Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden. Deel 88
(1973)– [tijdschrift] Bijdragen en Mededeelingen van het Historisch Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
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6. Huizinga et les themes macabres
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qui revendique le droit d'écrire l'histoire des illusions, des choses inaperçues, imaginaires: l'histoire dite aujourd'hui des mentalités. C'est l'une de ces ‘illusions’, l'illusion macabre, que je voudrais étudier ici, en restant fidèle à l'esprit de Huizinga, même quand je m'écarte un peu de sa lettre et en hommage à sa mémoire. Les données macabres du XIVe-XVe siècle, Huizinga les a situées dans une série de faits constitués de données synchroniques, c'est-à-dire datées toutes d'une même époque, du XIVe au XVIe siècle. Dans une telle série, dans le corpus ainsi formé, les données macabres étaient des éléments parmi d'autres, comme les allégories, la sensibilité aux couleurs, l'émotivité etc. Le but de Huizinga était en effet de saisir les caractères originaux de cette époque, prise dans sa totalité et considerée comme une totalité homogène. On sait qu'il est parvenu à une représentation dramatique, pathétique de cette époque. Aujourd'hui cette version noire est toujours admise. M. Mollat et J. Glénisson trouvent même dans les grandes pestes et dans les crises économiques sa confirmation.Ga naar voetnoot3. D'autres historiens au contraire comme J. HeersGa naar voetnoot4. contestent ce caractère de catastrophe: Grammatici certant. De plus savants fairont mieux que moi le point de ce débat. Qu'il suffise ici de constater que les faits macabres sont situés par Huizinga et par les auteurs qui le suivent dans une perspective de crise. De nos jours, A. Tenenti a de son côté apporté une autre contribution.Ga naar voetnoot5. Il n'est pas facile de ramener à une formulation trop simple la diversité des analyses de Tenenti. Est-ce que je trompe beaucoup en balisant dans son oeuvre les deux directions suivantes? D'une part, l'opposition d'un Moyen Age finissant où la vie terrestre est considérée comme l'antichambre de l'éternité, et d'une Renaissance où la mort n'est plus l'épreuvre qu'il faut gagner à tout prix, et n'est même plus toujours le début d'une vie nouvelle. D'autre part, l'opposition d'un amour passionné du monde d'ici-bas, et du sentiment amer et désespéré de sa fragilité, que traduisent les signes de la mort physique. Dans tous ces systèmes de pensée, les donneés macabres sont situées dans leur temps et reliées aux autres données de leur temps, afin d'atteindre une meilleure compréhension de ce temps. Le but que je vous propose ici sera différent de celui recherché par Huizinga ou Tenenti. Ces mêmes données macabres, je tenterai de les situer dans une série de faits organisés autrement. La série de Huizinga était synchronique, la mienne sera diachronique, c'est-à-dire constituée de données ressemblant aux données macabres du XVe siècle, mais les unes antérieures, les autres postérieures. Disons plus sim- | |||||||
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plement que je voudrais esquisser une histoire comparée des thèmes macabres dans une longue durée, du XIIIe au XVIIIe siècle. Nous partirons néanmoins toujours du XVe siècle. Quand on parle de thèmes macabres, on se reporte spontanément au XVe siècle, un peu avant, un peu après, parce que c'est à cette époque que les historiens les ont repérés et analysés, c'est pour comprendre cette époque qu'ils les ont interprétés. Il suffira donc de rappeler brièvement les éléments du corpus déjà réuni par les historiens. Nous le compléterons ensuite en amont vers le XIIIe siècle, en aval vers le XVIIe-XVIIIe siècle, avant de revenir au XVe siècle pour présenter un essai d'explication, et enfin nous nous reporterons au début du XIXe siècle pour en saisir l'évolution à son terme. Le corpus de base a été constitué à partir de deux sortes de sources: les sources iconographiques et les sources littéraires. Les sources iconographiques sont d'abord les plus connues, quoique peut-être pas les plus significatives: les tombeaux à transis, où les défunts sont représentés mangés par les vers, en cours de décomposition. Notons, cela est important, que de tels monuments sont peu nombreux et assez localisés. La majorité des tombeaux suivaient d'autres modèles, d'autres canons. Ensuite les danses macabres et les triomphes de la mort, des fresques destinées à la décoration des charniers, c'est-à-dire des cimetières. Elles ont été très etudiées. Enfin les illustrations de l'office des morts, dans les ‘Heures’. On rattachera à ces peintures de manuscrits souvent très frappantes, les gravures de bois des Artes Moriendi, manuels de préparation dévote à la bonne mort. Après les sources iconographiques, les sources littéraires. Sermons et poèmes comme ceux de Deschamps, de Chastellain, de Villon jusqu'à Ronsard. Parmi ces poètes, les uns pourraient être considérés comme des illustrateurs de l'iconographie macabre, car ils ne lui ajoutent rien. D'autres vont plus loin parce qu'ils établissent une relation impressionnante entre la décomposition du corps après la mort, et les conditions les plus habituelles de la vie. Ils montrent sous la peau du vivant qui se croit en bonne santé, les organes horribles, les liquides infectes, les ‘puces et cirons’ qui, le jour de la mort, triompheront du corps et le feront disparaître. Ces poètes donnent une importance particulière aux descriptions de la maladie et de l'agonie. Mais il est remarquable qu'ils ne seront pas suivis, ni imités par les artistes, peintres ou sculpteurs. Ceux-ci hésitent au contraire à représenter les signes extrêmes de la souffrance et de l'agonie. Le gisant au lit malade des Artes Moriendi ne montre pas qu'il est à la dernière extrémité. Ce n'est donc pas l'homme en train de mourir que retient d'une manière générale l'imagerie du XVe siècle. Le caractère original qui est commun à toutes ses manifestations, iconographiques et littéraires, et qui est essentiel, est la décomposition. C'est-à-dire qu'on veut alors montrer ce qui ne se voit pas, ce qui se passe sous la terre et qui est le plus souvent caché aux vivants. Bien entendu les écrivains spirituels du XIIe et XIIIe siècle, les auteurs ascétiques | |||||||
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du contemptus mundi n'avaient pas manqué d'évoquer la destruction à laquelle étaient destinés les corps les plus beaux, les carrières les plus glorieuses: ubi sunt... Mais jamais encore l'image du ‘sac d'excréments’, n'avait eu un tel retentissement dans la sensibilité. La thématique, à l'origine pieuse, a changé de caractère; Huizinga reconnaît qu'elle est ‘très éloignée d'une véritable aspiration religieuse’. Il est donc hors de doute que nous nous trouvons alors devant un trait nouveau de mentalité: ‘profond découragement causé par l'humaine misère’, écrit Huizinga. Il nous met sur la voie; nous y reviendrons après avoir comparé les données macabres du XVe siècle à celles qui l'ont précédé et suivi. D'abord à celle qui l'ont précédé. | |||||||
II. Les représentations de la mort aux xiiE et xiiiE sièclesLaissons de côté les précurseurs religieux anciens du contemptus mundi, du memento mori, et attachons nous plutôt à la représentation habituelle de la mort et au réalisme de cette représentation. Deux observations s'imposent. La première est suggérée par un grand changement de la coutume funéraire qui doit se situer vers le XIIIe siècle et un peu avant. Jusqu'au XIIe siècle, et encore longtemps après dans les pays méditerranéens comme la France méridionale et l'Italie, le mort était transporté directement au sarcophage de pieèrre où il sera déposé, le visage découvert, même si, quand il était riche et puissant, il était enveloppé dans un tissu précieux. Or à partir du XIIIe siècle, le visage du mort est dérobé aux regards, soit que le corps soit cousu dans le linceul, soit qu'il soit enfermé dans un ‘sarceu’ de bois ou de plomb: un cercueil. On prit l'habitude, prévue depuis déjà longtemps dans les rituels, mais certainement rarement suivie dans la pratique commune, de déposer le corps devant l'autel pendant au moins une des trois hautes messes prévues pour le salut de son âme. Le cerceuil déjà fermé était encore dissimulé sous un tissu ou pallium (poëlle) et en outre sous un échafaud de bois qui n'a guère changé jusqu'à nos jours et que depuis le XVIIe siècle nous appelons catafalque (de l'italien catafalco), mais qu'on appelait auparavant ou chapelle ou plus souvent représentation. Chapelle, parce qu'il était entouré d'un luminaire comme l'autel d'une chapelle. Représentation, parce qu'il avait été dans le cas des grands de ce monde, surmonté d'une statue de bois et de cire qui représentait le défunt, à la place de son cadavre. La statue est restée en usage jusqu'au début du XVIIe siècle, dans les cas des funérailles royales. Ailleurs, dans les funérailles plus simples le catafalque en tenait lieu, et encore à la fin du XVII siècle, le mot ‘représentation’ est utilisé dans les testaments ou dans les textes de fondations pieuses comme synonyme de catafalque. On a donc, autour du XIIIe siècle, reculé devant la vue du cadavre, et devant l'exposition du cadavre dans l'église. Notons en passant que les pays où le corps | |||||||
