. Paris l'a encore faite et Paris a été déclaré avoir bien mérité de la partie. Il faut enfin s'arrêter à la cascade d'équivalences que Julien établit au fil de son rapport: le fédéralisme, c'est la parcellarisation: | |
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on eût formé comme en Suisse des républiques fédératives où un Sénat orgueilleux eût dicté ses lois. La France une fois confédérée se serait vue divisée en portions distinctes dont les intérêts et les relations eussent été en proportion de leurs périls et de leurs dangers. Notons qu'au même moment les fêtes montagnardes font défiler dans leurs cortèges, sous les huées, l'hydre du fédéralisme, animal qui n'en finit pas de pousser de hideux bourgeonnements. Le fédéralisme, c'est aussi la séparation: Julien accuse le Jura d'avoir voulu former un onzième canton suisse. Le fédéralisme c'est encore la coalition. Et c'est la paralysie révolutionnaire: ‘alors la machine politique se fut difficilement remuée’. Et c'est la renaissance des privilèges. Et c'est encore, pour que la boucle soit bouclée, le retour du roi. S'interroger sur la fortune d'un discours bâti sur d'aussi maigres indices, c'est être amené à reconnaître qu'alors tout le monde l'entendait. Il s'agit moins d'un langage jacobin que de la logique même du langage politique mis en place depuis trois ans. On peut aller en demander une preuve à une adresse qui parvient à Paris le 20 juin, d'une société républicaineGa naar voetnoot26. sympathique à la cause girondine. Détruisez, demande-t-elle, ce fédéralisme impérieux des sections de Paris qui menace incessamment l'unité de la République. Nationalisez cette ville immense, qu'elle apprenne enfin à obéir à la volonté souveraine du peuple, à se niveler avec les départements, etc. A ce détail près qu'ici le fédéralisme est imputé à Paris, sa caractérisation est rigoureusement identique à celle qu'en donne Julien. Le même vocabulaire court de l'un à l'autre camp. Cet accord inconscient scelle la défaite d'une grappe de mots et témoigne d'une dérive linguistique extrêmement rapide. Pendant les années heureuses de la Révolution, on se fédérait à telle ou telle garnison, ou encore à Paris. Dans le nouveau discours politique, on ne peut plus se fédérer que contre. Des deux idées présentes dans le mot fédération, la division et le groupement, la division l'emporte sur le groupement. Aussi fédération s'efface-t-il devant ce fédéralisme qui suppose un système volontaire d'association. Fédéré, de la même façon, fait place à fédéralisé: on parle de ‘défédéraliser’ les départements. L'ignominie attachée par les jacobins au mot de fédéralisme fait même retour sur les beaux souvenirs des premiers 14 juillet: dans les fêtes de l'an II on voit sur les bûchers flamber la bannière fédérative. Avec elle, s'en va en fumée l'illusion de l'unité. | |
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Le retour des différencesCar au croisement de l'espace français avec l'histoire révolutionnaire - nous n'en avons ici, rappelons-le, retenu qu'un épisode - les stéréotypes régionaux sommaires, mais vivaces que nous avons rencontrés sortent transformés. Au fil des péripéties historiques, les caractérisations régionales doivent sans cesse être remaniées. Mais surtout, elles ne paraissent plus relever d'un déterminisme topographique aussi simple. Les observateurs, qui doivent compliquer leurs hypothèses, rencontrent ici paradoxalement l'originalité irréductible des régions. Pourtant, il y a des traits que l'histoire révolutionnaire se contente d'illustrer, ou d'accuser. Voici la Moselle,Ga naar voetnoot27. vue par son commissaire: le caractère doux et paisible des habitants de ces contrées les porte à la soumission aux lois, ce qui ne laisse pas de doute que l'esprit public est bon. Avec cette indication, toujours jugée démonstrative: ‘les conscrits partent bien’. Voici l'Indre,Ga naar voetnoot28. dans la description de Grétré: l'air y est moins vif que dans les pays nombreux, les habitants n'ont pas dans le sang cette ‘chaleur bouillante, principe d'énergie’ et la vie pastorale a encore accentué cette modération native: on a du même coup ici évité les divisions sanguinaires. Les pays du centre de la France bénéficient généralement de cette présentation où la Révolution est l'objet d'une acculturation paisible. La Haute-VienneGa naar voetnoot29. produit des habitants simples, dont l'esprit, du même coup, tourne, c'est bien commode, au gré des ‘hommes chargés de sa direction’. Le district d'AvallonGa naar voetnoot30. a vu sa jeunesse voler