Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
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aant.La poésie flamande contemporaine | |
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aant.Comment voulez-vous, Mesdames et Messieurs, que je vous parle aujourd'hui, avec le calme d'esprit nécessaire, de la poésie flamande contemporaine? Je dois me faire violence pour m'en tenir à mon sujet. Ce que nous avons en tête, maintenant, va bien au delà! Et pourtant, même dans les conditions actuelles, il n'est pas mauvais que je vous entretienne de quelques expressions modernes de la pensée flamande: elles sont vraiment trop peu connues, et il est temps que les Belges apprennent, sinon à s'admirer les uns les autres, du moins à se moins ignorer. Le Musée du Livre a voulu cet hiver organiser quelques conférences littéraires flamandes, qui doivent commencer en décembre, mais il a jugé utile d'attirer d'abord, en une couple de causeries, l'attention de notre public français sur certains aspects trop négligés de la vie intellectuelle belge. Car, il faut bien le dire, on ne se connaît pas assez. Je vous le demande, est-il bon, pour qui désire une vie nationale vraiment saine, que des hommes qui ont consacré leur existence entière au culte désintéressé de l'art, qui figurent en Hollande dans les anthologies classiques, qui sont salués là-bas comme des illustrations de la Belgique, jouissent parmi leurs conci- | |
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aant.toyens de toutes les douceurs du plus strict incognito? Permettez-moi de vous raconter un souvenir personnel: on enterrait un de ces hommes-là, il y a quelques années, un romancier qui avait produit une quinzaine de volumes, qui nous avait donné cet exemple bienfaisant d'un talent se fixant sans cesse un but artistique plus élevé, et qui à la fin de sa vie avait mûme su se rajeunir tout à fait au contact des jeunes. Je suivais son convoi avec l'un de nos grands, de nos plus nobles poètes d'expression française, qui me dit: ‘Est-ce vrai, ce que je viens d'entendre: il écrivait?’ Il n'assistait à l'enterrement que parce qu'ils avaient été collègues dans l'enseignement. N'est-ce pas affligeant? Ils avaient passé quelques années côte à côte, ils auraient dû au moins comprendre leur solidarité d'artistes vis-à-vis des Béotiens de tout poil et de toute langue. Non, ils s'ignoraient. Je me rappelle un autre exemple typique: une dame très cultivée, au cours d'un voyage en Frise, avait causé là dans un petit village avec l'instituteur de l'endroit, qui lui avait demandé si elle ne connaissait pas tel auteur flamand, qu'il admirait beaucoup? Certes, la dame le connaissait parfaitement, elle le voyait même souvent: seulement elle ne savait pas qu'il eût jamais rien publié... Mon Dieu, j'en parle sans amertume; devant vous surtout j'aurais tort, puisque vous prouvez que vous vous intéressez à la poésie flamande, en venant m'écouter à un moment où vous avez bien d'autres préoccupations plus importantes. Et je respecte même chez la plupart le droit à l'ignorance, - c'est un droit sacré, car sans cela, quelle figure ferionsnous tous dans bien des cas? Mais vous avouerez que la situation que je signale a tout de même quelque chose | |
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aant.d'anormal, et que dans la bouche de gens aussi complètement indifférents à la moitié de la production littéraire belge, le mot ‘Belgique’ prend une signification singulièrement restreinte. D'ailleurs, il en est qui n'ont pas le droit d'ignorer. Que pensez-vous de ces histoires des lettres nationales où l'on affirme sans sourciller que le Belge n'a jamais eu le sens littéraire, qu'il ne lui est venu qu'à une époque toute récente, et qu'il ne possède une littérature présentable que depuis quelque cinquante ans? On a répété cela si souvent, dans des livres, des articles, des conférences, que c'en est presque devenu un cliché; je l'ai déjà retrouvé dans des revues étrangères. Mais c'est non seulement nier la floraison si drue qui commence dès les années 1830 avec Ledeganck et Conscience, c'est rayer d'un trait de plume un passé glorieux de cinq siècles, car depuis la fin du XIIe jusqu'à la fin du XVIIe nous avons eu une littérature flamande très féconde et très vivante, qui, du moins de 1200 à 1600 environ, fut très brillante et fournit même à la littérature européenne quelques-unes de ses expressions typiques et disons ‘irremplaçables’. Il serait d'ailleurs bien étonnant, n'est-ce pas, qu'en des siècles où nos cités jouaient un rôle si considérable dans la civilisation du monde, elles eussent été frappées de mutisme? Est-il convenable qu'on affecte parfois de n'en rien savoir? Est-il décent que l'on s'appauvrisse, que l'on s'ampute ainsi aux yeux de l'étranger? N'est-ce pas un manque de dignité? Et voyons, en toute sincérité, est-il bien recommandable aussi de donner aux écrivains flamands d'aujourd'hui, qui sont restés fidèles à leur langue, l'impression que leur littérature à eux ne rentre pas dans la littérature ‘belge’? | |