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est resté longtemps découvert, comme l'Italie, ont été aussi les plus réfractaires aux courants macabres du XVe siècle, c'est-à-dire à la représentation du transi ou de la momie. La seconde observation est suggérée par la pratique des masques mortuaires qui apparaît au XIIIe siècle. Elle est d'ailleurs liée à celle de la représentation. On prélève le masque sur le visage du mort pour que la représentation soit tout à fait ressemblante. Il servait aussi à obtenir la ressemblance du portrait du défunt sur son tombeau. Après la mort de Saint Louis, pendant le retour en France des croisés, la reine Isabelle d'Aragon mourut d'un accident de cheval en Calabre. Sur son tombeau de chair (ses os furent transportés à Saint Denis) elle est représentée en priante, à genoux, les mains jointes, aux pieds de la Vierge; quoique son attitude appartienne à la vie, sa figure est celle d'une morte, laide, la joue déchirée par la chute et mal racommodée par un point de suture parfaitement visible, les yeux fermés. Cette oeuvre montre à l'évidence que les traits cadavériques n'étaient pas reproduits pour faire peur, comme un objet d'horreur, un memento mori, mais qu'ils étaient reproduits comme la photographie instantanée et réaliste du personnage. Nous disons encore aujourd'hui qu'un portrait est pris sur le vif. On le prenait alors sur le mort, et on ne voyait pas de différence: c'était toujours pour faire vivant. L'époque dite macabre des XIVe-XVe siècles n'a rien changé à cette pratique. Il existait à Saint Sernin de Toulouse des statues de terre cuite représentant les anciens comtes de Toulouse. Elles dataient du début du XVIe siècle, et les figures sont obtenues à partir de masques mortuaires. On les appelait ‘les momies des comtes’, mais en pleine période de danses macabres et de transis, elles ne sont pas destinées à faire peur, seulement à rappeler le souvenir des anciens bienfaiteurs de l'église. Il en a été de même dans les siècles suivants: ni les macabres des XVe-XVIe siècles, ni les baroques du XVIIe siècle, auteurs de pompes funèbres emphatiques, n'ont cherché à revenir sur le parti adopté au XIIIe siècle d'enfermer le corps dans une boîte et de le dérober aux regards. Il n'existe peut-être pas autant de contradiction qu'on croirait entre le refus de voir le cadavre réel, et la volonté de représenter le vivant avec les traits de ce même cadavre, car ce n'est pas le cadavre qu'on reconstitue, mais le vivant à l'aide des traits du mort, et enfin on demande à l'art de se substituer à la réalité brute. | |||||||
III. Eros et Thanatos du XVIe au XVIIIe siècleComplétons maintenant notre corpus avec les données macabres postérieures au XVe siècle. Disons d'abord qu'un grand fait apparait tout de suite: cette évocation de la mort réaliste et vraie, cette présence du cadavre lui-même, que le Moyen Age, même à son automne macabre, n'a pas tolerée, la période suivante du XVIe au | |||||||
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XVIIIe siècle va les rechercher avec délectation. Elle ne les cherchera ni dans les funérailles ni dans les tombeaux. Les tombeaux ont suivi une évolution vers le dépouillement et la ‘néantisation’, qui a un autre sens, et que nous laisserons ici de côté. C'est plutôt dans le monde des fantasmes, des ‘illusions romanesques’, comme disait Huizinga, qu'elle s'est exprimée. La mort est devenue alors, alors et non pas au XVe siècle, un objet de fascination et les documents à ce sujet sont très nombreux et significatifs. Je ne pourrai ici que les caractériser brièvement. Ils se ramènent à deux grandes catégories, apparentées d'ailleurs l'une à l'autre, celle de l'érotisme macabre et celle du morbide. Du XVIe au XVIIIe siècle, il s'est opéré un rapprochement nouveau dans notre culture occidentale entre Thanatos et Eros. Les sujets macabres du XVe siècle ne présentaient aucune trace d'érotisme. Voici que dès la fin du siècle et au XVIe, ils se chargent de sens érotiques. La maigreur squelettique du cheval du cavalier de l'Apocalypse de Dürer, qui est la mort, a laissé intacte sa capacité génitale, qu'il ne nous est pas permis d'ignorer. La mort ne se contente pas de toucher discrètement le vif, comme dans les danses macabres, elle le viole. La mort de Baldung Grien s'empare d'une jeune fille avec les attouchements les plus provocants. Le théatre baroque multiplie les scènes d'amour dans les cimetières et les tombeaux. On en trouvera quelques-unes analysées dans La littérature de l'art baroque de Jean Rousset.Ga naar voetnoot6. Mais il suffira d'en rappeler une plus illustre et connue de tous, l'amour et la mort de Roméo et Juliette dans le tombeau des Capulet. Au XVIIIe siècle on raconte des histoires assez semblables de jeune moine couchant avec la belle morte qu'il veille, et qui, quelquefois, n'est qu'en état de mort apparente. Aussi cette union macabre risque-t-elle de ne pas être sans fruits. Les exemples qui précèdent appartiennent au monde des choses qu'on disait alors ‘galantes’. Mais l'érotisme pénètre même l'art religieux, à l'insu des moralistes rigoureux qu'étaient les contreréformateurs. Les deux saintes romaines du Bernin, Sainte Thérèse et Sainte Ludovica Albertoni, sont représentées au moment où elles sont ravies par l'union mystique avec Dieu, mais leur extase mortelle a toutes les apparences exquises et cruelles de la transe amoureuse. Depuis le président de Brosse, on ne peut plus s'y tromper, même si le Bernin et ses clients pontificaux étaient bien réellement dupes.Ga naar voetnoot7. De ces thèmes érotico-macabres, il faut rapprocher les scènes de violence et de torture que la Réforme tridentine a multipliées avec une complaisance que les contemporains ne soupçonnaient pas, mais dont l'ambiguité nous paraît aujourd'hui flagrante, informés comme nous sommes de la psychologie des profondeurs: Saint Barthélemy écorché vif par des bourreaux athlétiques et dénudés, Sainte Agathe et les vierges martyres dont on ‘découpe menu les mamelles pendantes’. La lit- | |||||||
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térature édifiante du bon évêque Camus n'hésite pas à accumuler les morts violentes et les supplices effrayants, dont il cherche, je veux bien, à tirer des leçons morales. L'un des livres de cet auteur intitulé Spectacle d'horreur est un recueil de récits noirs.Ga naar voetnoot8. Ces quelques exemples suffiront à caractériser l'érotisme macabre. La seconde catégorie de thèmes correspond à ce que nous entendons aujourd'hui par morbide. Nous appelons morbide un goût plus ou moins pervers, mais dont la perversité n'est ni avouée ni consciente, pour le spectacle physique de la mort et de la souffrance. Du XVIe au XVIIIe siècle, le corps mort et nu est devenu à la fois un objet de curiosité scientifique et de délectation morbide. Il est difficile de faire le partage de la science froide, de l'art sublimé (le nu chaste) et de la morbidité. Le cadavre est le sujet complaisant des leçons d'anatomie, l'objet de recherches sur les couleurs du début de la décomposition, qui ne sont pas horribles ni répugnantes, mais qui sont des verts subtils et précieux, chez Rubens, Poussin et combien d'autres. Sur les tombeaux où subsistent des corps nus le cadavre n'est plus le premier état de la décomposition: il est une image de la beauté. Le beau nu d'Henri II et de Catherine de Médicis par G. Pilon ont remplacé les transis rongés de vers. Les planches d'anatomie n'étaient pas réservées à une clientèle médicale; elles étaient recherchées par les amateurs de beaux livres. De même la dissection étaitelle pratiquée en dehors des amphithéatres. Des amateurs avaient des cabinets de dissection, où ils collectionnaient des hommes en veine, en muscles. Le marquis de Sade raconte, dans un livre tout à fait décent, inspiré par un fait divers, comment la marquise de Ganges sequestrée dans un château, parvint à s'évader de sa chambre, la nuit, et comment elle est tombée par hasard sur un cadavre ouvert. Au temps de Diderot, on se plaignait dans la grande Encyclopédie que les cadavres disponibles étaient accaparés par ces riches amateurs et qu'il n'en restait plus pour les usages médicaux. Cette fascination du corps mort, si frappante au XVIe siècle, puis à l'âge baroque, plus discrète à la fin du XVIIe siècle, s'exprime au XVIIIe siècle avec l'insistance d'une obsession. Les cadavres deviennent l'objet de manipulations étranges. A l'Escorial pour les infants d'Espagne, mais aussi aux Capucins de Toulouse, pour les trépassés ordinaires, les cadavres sont changés de place pour être séchés, momifiés, conservés. On pense, malgré toutes les énormes différences, aux retournements des morts à Madagascar. A Toulouse, les cadavres retirés des cercueils séjournaient un certain temps au premier étage du clocher, et un narrateur complaisant raconte comment il a vu des moines les descendre sur le dos. Ainsi momifiés, les morts pouvaient être exposés à la vue dans des cimetières décorés à la manière des rocailles, mais avec des os. Les lustres, les ornements y étaient composés | |||||||
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avec de petits os. On peut encore voir de tels spectacles au cimetière de l'église des Capucins et à Santa Maria della Morte à Rome, ou aux catacombes de Palerme. Après ce rapide examen du corpus macabre de la période moderne, on peut se demander ce qu'aurait pensé un Freud un siècle plus tôt. Mais en fait, ce Freud-là a existé, il s'appelle le marquis de Sade, et la simple citation de son nom suffit à montrer où nous a conduit l'enchaînement des faits érotico-macabres et morbides. La mort a alors cessé d'être considérée comme un événement, sans doute redoutable mais trop inséparable du monde de tous les jours pour ne pas être familière et acceptée. Quoique toujours familière et acceptée dans la pratique quotidienne de la vie, elle a cessé de l'être dans le monde de l'imaginaire où se préparaient les grands changements de la sensibilité. Ainsi que l'a montré l'un de nos écrivains maudits, Georges Bataille,Ga naar voetnoot9. la littérature érotique du XVIIIe siècle, et j'y ajouterai celle du XVIIe siècle, a rapproché deux transgressions de la vie régulière et ordonnée en société: l'orgasme et la mort: La débauche et la mort sont deux aimables filles
Et la bière et l'alcove en blasphèmes fécondes
Vous offrent tour à tour, comme de bonnes soeurs,
De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs. (Baudelaire)
La nouvelle sensibilité érotique du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, dont Mario Praz a été l'historien, a retiré la mort de la vie ordinaire et lui a reconnu un rôle nouveau dans le domaine de l'imaginaire, rôle qui persistera à travers la litrérature romantique jusqu'au surréalisme. Ce déplacement vers l'imaginaire a introduit dans les mentalités une distance qui n'existait pas auparavant entre la mort et la vie ordinaire. | |||||||