unanime aux frontières et a ignoré les scènes affligeantes. Voici encore l'Auvergnat,Ga naar voetnoot31. resté froid en Révolution comme ci-devant: ‘la Révolution le trouva raccommodant des soufflets ou portant des seaux; il ne les a point quittés pour des épaulettes de général’. Et les Limousins, que leur constitution morale préparait à chérir la liberté et qui ‘l'ont servie sans cette exagération qui dans d'autres lieux lui suscita tant d'ennemis’. Bref, il y a des lieux en France où la pratique révolutionnaire renchérit sur les dispositions caractérielles, où l'absence de victimes s'explique tout bonnement par les ‘doux sentiments’ des indigènes,Ga naar voetnoot32. où l'observateur révolutionnaire peut renouer sans effort avec les descriptions anciennes. Tout un siècle amoureux des montagnes peut ainsi se retrouver dans la description abré- | |
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gée des Hautes-Alpes.Ga naar voetnoot33. Ici en effet, pas une goutte de sang n'a été versée, on n'a même pas conçu l'idée d'un délit: ‘les acquéreurs de biens nationaux ont joui tranquillement de leurs acquisitions’. Mais l'auteur présente ce privilège comme le fruit de la distance intellectuelle et morale que donne la vie sur les sommets: ‘tandis que la discorde ensanglantait les départements du Midi, les Hautes-Alpes contemplaient avec indignation ses ravages du haut de leurs montagnes...’. Bien d'autres corrélations viennent s'inscrire sans surprise dans le cadre préparé par les descriptions anciennes. Voici les Provençaux et les Bordelais de Lavallée. En Provence, si plus qu'ailleurs les opinions depuis la Révolution ont pris un caractère terrible, ce n'est pas que les hommes soient plus méchants, c'est qu'ils sont en politique ce qu'ils sont dans les plaisirs, presque toujours au-delà de la raison, des lois de la nature et des besoins physiques. A Bordeaux, le peuple a pris la Révolution à sa manière: il a été gascon, dans le sansculotisme comme en toute autre chose: les chevaux, les carrosses, l'épée, les habits galonnés, voilà comme il a été sans-culotte; il a été bouffon comme on était féroce dans d'autres endroits; et sans les auxiliaires étrangers, il y aurait eu confusion à Bordeaux, mais ni meurtre, ni pillage, ni échafaud.Ga naar voetnoot34. Ainsi il arrive que l'histoire révolutionnaire paraisse n'avoir fait que mettre dans un éclairage singulier les traits de la caractérologie régionale. C'est loin d'être toujours le cas. La Révolution défait aussi des réputations, ménage la surprise d'hommes patriotes qui naissent sur une terre ingrate et dévorée de passions, ou fait au contraire surgir des contre-révolutionnaires là où on ne les attendait pas. Malgré le contact avec la grande ville qui devrait l'émanciper du lourd environnement campagnard, l'artisan obligé de chercher dans un travail pénible le moyen de nourrir sa famille, ne saurait donner ‘aucun de ses moments à sa patrie’. Il sera donc ‘ignorant, crédule, superstitieux’.Ga naar voetnoot35. Malgré un encadrement topographique habituellement générateur d'apathie, les habitants du ci-devant Poitou ont embrassé ‘avec enthousiasme la Révolution’. Quant au préjugé favorable à la montagne, il s'estompe si elle abrite le prêtre réfractaire.Ga naar voetnoot36. Particularités socioprofessionnelles et particularismes historiques viennent donc brouiller le tableau et engendrer la perplexité. Ce qui cause à ces hommes la plus grande surprise, c'est assurément la décou- | |
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verte de ce qu'on pourrait appeler avec Julien Gracq le ‘coeur glacial’ du Midi. La violence et la haine contre-révolutionnaire paraissent ne pouvoir s'accrocher à rien dans des pays où tout a l'air de les démentir: la beauté des femmes, la douceur du climat, le charme des paysages. Aussi est-on obligé de recourir à d'autres explications. Le séjour d'un émigré en FranceGa naar voetnoot37. suggère que le charme du Bas-Languedoc est la cause indirecte de l'agitation qui y règne. Le pays attire beaucoup de révolutionnaires errants, propagandistes qui sous couleur d'élever le peuple à la hauteur de la Révolution, mettent tout à feu et à sang. D'autre part, si les hommes sont ici plus ardents, encore faut-il savoir vers quoi se dirige cette ardeur. Si privilégié topographiquement, le Midi ne l'est plus du tout psychologiquement dès lors que la République - force est bien de le constater - n'y est pas prise comme objet d'amour. Au Midi, l'exaltation tourne en violence, en interminables représailles circulaires, au point que les habitants des Landes, dépourvus du goût de la vengeance, paraissent à peine méridionaux.Ga naar voetnoot38. Le Midi finit donc paradoxalement par concentrer sous ces plumes tous les aspects péjoratifs, conjuguant les deux traits que repousse avec horreur la sensibilité révolutionnaire et qu'elle lie du reste: exhibition et secret, celui-ci prospérant à l'abri de celle-la. Ainsi se prépare l'association, qui aura la vie dure, entre la France du Nord et la ‘vraie France’, la terre de la rationalité, donc de la spécificité française. Avec ces stéréotypes régionaux, ici infirmés et là confirmés, ce qui trébuche évidemment, c'est la belle assurance de la théorie néohippocratique. La miniaturisation qu'a entraînée le découpage départemental et le réalisme qu'a imposé l'histoire révolutionnaire réelle révèlent assez de bigarrure - ces communes patriotes qui jouxtent les communes royalistes annoncent déjà la découverte mi-partie que fera Bois du canton d'Ecommoy - pour déconsidérer la thèse hippocratique en suggérant que la cause des variations politiques n'est pas forcément dans le sol et le climat. C'est que les éléments topographiques - c'est une première découverte - sont parfois discordants entre eux: on s'attend par exemple à trouver chez les habitants des Pyrénées l'ardeur que paraît promettre le soleil; mais dans cet horizon fermé par la montagne, le feu du climat est presqu'étouffé; et, de ce fait, le peuple de ces contrées, ‘acculé au pied des montagnes’ est essentiellement ‘tranquille’.Ga naar voetnoot39. Dans cette géographie déjà dépourvue de cohérence, l'histoire révolutionnaire introduit tant de nouvelles variables que naît partout, imposé par l'observation directe, le soupçon que les propositions néohippocratiques devraient être réexaminées. On le sent à plein dans le grand ouvrage de Lavallée qui revient vingt fois sur leurs incertitudes, avec une insistance problématique: malgré | |
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l'âpreté du Morvan, comment expliquer la ferveur républicaine des habitants de Château-Chinon? Si on rend compte de la férocité des Bretons par leur ciel de tempêtes, leurs landes et leurs ‘genêts désastreux’, comment comprendre que les petites villes bretonnes se soient montrées continument patriotes? Comment ne pas être intrigué par Alençon, ville aristocratique comme Caen et pourtant aussi aimable que Caen l'est peu? Il serait difficile, commente Lavallée, de se rendre compte d'où part une diversité si grande entre l'esprit de société d'une commune à l'autre. Ce n'est ni le climat, ni le sol, ni la nourriture puisque cet esprit diffère du tout au tout entre deux communes dont la latitude est à peu près la même, dont toutes les productions se ressemblent.Ga naar voetnoot40. Même perplexité chez Cambry, persuadé de la véracité de ce qu'Hippocrate avance; mais qui dans l'enchevêtrement des micro-climats finistériens, coexistant dans un ‘espace de six lieues quarrées’, perd le peu qu'il a d'esprit systématique: ‘une différence presque nulle dans la position sur le globe a produit cette étrange variation.Ga naar voetnoot41. La theèse du déterminisme topographique apparaît donc moins sûre d'avoir été examinée sur le terrain et d'avoir été confrontée à l'opposition majeure que la Révolution révèle, celle des pays civiques et des pays inciviques et qu'on ne parvient pas à calquer sur une grande opposition de sol ou de climat. A une exception près toutefois, celle du pays ouvert et du pays couvert. De toutes, c'est la plus résistante à l'observation et la plus démonstrative. Nul n'en doute, le pays ouvert est civique, le pays couvert incivique. Il n'y a rien de bon à attendre des pays étouffés de bois, coupés de haies, mangés par la bruyère, et il faut se résigner à voir perdus pour la République les départements où tous les cantons sont couverts: telle la Mayenne, pays disgrâcié et solitaire, dont les chemins à eux seuls sont ‘une aristocratie’.Ga naar voetnoot42. Telle l'Orne,Ga naar voetnoot43. dont les cantons les moins soumis sont aussi ceux où les communications sont les plus difficiles et les sites les plus sauvages. Si nos observateurs tiennent pour acquis que dans les cantons couverts ‘on secoue avec succès les brandons du fanatisme’, ce sont évidemment les souvenirs tout frais du bocage vendéen. Mais c'est aussi que ces souvenirs rencontrent une pensée fondamentalement hostile au secret; ne rien cacher est l'obsession de la pensée révolutionnaire; d'où la méfiance pour la forêt, car sous le couvert des bois, la lumière ne filtre qu'avec peine; pour la haie, qui borne le regard (et autre chose aussi: vivre entre deux haies, Michelet le dira, est synonyme de balourdise). Pour le pays coupé, car le morcellement physique est une manière de fédéralisme | |