IV. Une signification du macabre du XIVe-XVe siècleMaintenant que nous avons parcouru la longue série des données macabres du XIIe au XVIIIe siècle, nous pouvons revenir à notre point de départ, au XVe siècle et par conséquent aux analyses de Huizinga. Il semble que le macabre du XVe siècle, ainsi mis en situation à l'intérieur d'une très longue durée, nous apparaît sous un éclairage un peu différent de celui de la tradition historiographique. Nous comprenons d'abord, après ce que nous avons dit du XIIe et XIIIe siècle, qu'il n'est pas l'expression d'une expérience particulièrement forte de la mort, dans une époque de grande mortalité et de grande crise économique. Sans doute l'Eglise, et surtout les ordres Mendiants, se sont-ils servis des thèmes macabres, devenues po- | |||||||
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pulaires pour d'autres raisons que nous allons voir, et ils les ont détournés dans un but pastoral, afin de provoquer la peur de la damnation. Peur de la damnation et non pas peur de la mort, comme dit M. Le Goff.Ga naar voetnoot10. Quoique ces images de la mort et de la décomposition aient été utilisées pour éveiller cette peur, elles lui étaient pourtant à l'origine étrangères. Elles ne signifiaient au fond ni la peur de la mort ni celle de l'au-delà. Elles étaient plutôt le signe d'un amour passionné de la vie, et de la conscience douloureuse de sa fragilité, au seuil de la Renaissance: où l'on retrouve l'une des directions de Tenenti. Pour moi, les thèmes macabres du XVe siècle expriment d'abord le sentiment aigu de l'échec individuel. Huizinga l'a bien saisi quand il écrit: ‘Est-elle vraiment pieuse la pensée qui s'attache si fort au côté terrestre de la mort? N'est-elle pas plutôt une réaction contre une excessive sensualité?’ Excessive sensualité ou plutôt cet amour passionné de la vie dont je parlais à l'instant en me référant à Tenenti. ‘Est-ce la peur de la vie qui traverse l'époque [plutôt que la peur, je dirais: la conscience de l'échec de la vie], le sentiment de désillusion et de découragement?’Ga naar voetnoot11. Pour bien comprendre cette notion de désillusion, d'échec, il faut prendre du recul, laisser un moment de côté les documents du passé et la problématique des historiens et nous interroger nous-mêmes, hommes du XXe siècle. Tous les hommes d'aujourd'hui, je crois, éprouvent à un moment de leur vie, le sentiment plus ou moins fort, plus ou moins avoué ou refoulé, d'échec: échec familial, échec professionnel... Chacun a entretenu depuis sa jeunesse des ambitions, et il s'aperçoit un jour qu'il ne les réalisera jamais. Il a raté sa vie. Cette découverte, parfois lente, souvent brutale, est une terrible épreuve qu'il ne surmontera pas toujours. Sa désillusion peut le mener à l'alcoolisme, au suicide. Le temps de l'épreuve arrive en général vers la quarantaine, parfois plus tard, et quelquefois maintenant, plus tôt, hélas! Mais il est toujours antérieur aux grandes défaillances physiologiques de l'âge, et à la mort. L'homme d'aujourd'hui se voit un jour comme un raté. Il ne se voit jamais comme un mort. Ce sentiment d'échec n'est pas un trait permanent de la condition humaine. Même dans nos sociétés industrielles il est réservé aux hommes, je veux dire aux mâles, et les femmes ne le connaissent pas encore. Il était inconnu du premier Moyen Age. Il est incontestable qu'il apparaît dans les mentalités au cours du second Moyen Age, à partir du XIIe siècle, d'abord timidement, et il s'impose jusqu'à l'obsession dans le monde avide de richesses et d'honneurs du XIVe au XVe siècle. Mais il s'exprime alors autrement qu'aujourd'hui. L'homme d'aujourd'hui n'associe pas son amertume à sa mort. Au contraire, l'homme de la fin du Moyen Age identifiait son impuissance à sa destruction physique, à sa mort. Il se voyait en | |||||||
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même temps raté et mort, raté parce que mortel et porteur de mort. Les images de la décomposition, de la maladie, traduisent avec conviction un rapprochement nouveau entre les menaces de la décomposition et la fragilité de nos ambitions et de nos attachements. Cette conviction si profonde donne à l'époque ce ‘sentiment de mélancolie’, intense, poignante, qu'évoque si bien Huizinga. La mort était alors chose trop familière, qui n'effrayait pas. Ce n'est pas par elle-même, mais par son rapprochement avec l'échec qu'elle est devenue émouvante. Cette notion d'échec doit donc retenir toute notre attention. Qui dit échec dit programme, plan d'avenir. Pour qu'il y ait programme il a fallu considérer une vie individuelle comme l'objet d'une prévision volontaire. Il n'en avait pas toujours été ainsi. Il n'en était pas encore ainsi au XVe siècle pour la plus grande masse de la société qui ne possédait rien. Chaque vie de pauvre était toujours un destin imposé, sur lequel il n'avait pas de prise. En revanche depuis le XIIe siècle environ, nous voyons monter l'idée qu'on possède une biographie à soi, et qu'on peut agir jusqu'au dernier moment sur sa propre biographie. On en écrit la conclusion au moment de sa mort. Et il s'est ainsi créé une relation fondamentale entre l'idée de sa mort et l'idée de sa propre biographie. Toutefois, prenons y garde sans crainte de nous répéter, la mort ne faisait alors ni peur ni plaisir comme cela arrivera au XVIIe et XVIII siècle. Elle était d'abord très sèchement, le moment des comptes, où on fait le bilan (la balance) d'une vie. C'est pourquoi la première manifestation symbolique de la relation entre l'idée de la mort et la conscience de soi a été l'iconographie du jugement, où la vie est pesée et évaluée. Jugement dernier d'abord, et puis jugement particulier dans la chambre mème de l'agonisant. Ce sentiment de soi a mûri, et il a abouti à ce fruit d'automne, pour parler comme Huizinga, où l'amour passionné des choses et des êtres, l'avaritia, est rongé et détruit par la certitude de leur brièveté. ‘Il faut laisser maisons et vergers et jardins’... Ainsi c'est au terme d'une poussée de deux siècles d'individualisme, que la mort a cessé d'être finis vitae, liquidation des comptes, et qu'elle est devenue la mort physique, charogne et pourriture, la mort macabre. Elle ne le restera pas longtemps. L'association entre la mort, l'individualité, la pourriture va se relâcher au cours du XVIe siècle. Il serait facile de montrer comment à partir du XVIe siècle, les représentations macabres vont perdre leur charge dramatique, devenir banales et presque abstraites. Le transi est remplacé par le squelette, et le squelette lui-mème se divise le plus souvent en petits éléments, crânes, tibias, os, ensuite recomposés en une sorte d'algèbre. Cette seconde floraison macabre des XVIIe et XVIIIe siècles traduit un sentiment du néant bien éloigné du douloureux regret d'une vie trop aimée, tel qu'il paraît à la fin du Moyen Age. Les mêmes images peuvent avoir des sens différents. C'est que les images de la mort physique ne traduisent pas encore un sentiment profond et tragique de la mort. Elles sont seulement utilisées comme des | |||||||
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signes pour exprimer un sens nouveau et exalté de l'individualité, de la conscience de soi. | |||||||
V. Où commence, au XIXe siécle, la peur de la mort?Il faudra sans doute attendre bien plus tard, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, pour que la mort fasse vraiment peur et alors on cessera de la représenter. Il serait intéressant, même pour l'intelligence de l'attitude devant la mort au XVe siècle, de comprendre l'originalité de la mort romantique. Elle apparaît suffisamment dans les documents du corpus que nous avons analysés pour que nous puissions avant de conclure indiquer quelques-uns de ses traits. Nous avons fait deux importantes constatations. D'une part comment, le Moyen Age tout entier, même à son terme, vivait dans la familiarité de la mort et des morts. D'autre part comment, à la fin du XVIIIe siècle, la mort avait été considérée, au même titre que l'acte sexuel, comme une rupture à la fois attirante et terrible de la familiarité quotidienne. C'est un grand changement dans les relations de l'homme et de la mort. Sans doute ce changement a-t-il été observé seulement dans le monde de l'imaginaire. Mais il est ensuite passé dans le monde des faits délibérés, non sans d'ailleurs une très grande altération. Il existe en effet un pont entre les deux mondes, c'est la peur d'être enterré vivant et la menace de la mort apparente. Celles-ci apparaissent dans les testaments de la seconde moitié du XVIIe siècle et elles durent jusqu'au milieu du XIXe siècle. On entendait par mort apparente un état très différent de notre coma actuel. C'etait un état d'insensibilité qui ressemblait à la mort, mais aussi bien à la vie. La vie et la mort y étaient également apparentes et confondues. Ce mort-là pouvait éveiller le désir, mais ce vivant pouvait aussi être enfermé dans la prison du tombeau et se réveiller dans d'indicibles souffrances. Voilà qui a fait très peur, quoique les probabilités de tels accidents dussent être rares. Mais en réalité on trahissait ainsi une angoisse plus fondamentale. Jusqu'alors la société intervenait de toutes ses forces pour maintenir la rassurante familiarité traditionnelle. La peur de la mort apparente a été la première forme avouée, acceptable, de la peur de la mort. Cette peur de la mort s'est ensuite manifestée par la répugnance à représenter d'abord, à imaginer ensuite, le mort et son cadavre. Les fascinations des corps morts et décomposés n'ont pas persisté dans l'art et la littérature romantique et post-romantique, sauf quelques exceptions dans la peinture belge et allemande. Mais l'érotisme macabre est bien passé dans la vie ordinaire, non pas certes avec ses caractères troublants et brutaux, mais sous une forme sublimée, peutêtre difficile à reconnaître: l'attention donnée à la beauté physique du mort. Cette | |||||||
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beauté a été l'un des lieux communs des condeoléances, l'un des thèmes des conversations banales devant la mort au XIXe siècle et presque jusqu'à nos jours. Les morts sont devenus beaux dans la vulgate sociale, quand ils ont commencé à faire vraiment peur, une peur si profonde qu'elle ne s'exprime pas, sinon par des interdits, c'est-à-dire des silences. Désormais il n'y aura plus de représentation de la mort.