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de la nature qui entraîne le repli sur soi, toujours suspect en Révolution d'être une volonté criminelle de séparation. A l'opposé, le pays ouvert qui laisse librement circuler le regard, et l'habitat groupé qui garantit des tentations de l'isolement rendent la vigilance révolutionnaire plus aisée; il est plus facile d'y entretenir, et même d'y contracter, l'ardeur civique. C'est pourquoi - le corollaire est évidemment la mise en sourdine du thème de la montagne libératrice - les champagnes paraissent fournir son vrai terreau à la ferveur républicaine. Ce n'est du reste que le rajeunissement d'un très vieux thème. Rivault de Fleurance, gentilhomme gascon du seizième siècle, voyait déjà dans la France de la dispersion la France sauvage; depuis longtemps les plaines paraissent favoriser la civilisation; elles font maintenant pousser l'esprit républicain.Ga naar voetnoot44. Voilà donc ce qui reste de plus solide dans la thèse du déterminisme topographique et force est de recourir à d'autres explications. Ce qui est frappant dans les récits de voyages et dans les textes administratifs des dernières années révolutionnaires, c'est le sérieux avec lequel les auteurs se mettent en quête d'une autre manière de penser la diversité des options politiques françaises. Trois grands thèmes viennent alors relayer l'explication strictement topographique: le passé régional, la langue, enfin et surtout la religion. D'abord, le passé régional. Le voyage à travers la France découvre des hommes plus ou moins ‘nus de préjugés’ comme dit Lavallée. Le voyage invite donc à reculer dans l'histoire et guérit le voyageur de l'illusion révolutionnaire de la table rase: on ne peut pas, par exemple, étudier les convulsions révolutionnaires sans revenir au passé du despotisme. C'est lui qui explique la langueur du Limousin, phénomène accidentel et non enraciné géographiquement, puisque ‘le célèbre Turgot ne se montra qu'un moment à Limoges et tout prit une face nouvelle dans ces contrées.Ga naar voetnoot45. Lui aussi qui rend compte de la violence paysanne dans certaines régions de France. Tomber de Périgord et de Quercy - provinces où la noblesse s'agrippait à ses prérogatives - en Lot et en Dordogne, c'est retrouver sans surprise les excès de la Grande Peur. Si les Deux-Sèvres embrassent avec enthousiasme la cause révolutionnaire, c'est que ‘cette partie du ci-devant Poitou était particulièrement surchargée d'impôts et assujettie aux vexations féodales de toute espèce’. Dans l'histoire révolutionnaire on peut aussi retrouver les traces laissées par la révocation de l'Edit de Nantes, de Montauban aux Cévennes, où | |
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l'habitude de la persécution a enraciné l'instinct de la liberté. Et par des rivalités ancestrales: dans sa frénésie contre-révolutionnaire Lyon s'est montrée avant tout anti-parisienne. Bref, ces observations redonnent à l'histoire son privilège explicatif sur la géographie. Les hommes ne sont pas différents parce que les terroirs sont différents, mais parce qu'ils ont été ‘régis différemment’. On ne peut plus alors s'étonner de voir les habitants de l'Hérault, héritiers du droit romain, contracter de bonne heure un esprit républicain tout formé déjà quand éclate la Révolution. Et voilà qui donne au voyage un autre rythme, au voyageur un autre horizon: ‘nous signalons dans nos ouvrages les passions anciennes et nous vivons avec les tombeaux bien plus qu'avec les hommes’; c'est encore Lavallée qui parle. Le comportement politique est alors moins un réflexe naturel que la mémoire culturelle des régions. Le deuxième facteur d'explication, la langue, qui fait reculer beaucoup plus loin vers la nuit des origines, redonne du même coup au lieu toute sa force énigmatique, au point, comme le remarque le commissaire des Basses-Pyrénées,Ga naar voetnoot46. de rendre étrangers les uns aux autres des districts très voisins: les Basques qu'il administre sont enfermés en leurs cantons parce qu'ils le sont en leur langue. Or, on peut aller de la langue au tempérament politique par une série de chaînons. Car il y a ‘des langues énergiques et laconiques, des langues prolixes et riches en mots insignifiants’. A énergie intellectuelle comparable, les premières font des peuples âpres comme les