Ainsi les images de la mort traduisent-elles les attitudes des hommes devant la mort dans un langage ni simple ni direct, mais plein de ruses et de détours. Nous pouvons en guise de conclusion résumer leur longue évolution en trois étapes significatives:
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7. Huizinga et les recherches erasmiennes
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me les signes avant-coureurs du chef-d'oeuvre. Ainsi en fut-il de Marcel Bataillon pour son Erasme et l'Espagne.Ga naar voetnoot4. Ainsi en fut-il de Huizinga pour son Erasme. Le livre date de 1924, mais en 1921, dans un numéro spécial de la revue De Gids consacré à Dante, Huizinga s'interrogeait sur les rapports d'Erasme et de Dante: (VI, 195-202) l'humaniste hollandais a-t-il connu Dante, l'a-t-il lu, comment a-t-il parlé de lui? Quel rôle Colet et ses autres amis réformateurs d'Oxford ont-ils joué pour l'amener à porter son regard vers l'Italie, celle de Dante et de Pétrarque? Son intérêt ét était-il purement littéraire, ou sa pensée éthique et politique était-elle excitée par les théories de l'auteur du De Monarchia, au demeurant fort éloignées de ses propres idées et de son amour inconditionné de la paix? Ces questions et d'autres encore, le court article de Huizinga les pose et y répond, manifestant par là d'un intérèt profond pour l'auteur de l'Eloge de la Folie. La question d'Erasme et de Dante est reprise deux mois plus tard dans la même revue, (VI, 202-204) après que son premier article ait pu être lu et médité par les spécialistes, notamment par le grand P.S. Allen d'Oxford, qui l'amène à réfléchir à neuf sur certains passages d'Erasme, notamment sur un passage de l'Ecclesiastes,Ga naar voetnoot5. où il reconnaîtlui, le latiniste invétéré - l'importance et la valeur littéraire de certaines langues vernaculaires, lorsqu'elles ont été portées à leur plus haut point de perfection avec des auteurs de la classe d'un Dante ou d'un Pétrarque. Les deux articles de 1921 manifestaient de la part du professeur de Leyde une connaissance d'Erasme et de son temps dont les racines étaient déjà des plus profondes. L'apparition de sa grande biographie de 1924, qu'il présentait lui-même comme un essai très personnalisé (VI, 3-4) - la réaction d'un individu à la pensée, aux sentiments, je dirais presque surtout à l'humeur d'un autre individu - marqua, autant que j'ai pu m'en rendre compte en lisant les comptes rendus de l'époque et en interrogeant quelques témoins vivants, une date non seulement dans les recherches érasmiennes mais dans la conception même de la biographie. C'était l'époque de la pleine activité des Allen, des Renaudet, des Lucien Febvre, des Pineau, c'était celle où de jeunes universitaires - Werner Kaegi,Ga naar voetnoot6. Marcel Bataillon - prenaient le relais de ces études historiques. N'oublions pas que la biographie de Huizinga est dédiée au couple Allen, ce qui est déjà le signe de la notoriété érasmienne du professeur de Leyde. D'autre part, elle a été simultanément publiée en néerlandais chez l'éditeur Tjeenk Willink de Haarlem, et en anglais, pour la série des Great Hollan- | |||||||
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ders dirigée par Edward Bok à Philadelphic. (VI, 3-4) Dans son épître dédicatoire à P.S. et H.M. Allen - pour parler la langue des humanistes -, Huizinga commence par rendre hommage au travail de bénédictin des éditeurs de l'Opus Epistolarum Erasmi, dont nous devons bien reconnaître qu'il fut le moteur le plus puissant du renouvellement des études érasmiennes, grâce à la richesse incroyable que les savants anglais déversaient à profusion à l'apparition de chacun de leurs tomes. Ce n'est pas diminuer le mérite de Huizinga, ni d'ailleurs celui de Renaudet, que de souligner à leur suite l'immense dette qu'ils ont contractée à l'égard des Allen. Il suffit d'examiner le nombre et l'importance des références et des citations en bas de page pour se rendre compte que les volumes de l'Opus Epistolarum - ceux du moins qui étaient publiés au cours de l'élaboration de leurs propres ouvrages - étaient les compagnons nécessaires et permanents de leurs veillées studieuses. Ce n'est pas non plus irrévérencieux à l'égard de ces deux grands historiens que de souligner chez le premier l'importance réduite (en nombre de pages) des dernières années de la vie d'Erasme, et chez le second l'arrêt de ses Etudes érasmiennes à l'année 1529: les volumes d'Allen correspondant à la fin de la période bâloise et au début de la période fribourgeoise n'étaient pas encore publiés, et les recherches documentaires s'en trouvaient - en dépit de l'édition des Opera Omnia de Leyde - d'autant plus difficiles et longuesGa naar voetnoot7.. Dans cette dédicace, l'historien néerlandais rappelle le parti qu'il a pris délibérément: faire émerger la figure d'Erasme sur le fond d'une époque particulièrement riche et troublée de l'histoire de l'Europe, sans accorder aux grandes figures de ses amis ou de ses ennemis, des princes ou des prélats qui furent ses mécènes et ses correspondants, des financiers ou des imprimeurs dont l'activité ponctua ses travaux et ses jours, la place qu'ils mériteraient dans un plus vaste ensemble. ‘Even Thomas More, Peter Gilles, Froben and Beatus Rhenanus could only be touched upon in passing, not to speak of Hutten, Budaeus, Pirkheimer, Beda and so many others’. (VI, 3) C'est donc un profil qui nous est présenté d'Erasme, et, ajouterai-je, un profil subjectif - doublement subjectif, car le modèle renvoie au peintre et vice-versa. Il veut d'ailleurs s'excuser sur ce point, en prétendant que son opinion d'Erasme n'est pas tellement favorable, trop heureux si les savants anglais peuvent trouver dans son essai ‘quelques fleurs arrangées de façon à leur plaire, ou quelque herbe dont ils ignoraient la vertu’. (VI, 4) En fait, ce court exposé des motifs correspond bien à l'impression du lecteur ‘de bonne foi’ - comme eût dit Erasme - quand il ouvre ou reprend le livre du professeur de Leyde. Je ne parlerais pas personnellement de son jugement ‘défavorable’ | |||||||
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à l'égard d'Erasme, mais d'une profonde amitié sans aveuglement, d'une curiosité constante sans indiscrétion, d'une sympathie du coeur et de l'esprit qui n'exclut pas le jugement critique, en un mot, le portrait d'un homme par un homme, Erasme par Huizinga, comme nous avons d'autres Erasmes profilés ou peints par d'autres hommes - érasmiens d'adoption, de coeur ou d'occasion, ou anti-érasmiens de foi ou de doctrine - l'Erasme de Lindeboom ou de Lortz, l'Erasme de Renaudet ou celui de Pineau, l'Erasme de Bataillon ou celui de Mesnard, l'Erasme du P. Bouyer ou celui de Telle, pour ne pas parler des érasmisants qui n'ont pas connu directement Huizinga et ses contemporains. Il ne saurait être question de résumer ou même d'analyser un livre, traduit dès sa naissance ou dans les années qui la suivirent dans plusieurs grandes langues internationales. Le français ne publia une traduction qu'en 1955, avec, il est vrai, une préface de Lucien Febvre.Ga naar voetnoot8. Récemment encore, le polonais et le japonais permettaient à de nouvelles catégories de lecteurs de se familiariser avec cet essai biographique.Ga naar voetnoot9. Mais, puisque je viens d'évoquer l'‘Erasme de Huizinga’, il est difficile de passer sous silence la vive préface que Lucien Febvre avait donnée du livre précisément sous ce titre. Il serait même profondément instructif, d'examiner, vu par le même historien français, l'‘Erasme d'Augustin Renaudet’ ou l'‘Erasme de Marcel Bataillon’.Ga naar voetnoot10. Nous nous contenterons cependant des quelques pages de la préface de 1955 sans ignorer l'importance du nouveau paramètre que nous introduisons dans le double profil, celui d'Erasme et celui de Huizinga. Ce terme de profil, Lucien Febvre le trouve naturellement sous sa plume, quand il évoque l'admirable médaille de MetsysGa naar voetnoot11. ou le portrait d'Holbein.Ga naar voetnoot12. Mais il oppose à ces Erasmes de profil l'‘Erasme total’ de Huizinga, ou son ‘vrai portrait, en pied et de face, grandeur nature, et qui prétend tout montrer: le fervent de saint Paul et l'ami d'Horace; le chrétien de l'Enchiridion, le païen des Adages et le sage des Colloques...’.Ga naar voetnoot13. Je ne sais pas si Huizinga eût approuvé cette idée d'un Erasme total, pris en vision frontale. Tout ce que je puis dire, c'est qu'en dépit de la richesse de son information, de la continuité du récit, de la mise en valeur des oeuvres de l'humaniste, nous avons précisément l'impression que Huizinga a dessiné à son tour un profil d'Erasme; à la rigueur un Erasme vu de trois quarts, comme dans une | |||||||
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autre oeuvre d'Holbein, le portrait de Longford Castle,Ga naar voetnoot14. ses longues mains appuyées sur un livre. Ni par l'érudition - qui est sûre, mais discrète - ni par ses analyses - qui sont fines, mais linéaires-, Huizinga ne nous a donné ce qu'on pourrait appeler un ‘Erasme total’, c'est-à-dire un Erasme avec sa face d'ombre et sa face de lumière, un Erasme dont l'ambiguïté ou la dualité seraient moins un trait de sa ‘psychè’ (comme l'historien néerlandais l'a magistralement montré) qu'une expression incarnée ou la traduction humaine de la vérité insaisissable, ambivalente, inachevée. Même le caractère inquiet ou angoissé de l'homme - que semblent bien avoir confirmé depuis Huizinga plusieurs études psycho-médicales,Ga naar voetnoot15. caractérologiques ou graphologiques - ne nous paraît pas correspondre à une psychologie plénière ou ‘totalisante’ de l'humaniste, dont la sérénité rationelle et la foi inébranlable en la Providence divine sont aussi des traits dominants de sa nature. Je ne saurais donc partager l'optimisme de Lucien Febvre, quand il écrit, de sa plume étincelante et pressée: Huizinga a voulu découvrir le vrai visage de Protée;Ga naar voetnoot16. peut-être s'est-il trompé (il y en a cent), mais il nous le montre. Huizinga a voulu saisir l'anguille: il nous la tend. La voilà. Elle s'agite toujours, mais il la tient d'une main ferme. Elle est complète de la tête à la queue...Ga naar voetnoot17. L'image est jolie, mais l'anguille n'est pas si ondulante qu'elle en a l'air - Erasme revient d'un bout à l'autre de sa vie sur les idées qui lui sont chères, l'éducation libérale des enfants, l'horreur de la guerre, la fonction pastorale de l'évêque, le mépris des ‘barbares’, etc. -, et Huizinga lui-même ne prétend pas l'avoir saisie! Ce qui est vrai, et ce que la grande puissance de sensibilité et d'intuition de Febvre a découvert, c'est que l'Erasme de Huizinga est d'une grande sincérité et d'une grande finesse de touche. Contrairement à la plupart des ouvrages consacrés jusqu'alors à Erasme, et même après, celui de Huizinga ne se présente pas comme une thèse; l'auteur ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, ce qui ne signifie pas que son portrait d'Erasme soit ‘innocent’. Adoptant peut-être à son insu la méthode bergsonienne de l'intuition, nourri de tout ce que l'on pouvait connaître sur la civilisation de la fin du Moyen Age et du début de la Renaissance, Huizinga a tâché de mettre ses pas dans ceux d'Erasme, de le comprendre ‘par le dedans’. A cet égard, même si l'on ne partage pas toutes les intuitions de l'historien, on est entraîné à le suivre dans ses analyses de l'humeur et de l'humour d'Erasme, de l'importance de l'‘affectus’ dans sa pensée comme dans son comportement. En utilisant à | |||||||
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profusion la correspondance - c'est-à-dire des matériaux aussi peu apprêtés que possible -, Huizinga a toute chance de viser juste: et il est vrai qu'en dépit de cette sympathie intellectuelle qu'il éprouve pour son modèle, il l'accuse de rancune, de pusillanimité, de bien d'autres défauts, dont le plus grave est sans doute sa méconnaissance des grands problèmes de son temps. Dans un article publié en français en 1936, et qu'il a précisément intitulé ‘Ce qu'Erasme ne comprenait pas’, (VI, 247-251) il revient sur cette idée qu'il n'a compris ni les raisons de ses adversaires ni le grand mouvement de son époque. Mais cette incompréhension - moins intellectuelle qu'affective - de la politique belliqueuse d'un Jules II, Huizinga la tourne finalement à son avantage. En effet, il la met en relation avec les paroles que Jules II, d'après Mélanchthon,Ga naar voetnoot18. aurait prononcées à l'intention de l'auteur de la Querela Pacis: ‘Tu talia non intelligis’ (vous n'entendez rien à ces choses- là). Le pape aurait voulu dire que l'humaniste n'a pas à se mêler de politique, qu'il n'entend pas les affaires des rois... et des papes. Et Huizinga conclut son court article: C'est la réponse que donneront toujours les esprits purement et étroitement politiques à ceux qui osent espérer, malgré tout, une politique dirigée vers un but plus haut que l'intérêt particulier d'un de ces minuscules organismes cosmiques que nous appelons Etats. (VI, 251)
En vérité, Huizinga déplore, avec Erasme, que papes, princes et peuples ne comprennent pas trop souvent la portée des ‘choses’ qui mériteraient d'être prisées. Un trait qu'a bien noté Lucien Febvre, et que confirment plusieurs autres articles de Huizinga consacrés à Erasme, c'est le caractère hollandais de son héros, je veux dire l'importance que l'historien moderne a attachée aux caractéristiques nationales de l'humaniste. ‘Livre d'un Hollandais sur un Hollandais’, écrit Febvre...Ga naar voetnoot19. Entre tant de problèmes qu'il évoque, il n'esquive pas celui-là. Son Erasme est bien de Rotterdam. Il nous dit pourquoi. Et les pages qu'il consacre à la Hollande contemporaine d'Erasme ont, dans leur simplicité et dans leur clarté, une force d'évocation et d'intelligence singulière.
Erasme, homo Batavus,Ga naar voetnoot20. comme aimait à se proclamer celui-là même qui se disait aussi civis mundiGa naar voetnoot21. et qui a plus d'une fois, expérimenté l'adage célèbre dont il a également commenté le bien-fondé: ‘Ubi bene, ibi patria’.Ga naar voetnoot22. Dans son article de 1936, ‘Erasmus über Vaterland und Nationen’, (VI, 252-268) Huizinga a bien marqué la problématique d'Erasme: les particularismes nationaux séparent des hommes que devrait unir l'amour du Christ et dont le latin devrait cimenter la communauté; | |||||||
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mais en même temps, I'homme a besoin de racines, et Erasme, face à l'amourpropre nationaliste des Italiens, aimait à se proclamer batave. Un autre trait, qui me parait profondément exact, quand on interroge non seulement l'oeuvre érasmienne de Huizinga, mais toute son oeuvre historicoculturelle, ses essais, sa correspondance, et certainement aussi son enseignement: la tolérance et la modération du modèle et de son peintre. Febvre l'a noté à juste titre, et cette remarque tempère un peu l'idée qu'Erasme a méconnu les grands problèmes de son temps. Cette modération n'est pas un facteur négligeable même sur le plan historique. Les violents et les fanatiques qui peuvent bouleverser en moins d'une génération la carte politique ou religieuse du monde passeront, comme la violence et le fanatisme qu'ils ont suscités sur leur passage. Et les utopies généreuses, simplement redécouvertes chez les philosophes de l'antiquité et dans les versets de l'Evangile, renaissent de loin en loin et parfois se transforment en institutions et en réalités socio-politiques. Je n'appellerais pas forcément Erasme ‘l'homme de la plaine’ ou ‘des côteaux modérés’, comme le fait Lucien Febvre, mais je serais d'accord pour le définir comme l'ennemi de la violence sous toutes ses formes. Pour Huizinga, qui n'en a pas moins rendu hommage dans sa biographie aux travaux exégétiques et patristiques d'Erasme, le prince de l'humanisme demeure essentiellement l'auteur de la Folie et des Colloques. C'est tout naturellement à ces oeuvres qu'il a consacré deux autres articles en cette année 1936, celle du quatrième centenaire de sa mort. Dans ‘De schrijver der “Colloquia”’, (VI, 235-252) il montre que ces dialogues portent ses qualités de styliste au point de perfection, mais aussi qu'ils contiennent tout Erasme, sa morale, sa théologie, sa pédagogie. Dans l'article où il s'est essayé à ‘mesurer Erasme à l'aune de la folie’ (VI, 220-235) et où il renvoie à son essai de 1924, il entreprend en historien de la culture maîtrisant avec art quatre siècles d'historiographie, une analyse de l'érasmisme à travers le prisme des siècles. Et il nous montre que la figure de la Folie est la meilleure mesure que l'on peut prendre d'Erasme. Faisant avec habileté un plaidoyer raisonnable - et même rationnel - pour un antirationalisme, Huizinga, l'ironiste auteur de Homo ludensGa naar voetnoot23. se découvre, une fois de plus avec Erasme des affinités électives: la sagesse demeure une folie blafarde, mais la folie devient sagesse. Comme le jeu dans l'activité des individus et des peuples, la folie représente une dimension anti-intellectualiste à l'intérieur de l'intellectualisme d'Erasme. Nul n'a mieux compris - et d'une compréhension toute personnelle et intime - que la folie n'est pas, pour Erasme, l'expression ingénieuse de son esprit étincelant, mais bien le fond de son esprit et de sa sensibilité morale, la vie selon l'instinct, la force de la volonté et la nature aussi. | |||||||
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Cet Erasme, c'est bien l'Erasme de Huizinga. C'est aussi, ajouterai-je volontiers, un Erasme qui m'est proche.