Bretons, les secondes des peuples légers et aimables comme les Languedociens. Non que les ‘préceptes tacites’ ne soient partout les mêmes. Cet hommage rendu à l'unanimisme des Lumières, Lavallée s'empresse de dire que les langues ‘ou les délaient ou les précisent’. Du laconisme à la sauvagerie, de l'éloquence à l'enthousiasme, il n'y a qu'un pas vite franchi. Si une langue âpre et sauvage dans ses inflexions, mais belle, dit-on, par sa précision ou son laconisme distingue les ci-devant Bretons des autres Français, le caractère des Bretons ne tranche pas moins avec celui des peuples qui les avoisinent. La langue bretonne fait la franchise du Breton, mais elle fait aussi sa rudesse, sa violence qui le prédisposent à l'isolement et à la rebellion. En revanche, voici le langage de la Bigorre, brûlant, rapide, passionné. Les mots se précipitent, s'élancent, chassés pour ainsi dire au-dehors par les passions qui jaillissent du coeur. Les hommes de ce département ne sont pas polis car la politesse est une lenteur de la langue; ils sont au contraire tenaces, opiniâtres, disputeurs. Ce qu'on a à craindre d'un tel peuple, ce n'est plus la sourde sécession des Bre- | |
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tons, fermés à l'esprit révolutionnaire comme des huîtres, mais l'emportement irréfléchi et le goût chronique de la dispute. ‘Le langage de la raison a peu de prise sur eux avant que l'explosion de leur tête soit calmée’. Enfin, troisième facteur explicatif, de tous et de loin le plus important, la religion. Plus je parcours le département, dit le commissaire du Nord,Ga naar voetnoot47. plus je m'aperçois que l'esprit public est subordonné aux préjugés religieux: ‘le confessionnal est un club qui maîtrisera les lois, tant que les lois ne se détermineront pas à le maîtriser’. Et voici Lavallée, quand il passe de la Seine-Inférieure à la Somme. Apparemment, c'est la même terre. Apparemment, c'est le même peuple, aussi mûr pour la liberté. Pourtant, dans la Somme, l'attachement à la République faiblit. La cause? Dans cette analyse, qui s'achève dans un registre presque renanien: On commence à découvrir sur les moeurs la première teinte de la superstition flamande. Les croix s'y montrent de temps en temps sur les chemins, l'obéissance aux prêtres y perce, les églises y sont plus argenteuses, les pauvres plus fréquents, les jeunes gens des deux sexes plus séparés, les vieillards plus sombres et les vieilles femmes plus babillardes. Enfin, l'air de l'Eglise y filtre dans les coeurs et la joie commence à n'y rire qu'à demi.Ga naar voetnoot48. A l'intérieur d'un même département, les commissaires vérifient eux aussi que l'influence de l'Eglise exerce une souveraine emprise sur les autres manifestations de l'esprit public; là où le culte s'exerce le plus, c'est là que les contributions se paient le moins, là que les militaires partent de plus mauvaise grâce....Ga naar voetnoot49. Il y a des textes où cette explication n'est pas encore jugée absolument décisive et où de la religion on remonterait volontiers aux conditions de vie, soit psychosociologiques (en soulignant que les marins ont besoin d'un Dieu, par exemple), soit économiques (en mettant en valeur la coïncidence des régions les plus pauvres et des régions les plus superstitieuses; la religion, déjà, y est le coeur d'un monde sans coeur): corrélations qui renverraient du reste indirectement à la thèse topographique. Mais c'est rare: dans la plupart des cas, la religion est bien l'ultima ratio du comportement politique. Il est rare que les villes à évêques et à cathédrales soient bonnes pour la liberté, constant que l'accumulation des superstitions est ruineuse pour la Révolution. Un grand luxe de développements accompagne cette hypothèse et certains sont promis à un long avenir; tel celui de l'emprise des femmes sur les enfants. Il est des départements - ceux qui sont affranchis de l'influence des prêtres - où on n'aura que des enfants à former. Mais il en est d'autres - ceux où règnent les prêtres - ou on aura à la fois les enfants et les | |
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mères, faute de quoi l'éducation sera la toile de Pénélope, car l'enfant ‘éclairé le jour des rayons de la vérité’ (entendons, déjà, grâce aux écoles républicaines) s'endormira le soir ‘bercé par la main des préjugés’. Avec la découverte de ces facteurs perdus dans la nuit du temps régional - la religion, la langue - ce que les observateurs doivent reconnaître, c'est l'avenir lointain où recule l'unité qu'ils croyaient avoir sous la main.