Il ne serait pas trop malaisé, si le temps nous le permettait, de montrer qu'à travers une grande partie de l'oeuvre de Huizinga et le développement d'idées qui lui sont chères, la présence - à défaut du nom - d'Erasme demeure en permanence. Je viens de faire allusion à l'esprit de jeu et à l'ouvrage fondamental d'histoire de la culture que nous a proposé jadis le grand sociologue. Sans faire à bon compte de la psychologie des peuples, on peut reconnaître que l'esprit ludique s'est manifesté assez souvent à travers des témoignages littéraires ou iconographiques neérlandais. Et les visiteurs de l'exposition Huizinga de Groningue, en admirant la verve et l'humour des dessins du jeune étudiant d'histoire des années 90, pourraient peutêtre les rapprocher des graffitti, des caricatures ou même de son auto-portrait qu'Erasme griffonnait en marge de son manuscrit de saint Jérôme et de quelques autres. Dans son essai intitulé ‘Le problème de la Renaissance’Ga naar voetnoot24. et où la notion même de Renaissance est discutée après s'être chargée de multiples éléments passionnels, Huizinga affirme que nous ne pouvons pas nous en passer. Et quand il écrit: ‘C'est une façon de comprendre la vie, un soutien, un bâton de voyage pour l'humanité et non seulement un terme technique à l'usage de l'historien’,Ga naar voetnoot25. nous nous rendons vite compte que la figure d'Erasme lui est tout autant nécessaire, et que ce n'est pas seulement en historien qu'il nous l'a restituée, mais en homme passionnément désireux de s'exprimer à travers elle.
Deux livres, parmi d'autres, retiendront mon attention: ils ne sont pas parmi les plus connus ni les plus importants de Huizinga. L'un, écrit juste avant la seconde guerre mondiale, est intitulé IncertitudesGa naar voetnoot26. et porte en sous-titre ‘Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps’. L'autre, écrit pendant la tragédie déclenchée par Hitler, mais à une époque où des signes positifs de la victoire des Alliés apparaissaient à l'horizon, s'appelle A l'aube de la paix.Ga naar voetnoot27. A ces deux livres on pourrait ajouter sa participation au volume collectif intitulé L'esprit, l'éthique et la guerre, publié par l'Institut International de Coopération intellectuelle en 1934, (VII, 269-278) et où Huizinga a marqué sa place, à côté d'Aldous Huxley, André Maurois, et d'autres, par une lettre écrite de Leyde, à la fin de 1933, à Julien Benda, l'auteur-dénonciateur de La trahison des clercs.Ga naar voetnoot28. | |||||||
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Ce qui me frappe dans ces divers écrits, c'est à la fois la fermeté de pensée de Huizinga, et son sens des nuances, son sens de l'humain. A la fois le ‘Concedo nulli’ d'Erasme et le chantre de la ‘via media’. Cette double attitude, qui au fond n'en fait qu'une, et qui ne se confond ni avec une intransigeance abstraite ni avec une molle tolérance, est particulièrement manifeste dans la ‘Lettre à Benda’ de décembre 1933. Après avoir remercié son ami français de l'envoi de son Discours à la nation européenne, il s'oppose avec force à la philosophie ‘romantique’ et vitaliste de Keyserling, qui, en faisant appel aux forces de l'instinct et en dénonçant l'intelligence, dans une Allemagne qui a déjà engendré Hitler et d'où montent des clameurs et des ‘credo’ sur l'instinct de vie particulièrement suspects, discrédite dangereusement la raison. Et il écrit: La civilisation dite moderne est remplie par trois faiblesses éternelles de l'âme humaine, que je veux nommer: puérilité, superstition et insincérité. La puérilité... est devenue publique, officielle, reconnue et organisée... La civilisation moderne se croit éclairée, elle est bourrée de superstitions: superstition technique et politique, croyance à l'efficacité de la guerre chimique... Ortega y Gasset a souligné le fond d'insincérité sur lequel reposent les convictions politiques trop doctrinaires... (VII, 271)
Or, que trouvons-nous chez Erasme? Ouvrons seulement l'Eloge de la Folie ou ceux des colloques qui dénoncent la guerre sous toutes ses formes et dans toutes ses conséquences: les niaiseries ou ‘mômeries’ tragiques, le manque d'assurance morale ou intellectuelle des partisans de la guerre, les absurdités auxquelles parviennent les vainqueurs et les vaincus, plus démunis et plus misérables après la plus éclatante des victoires ou la plus sinistre des défaites. L'oeuvre d'Erasme dénonce à l'envi les superstitions et leurs méfaits dans l'ordre religieux, intellectuel ou dans la pratique de la vie quotidienne. Et cette critique rejoint celle du faux-semblant, par lequel les hommes prennent si souvent la paille des mots ou le clinquant des images pour la substance des choses! Voyez le colloque précisément intitulé Des choses et des mots!Ga naar voetnoot29. L'insincérité, le mépris de la vérité ou du sens des mots, l'hypocrisie et les regards obliques sont peut-être, d'après Huizinga caractéristiques de ce monde moderne en proie à toutes les folies et à tous les étourdissements, mais ils ont été aussi maintes fois dénoncés par le moraliste chrétien que fut Erasme. Sans que l'on puisse raisonnablement le taxer d'esprit conservateurGa naar voetnoot30. - tant d'efforts | |||||||
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et de réalisations proclament le contraire - il voit dans le progrès technique, et notamment dans le perfectionnement des engins guerriers, un élément de crainte bien plutôt qu'un signe d'espoir. Mais voici qui ‘sonne’ encore très érasmien: ‘La porte d'entrée’, écrit Huizinga à Benda, ‘de ces trois maladies publiques, puérilité, superstition, insincérité, c'est avant tout le nationalisme, que je prends toujours dans son sens de sentiment outré, de caricature d'un attachement sain et naturel à sa patrie’. (VII, 271) Relisons les écrits pacifistes d'Erasme, ses conseils politiques à Charles de Bourgogne dans l'Institution du prince chrétien,Ga naar voetnoot31. ou le colloque Charon,Ga naar voetnoot32. où l'on entend le nocher des Enfers dénoncer les nationalismes opposés: Trois grands monarques, excités par la haine, se ruent à leur perte mutuelle... Les esprits sont échauffés à ce point que nul ne veut céder, pas plus le Danois que le Polonais ou l'Ecossais. Naturellement le Turc en profite pour s'agiter; de cruels dangers se préparent, tandis que la peste ravage l'Espagne, l'Angleterre, l'Italie et la France....Ga naar voetnoot33.
En s'attaquant à la mécanisation de la civilisation, à l'orgueil des nations qui se veulent supérieures à toutes les autres, et par conséquent à leur volonté agressive de puissance, Huizinga rejoint en historien et en philosophe le moraliste satirique du XVIe siècle. Mais dans son livre des Incertitudes, préfacé dans sa traduction française par Gabriel Marcel - un futur lauréat du Prix Erasme,Ga naar voetnoot34. - il pense que la crise mondiale des années 1935-1938 est plus grave que celles que traversa l'Europe dans les siècles précédents, et notamment au XVIe siècle. Il est évident que la montée des périls et notamment les premières manifestations de la violence nazie ont pesé sur la méditation du philosophe-historien. ‘Si violentes’, écrit-il, que fussent la haine et la lutte entre protestants et catholiques, la base commune de leurs croyances et le régime de leurs Eglises rendaient leur parenté plus étroite, la rupture avec le passé bien moindre que n'est aujourd'hui l'abîme entre l'apostasie absolue, soit de la croyance en Dieu en général ou de la foi chrétienne d'une part, et d'autre part le rétablissement de la foi sur l'antique base chrétienne.Ga naar voetnoot35.
Et, avec le recul du temps, il se contente de dénoncer ‘quelques bizarres extravagances’Ga naar voetnoot36. du XVIe siècle, qui ne mettaient quand même pas en cause la loi et la morale chrétienne. Voire! Même si les massacreurs de la Saint-Barthélemy prétendaient agir au nom de principes politiques ou religieux, je ne pense pas per- | |||||||
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sonnellement que l'on puisse distinguer substantiellement entre diverses sources de fanatisme et de violence aveugle. Car ce qui est finalement en cause, dans les hécatombes antiques ou dans ces massacres du XVIe siècle, dans ces pogroms du XIXe ou du XXe siècle, ou dans les génocides ordonnés par Staline ou Hitler, c'est une idéologie portée à l'absolu, c'est-à-dire une déformation monstrueuse de l'idée de vérité, puisuqe la vérité unit et que les idéologies divisent.Ga naar voetnoot37. Il serait inexact de prétendre qu'Erasme avait de l'unité ou de l'union de l'Europe des idées bien claires et bien consistantes. Il n'empêche que sa conception de la République des Lettres, forme culturelle de la Respublica Christiana, préfigure dans l'Europe déchirée du premier tiers de XVIe siècle, sur le plan des utopies ou des idées généreuses, les diverses tentatives d'unification ou tout au moins d'union entre les Nations, auxquelles le XXe siècle a participé avec un bonheur et un succès divers et très diversement commentés. C'est peut-être le peu d'efficacité de la Société des Nations pour barrer la route au nazisme qui donne à l'analyse des Incertitudes de Huizinga ce ton pessimiste, que soulignent bien les titres de plusieurs chapitres: aspect problématique du progrès, la science à la limite de la pensée, affaiblissement général du jugement, déclin du besoin critique, abus de la science, déclin des normes morales, l'Etat est-il un loup pour l'Etat? L'attitude d'esprit que reflète ce dernier chapitre est assez proche de la morale politique d'Erasme, même si Huizinga n'allait pas aussi loin que lui dans l'approfondissement de l'Evangile et de ses implications. L'un et l'autre s'opposent à l'arbitraire de la raison d'Etat, source de tant de crimes; l'un comme l'autre dénoncent l'idée de l'autonomie amorale de l'Etat, qui ferait passer les objectifs politiques au-dessus de ceux d'une morale universelle. ‘La puissance souveraine amorale de l'Etat’, écrit Huizinga,Ga naar voetnoot38. contient en perspective l'anarchie et la révolution’, deux fléaux qu'Erasme n'a cessé de dénoncer. Mêmes limites qu'ils découvrent, l'un comme l'autre, à la prétention d'une fidélité et d'une obéissance absolues à l'Etat: d'une part la conscience ou le for intérieur, et de l'autre, l'égoïsme de la nature humaine. Dénonciation du faux attelage de l'Etat et de l'Eglise, quand Huizinga écrit’:Ga naar voetnoot39. On proclame une doctrine politique contraire au christianisme et à toute éthique philosophique qui persiste à croire en une loi morale fondée dans la conscience, mais en même temps, on prétend maintenir une Eglise et son système doctrinal, bien que comprimé dans le carcan du nouvel Etat.
Dénonciation par Erasme des faux prétextes de croisade contre les Turcs au nom de l'Evangile,Ga naar voetnoot40. quand les desseins réels et la réalité du comportement des prétendus | |||||||
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croisés expriment les passions et les intérêts le plus violemment opposés au christianisme. On pourrait multiplier les rapprochements qui nous permettraient de découvrir chez ces deux tempéraments si proches l'un de l'autre, non pas une critique du ‘modernisme’ ou une tendresse nostalgique pour le passé, mais une prise de conscience lucide et - si l'on peut dire - affective tout à la fois, du monde comme il va, avec, de loin en loin, quelques réflexions ou quelques conseils destinés à faire en sorte qu'il aille mieux! Si nous ouvrons maintenant ce livre de la guerre et de l'espoir que représente A l'aube de la paix - car le vieil historien, fatigué et malade, voit l'avenir avec plus d'optimisme qu'en 1938 -, nous tombons sur un certain nombre de propositions qui nous ramènent irrésistiblement à des constatations de type érasmien. Je m'empresse d'ajouter que depuis 1943 ou 1945, des modifications sont intervenues dans la carte du monde et d'abord dans celle de l'Europe, que l'équilibre des forces n'est plus le même qu'à la Libération, et que nous apporterions nous-mêmes - puisque Huizinga n'est plus là pour le faire - quelques rectificatifs. Contre les barbares, ses contemporains, mais aussi contre tous les barbares d'hier ou de demain, Huizinga proclame hautement la valeur de l'humanité qu'il identifie pratiquement à la civilisation: ‘L'humanité ne peut renoncer à cet inestimable héritage que nous appelons civilisation’.Ga naar voetnoot41. Erasme opposait inlassablement le terme de humanitas ou l'expression de humaniores litterae à celle de barbaria et à tous ses succédanés. Voyez les Antibarbari! Huizinga, comme Erasme, avait besoin pour vivre, enseigner, travailler, comprendre, produire des oeuvres, de s'appuyer sur une base solide à laquelle il donnait le nom de civilisation. Sans doute la pression des jeunes générations et celle des peuples nouvellement admis dans le concert discordant des Nations nous font-elles éprouver aujourd'hui un sentiment de vulnérabilité et de relativité à l'égard du contenu de ce mot-piège ou de ce mot explosif. Même quand la civilisation était menacée par la guerre totale, l'espoir s'accrochait encore à l'idée d'une civilisation dont un passé, proche ou lointain, pouvait fournir à la rigueur un modèle acceptable. Quand Erasme dénonçait les extravagances de la musique ‘nouvelle’ ou de certains ‘nouveaux’ théologiens, quand il voyait s'amonceler sur sa tête les nuages annonciateurs d'une prodigieuse révolution culturelle et religieuse, il n'avait qu'un recours, la Providence divine, et qu'un modèle culturel, la Chrétienté, qu'il s'efforçait de revivre par l'imagination sous sa forme épurée, celle de l'Eglise primitive. Aujourd'hui, pour beaucoup d'entre nous - hommes et peuples - ces recours au passé ou à la transcendance divine ne sont plus de mise, ils ont perdu toute signification dans un monde en proie aux imprévisibles mutations de la science et de la politique. Mais si nos exigences et notre vigilance | |||||||
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nous ont conduit à couper des amarres, nous retrouvons Erasme et Huizinga dans leur exigence respective de clarté sémantique, c'est-à-dire de vérité. En remettant à l'honneur dans ses méditations historiques de la guerre les mots de démocratie, de liberté, de culture, et aussi celui d'humanisme, Huizinga a repris la leçon du philologue et de l'exégète de la Bible: en donnant un ‘sens plus pur aux mots de la tribu’, Erasme n'a-t-il pas à sa façon opéré une révolution culturelle?
Et maintenant, dira-t-on, en 1972? Où en sont les recherches érasmiennes? Quel recours ou quel secours pouvons-nous en attendre? Les lignes de force de nos études recoupent-elles souvent les chemins tracés par Huizinga? Les érasmisants d'aujourd'hui reconnaissent-ils encore l'‘Erasme de Huizinga’ comme une figure qui leur est proche et qui leur parle? Il est bien difficile, assurément, de répondre globalement et synthétiquement à des questions de cette nature. Et il serait immodeste de parler seulement en son nom. Dans son rapport de 1970 au Congrès de Moscou, M.C. Reedijk avait montré avec un grand talent servi par une grande érudition, la diversité et la multiplicité des directions de recherches érasmiennes. Nous ne parlerons pas des petits écrits de circonstance qui n'apportent rien de nouveau ni des recherches limitées à quelques points de détail, ni même des traductions en langues modernes qui, si utiles qu'elles soient, ne marquent vraiment nos études qu'accompagnées d'une introduction ou de commentaires qui en dégagent soit leur signification historique soit une signification nouvelle. Mais nous examinerons plutôt, pour commencer, deux oeuvres récentes que leur forme même apparente à l'essai biographique de l'historien néerlandais: il s'agit du livre de Roland H. Bainton, Erasmus of Christendom, publié à New York en 1969, et depuis traduit en italien; il s'agit encore de celui de James D. Tracy, plus récent - il date de 1972 -, publié à Genève, Erasmus. The Growth of a Mind.Ga naar voetnoot42. On ne sera guère étonné de constater que l'‘Erasme’ de Bainton - Erasme le Chrétien, ou Erasme de la Chrétienté - est l'homme qui a su concilier la pietas et l'humanitas, la raison et la foi. C'est un humaniste chrétien, expression que nous ne trouvons pas sous la plume de Huizinga,Ga naar voetnoot43. mais qui tend à se répandre de plus en plus, même chez des historiens qui ne font pas profession de christianisme. L'Erasme de Huizinga, nous l'avons vu, était surtout l'Erasme de la Moria et des Colloques: sans dénier à ces ouvrages leur importance fondamentale, tant à leur épo- | |||||||
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que que dans la suite des temps, Bainton considère avec plus d'attention les conséquences de la nouvelle édition du Nouveau Testament. On ne peut pas dire que la biographie du grand historien de la Réforme apporte de nouvelles lumières sur la vie d'Erasme; on ne peut pas dire non plus qu'elle manifeste une opposition marquée à l'essai de Huizinga, qui n'est cité qu'une fois dans l'ouvrage: elle présente seulement l'homme et l'oeuvre dans un éclairage religieux, et l'on sent, à lire ce livre, comme plusieurs autres des années 1965-1970, que le portrait d'Erasme a été peint dans un monde remué par le Concile de Vatican-II. On ne dirait pas autre chose de la courte monographie de Pierre Mesnard, précisément intitulée Erasme ou le christianisme critique, ou de celle de Léon Halkin, intitulée Erasme et l'humanisme chrétien.Ga naar voetnoot44. Quant à la biographie de James D. Tracy, son intérêt principal est de nous présenter une thèse, au demeurant parfaitement ‘raisonnable’: l'‘optimisme éthique’ d'Erasme animerait tous ses efforts d'éducation religieuse, qui ne tendent en fait qu'à une réforme de la morale et à une réforme intérieure de l'Eglise. Erasme éducateur et théologien: ici encore, on constate un déplacement d'accent par rapport à la figure intellectuelle et au portrait affectif de Huizinga. D'une manière générale, on peut dire que l'heure d'une interprétation fondamentalement religieuse d'Erasme a sonné. Dans son rapport, présenté au Colloque de Mons, M. Bataillon écrivait: Il n'est pas déraisonnable de penser que notre philosophe chrétien est, depuis quelques années, parvenu à une étape décisive de la survie de son esprit dans la conscience chrétienne.Ga naar voetnoot45.... Dans l'àggiornamento libérateur auquel nous assistons réside la chance, pour le christianisme érasmien, de connaître un renouveau d'influence posthume, après avoir été si durement éliminé par les frères ennemis.Ga naar voetnoot46.