Que conclure de cette présentation? que la conscience des différences régionales n'a pas disparu avec la Révolution. La France, au terme de la décennie révolutionnaire, se trouve si peu unifiée que les observateurs vont jusqu'à remettre en cause le découpage départemental. Le rêve des Constituants - la régénération par le démembrement - est progressivement désabusé. Aux premières étapes de son voyage et dans les premières livraisons de ses fascicules proliférants, Lavallée justifie les frontières départementales du triple point de vue géographique, linguistique et ethnographique. Aux dernières, il déplore la contrainte des livraisons précédentes qui l'obligent à une démarche homogène, donc à briser le cadre de la région naturelle et à volatiliser par exemple en trois ensembles arbitraires - Jemmapes, Forêts, Sambre et Meuse - ce lieu spécifique: les Ardennes. La boucle est donc bouclée. C'est, sur la tentative révolutionnaire, la revanche des lieux. Celleci pourrait être lue de bien d'autres observatoires encore: la résurgence des sociétés provinciales, la naissance de cette Académie celtique qui invente le questionnaire ethnographique et le ‘terrain’ régional. Le sentiment des différences régionales ne s'est donc pas atténué dans l'aventure révolutionnaire. Au moment même où les hommes de la Révolution s'attellent à la fabrication d'une mémoire collective unifiée et d'un esprit public homogène, ils doivent admettre la tenace singularité des régions; c'est un premier paradoxe, que double très vite un second paradoxe: alors que les convulsions de la décennie révolutionnaire s'inscrivent dans des lieux spécifiques, elles ne sont pourtant pas animées par un véritable esprit de dissidence régionale. Ainsi la mise en évidence de traits régionaux irréductibles, pour menaçante qu'elle paraisse à l'entreprise d'unification nationale, ne s'accompagne pas, ou si peu, d'un régionalisme militant. Reste que la perception des variétés régionales s'est à la fois enrichie, dramatisée, politisée. Enrichie, car la Révolution peut être considérée comme le moment de la découverte des régions françaises comme conservatoires de traditions vécues impossibles à ignorer et difficile à contourner. C'est une invitation à l'observation et même à la collecte. Certains de nos observateurs, malgré leur ferme espérance d'en finir au plus tôt avec les différences régionales, se mettent donc à les consigner. Ethnologues improbables, ils nous offrent le fascinant spectacle | |
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d'hommes que l'expérience oblige à sortir de leur champ intellectuel. Dramatisée et politisée d'autre part. Car il n'est plus seulement question de distinguer des cantons ‘grossiers’ et des cantons ‘‘éclairés’, mais des cantons ‘soumis’ ou ‘insoumis’. Observer la France révolutionnée, c'est distribuer des mérites, distinguer des villes coupables et des bonnes villes, des campagnes saines ou infestées. De la vieille géopsychologie, on est passé à une géo-morale, voire à une géo-pathologie. Bien avant André Siegfried nos observateurs découvrent qu'il y a des régions politiques ‘comme il y a des régions géologiques ou économiques, des climats politiques comme il y a des climats naturels’.Ga naar voetnoot50. Ils doivent inscrire les attitudes politiques sur le sol et reconnaître, à contrecoeur, la résistance inattendue qu'elles offrent à leur entreprise. Rien d'étonnant par conséquent à les voir lier la singularité régionale à l'esprit de sécession, à la volonté de réaction. Liaison qui pèsera pour longtemps sur l'histoire du régionalisme français. Pour le moment, en tout cas - c'est à dire au sortir de la décennie révolutionnaire -, la différence régionale peut être occasion de s'étonner; curiosité à consigner; prétexte à s'indigner; obstacle à vaincre; défi à relever. Elle n'est jamais, ou si rarement, richesse à approfondir. |
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