Aujourd'hui que, grâce à des cheminements parallèles dans les consciences catholiques et protestantes, grâce au mouvement spirituel déclenché par le Concile de Vatican-II et aux répercussions qu'il a suscitées bien au-delà des frontières du christianisme, Erasme apparait essentiellement comme l'homme de la conciliation et de la réconciliation - tout en demeurant paradoxalement l'homme de la contestation et de la mise en question-, l'homme de la tolérance. Mais, dira-t-on, Huizinga n'avait-il pas déjà fait de lui un champion de la tolérance et de la paix? Sans doute, mais avec ce déplacement d'accent que j'ai déjà signalé. Erasme, homme du dialogue? En pensant, à la lumière des publications récentes et selon sa propre inclination d'esprit, à l'actualité d'Erasme, M. Bataillon disait encore, lors du Colloque international de Mons d'octobre 1967: | |||||||
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Si maintenant sonne l'heure d'Erasme, ce n'est pas seulement parce que son esprit gagne du terrain au sein du christianisme entre les ‘frères séparés’ qui se rapprochent, c'est aussi parce que le dialogue est souhaité entre chrétiens et non-chrétiens.Ga naar voetnoot47.
Ce qui n'était pas le cas à l'époque de l'Erasme de Huizinga, malgré les efforts inlassables de quelques grands esprits, que des frontières religieuses ou politiques ne parvenaient pas à séparer. Dans l'Europe et le monde de 1924, cette confrontation pacifique, voire cette réunion fraternelle, n'était ni réalisée ni réalisable en dépit ou peut-être à cause de l'hécatombe de la première Guerre Mondiale. Un problème d'interprétation retiendra spécialement notre attention: celui de la sincérité ou de l'insincérité d'Erasme. Il est de conséquence, car telle oeuvre ou tel ensemble d'oeuvres revêtent des significations toutes différentes selon le jugement de valeur porté sur l'homme Erasme. Suivons, pour illustrer ce cas, la thèse récente du Père G. Chantraine,Ga naar voetnoot48. qui aborde le sujet de la vocation théologique d'Erasme.Ga naar voetnoot49. Nous sommes à Londres, en avril 1506, Erasme écrit à son ami Servais Roger une lettreGa naar voetnoot50. ‘dont le style’, reconnait Chantraine, ‘n'est pas limpide, mais plutôt compliqué’.Ga naar voetnoot51. Erasme écrit: Je constate que la vie humaine, si longue qu'elle soit, est chose fugace et éphémère, que je suis de plus d'une santé fragile, affaiblie considérablement par le labeur des études, et aussi par le malheur. Je constate que les études sont sans fin; j'ai tous les jours l'impression de commencer. C'est pourquoi j'ai décidé de me contenter du peu que je suis (d'autant plus que j'ai acquis ce qu'il me faut de grec) et de donner tout mon effort à la méditation de la mort et à la formation de mon caractère.Ga naar voetnoot52.
Huizinga ne croit pas à la sincérité d'Erasme, qui écrit pourtant à un ami très cher dont la vocation religieuse était évidente. Ecoutons l'historien hollandais: Etait-ce un accès de mélancolie qui souffla à Erasme ces paroles de recueillement et de renoncement? A-t-il été envahi brusquement, au plus fort de la poursuite de l'objectif de sa vie, par le sentiment de la vanité de son effort, et par une grande lassitude? Est-ce ici le fond même de sa nature qu'Erasme dévoile un instant à son vieil et intime ami? Il convient d'en douter.Ga naar voetnoot53.
Le P. Chantraine croit au contraire à la sincérité de la vocation d'Erasme; et en rapprochant ce passage de son fameux poème à la VieillesseGa naar voetnoot54. - le Carmen Alpestre' de l'été 1506 - que Huizinga reconnaît comme exprimant avec sincérité son | |||||||
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état d'âme du moment, il s'étonne que le biographe d'Erasme énonce deux jugements de valeur diamétralement opposés à propos de la lettre et de la méditation poétique.Ga naar voetnoot55. On pourrait longuement épiloguer et opposer les deux interprétations en tant qu'elles expriment deux attitudes subjectives différentes, deux manières de lire Erasme, de lire ses lignes ou ses vers, mais également de lire entre les lignes ou à côté des vers. Ce qu'il faut bien voir, c'est que Huizinga n'attachait pas la même importance, de son point de vue intellectualiste et libéral, aux méditations proprement religieuses - comme la méditation de la mort, le sentiment de la vanité de la science, etc. - ou aux thèmes inspirés par sa formation au couvent de Steyn, que l'interprète jésuite de la ‘philosophie du Christ’. Un autre historien de la pensée religieuse, E.-W. Kohls,Ga naar voetnoot56. abonde dans le même sens, et rapproche ce thème de la vanité et de la méditation de la mort d'un passage des Antibarbari: ‘Denique cum omnia scire curavero, ipse me scire tanquam nesciam’.Ga naar voetnoot57. Il est vrai d'ailleurs que Huizinga voit surtout dans ces Antibarbari ‘une spirituelle défense de la littérature profane’.Ga naar voetnoot58. A un autre moment, le Père Chantraine reproche à Huizinga - et à d'autres interprètes de la pensée d'Erasme - de ne pas avoir senti la complexité ou l'ambiquïté de l'attitude de l'humaniste chrétien à l'égard de l'Antiquité païenne, et d'accéder trop rapidement à la vision harmonieuse des lettres antiques réconciliées avec la Révélation divine.Ga naar voetnoot59. Et de citer à cet égard ces textes de la Methodus ou de la Ratio auxquels Huizinga - et la plupart des érasmisants, ses contemporains -, n'avaient pas attaché la même importance. Beaucoup des interprètes actuels d'Erasme comme théologien ou catholique orthodoxe, soulignent ses réticences à l'égard de l'Antiquité païenne, dont l'utilisation doit être entièrement subordonnée à une fin transcendante: ‘Tu aimes les lettres? C'est pour le Christ’! Nous ne prolongerons pas davantage nos remarques sur l'interprétation de Chantraine ou sur celle de Kohls qui, dans leur recherche de l'unité de la pensée et de l'oeuvre, dans leur conception de l'Erasme essentiel, n'en lisent pas moins notre héros avec des lunettes forcément subjectives, et avec leurs convictions fondamentales. Pourquoi Erasme n'aurait-il pas évolué avec le progrès de la Réforme, les sollicitations extérieures dont il fut l'objet, le souci de sa sécurité ou de son confort moral et intellectuel? Nul ne peut nier que les oeuvres de la fin de sa vie - la Concorde dans l'Eglise, la Préparation à la mort - sonnent très différemment, non seu- | |||||||
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lement de ses oeuvres rhétoriques et humanistes des années 1510-1512, mais même de l'Enchiridion. Il est évident que les prémisses d'une étude sur Erasme commandent à ses conclusions. Certes, les études érasmiennes actuelles ne se bornent pas à celles de sa mystique, de sa théologie, de son attitude à l'égard des sacrements ou de son exégèse biblique. D'autres secteurs sont encore défrichés ou redécouverts, sa pédagogie, sa langue, ses idées sociales, politiques, économique, son anthropologie. Mais, comme on l'a déjà dit, l'aspect le plus nouveau des recherches qui commandent de nouvelles interprétations, est celui qu'ont décidé d'envisager des penseurs religieux, et notamment ceux qui essaient de dépasser la querelle personnelle et dogmatique d'Erasme et de Luther. Dans ce domaine, les travaux de Huizinga, et notamment sa biographie, apparaissent davantage comme des ‘réactifs’ ou des pierres d'achoppement que comme une nécessaire propédeutique. Mais pour tous ceux qui expriment quelque réticence à l'égard des systèmes - même souples - destinés à couler la pensée d'Erasme dans un moule, pour tous ceux qui voient dans cette pensée un petit nombre de thèmes récurrents, et chez l'homme un effort méritoire pour dominer les phases discontinues de son existence difficile, le recours à Huizinga s'imposera encore longtemps, car l'historien dont nous célébrons aujourd'hui le centenaire a su conserver, dans le ton, dans le style et dans l'érudition, assez d'aération et de points d'interrogation pour permettre à nos propres hypothèses et à nos propres intuitions de s'épanouir dans la liberté et sous le contrôle de la raison. |
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