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aant.Vous ne pouvez vous méprendre sur mes paroles: je ne parle ici que le langage du bon sens, et celui de l'union patriotique, qui ne s'accommode pas de pareil exclusivisme. Je ne puis évidemment vous donner qu'une esquisse très rapide du mouvement poétique flamand dans la Belgique indépendante. Je dois m'en tenir aux chefs de file. Après 1830, nous eûmes d'abord une génération de rhétoriciens à demi engagés encore dans les formules académiques. Ledeganck sut donner au langage lyrique une dignité qui ne va pas sans quelque emphase et quelque boursouflure oratoire. Ce sont les défauts du temps. Il y a pourtant de bonnes choses dans sa célèbre trilogie des Trois Villes Soeurs, Gand, Bruges et Anvers. J'en eus la perception tres nette le jour ou je visitai le Chateau des Comtes, à Gand, et que, du haut du donjon central, je vis la ville des Artevelde s'étaler devant moi, et son beffroi et tout le moyen âge de ses clochers émerger lentement de la brume matinale, toutes ces tours massives qui disent mieux que partout ailleurs la force orgueilleuse et concentrée, l'âme farouche et altière de la commune, toujours prâte à lutter pour ses libertés. Je voyais tout à coup, et réellement, l'un des visages caractéristiques de la patrie, et j'étais ému, - et savez-vous ce qui en ce moment se réveilla soudain en moi, inconsciemment? Ce furent les vers de Ledeganck: ‘Gij zijt niet meer, Gelijk weleer, Die trotsche wereldstad, die koningen deed beven...’ etc. J'avais dû les apprendre par coeur à l'école, il y avait bien longtemps, et il va de soi que je m'étais empressé de les oublier, comme tout ce qu'on nous a fait ressasser en classe, mais voici qu'après des années et des années | |
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aant.cela ressuscitait en moi, avec la spontanéité d'une force naturelle, et je compris alors qu'il y a tout de même quelque chose de puissamment suggestif dans ces vers; quelque chose de l'âme vaillante et tenace de la commune a vraiment passé dans leur rythme fier et mâle et comme martelâ; ils répondaient à mon émotion, et par conséquent ils étaient sentis et vécus; et de ce jour-là, j'ai tenu Ledeganck pour un poète très respectable. Auprès de lui, Van Duyse était une nature plus riche, plus symphonique, dirais-je, capable de parcourir tous les registres quand il faisait jouer les grandes orgues de l'ode. Il portait en lui un flux toujours renaissant d'inspiration qu'il déversait à grands flots un peu troubles, avec une facilité renversante. Il lui est même arrivé de faire des vers en dormant, et de les transcrire à son réveil. Il avait le souffle. Il en avait même trop, j'entends qu'il en avait parfois hors de propos et n'en était pas assez maître. Il a touché à tous les genres, et son oeuvre énorme, extraordinairement inégale, est à elle seule une littérature complète. La section des poèmes comporte trente volumes. Je ne les ai pas tous lus. Parmi un indéniable fatras, on y découvre bien des qualités de premier jet, d'élan, de plénitude. J'ajoute qu'il y eut dans cette première génération, qui tient la scène de 1830 à 1850 environ, quelques poètes à la lyre plus discrète, et tout d'abord le populaire Théodore van Rijswijck, chez qui cette lyre, si j'ose ainsi parler, tourne parfois au mirliton. Mais précisément par son manque de prétention, il a trouvé souvent des accents d'une sincérité simple et vivante. Il a su parfois assouplir la langue pour l'adapter à sa fantaisie humoristique, en | |
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aant.tirant des effets comiques d'une combinaison imprévue de sonorités et de rythmes. Malheureusement, il se complaisait un peu dans le débraillé, et ses poèmes en souffrirent autant que lui-même. Car il eut le tort de croire trop fermement à la bohème romantique, et il en mourut, jeune encore. ‘Le bon Dieu’, disait-il, ‘le bon Dieu qui me connaissait, lui, aurait bien dû me donner deux anges gardiens’. Il est encore aujourd'hui des poètes flamands qui pourraient en dire autant... Signalons aussi des natures plus fines: De Laet qui, vers 1840, produisit quelques pièces où frémit une sensibilité et une conscience modernes assez personnelles, et surtout Dautzenberg, qui travaillait à l'écart, loin des forums bruyants, et préparait les voies à un art plus sobre et de forme artistique plus pure. Aussi n'eut-il d'influence que dans la génération suivante. Cette génération-là, qui domine après 1850, s'éloigne déjà du romantisme: sa marque générale, c'est qu'elle s'oriente vers plus de réalité et à la fois, chez ses meilleurs représentants, vers plus de style. Jan van Beers, ce Coppée avant la lettre, incarne assez bien les deux tendances. C'est le peintre attentif et ému de la vie des humbles, des existences souffrantes et silencieuses, qui tournent dans le cercle des petites misères banales, et il sut décrire des scènes populaires, il sut traduire ‘le coeur des pauvres’ en une langue châtiée et pourtant libre d'affectation. C'est le mâme sens de la réalité qui anime bientôt l'oeuvre poétique des soeurs Loveling, dont certaines piécettes sont des notations justes de sentiment sous une forme très concise, - celle de Jules de Geyter, dont le vérisme descend même trop souvent au terre-à-terre, et celle de Vuylsteke, qui | |
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aant.fut l'un des premiers à faire entendre le cri des revendications sociales. Le lyrisme subjectif lui-même devenait plus réaliste, chez Vuylsteke d'abord, puis chez Emmanuel Hiel, dont les meilleurs vers datent des années 1860 et qui continua la tradition de Van Duyse, mais en s'inspirant plus que lui de rythmes populaires. On peut même avancer qu'il fut, en collaboration avec Peter Benoit, le rénovateur de la chanson flamande. On a dit de Conscience qu'il apprit à lire à son peuple: eux lui apprirent à chanter. On pourrait extraire de l'oeuvre trop copieuse de Hiel certaines pièces d'une fraîcheur charmante et d'autres d'une fougue et d'une ampleur qui font regretter que plus tard il se soit bien négligé. A côté de ces poètes, il en est encore quelques-uns qui forment une école assez distincte, et qui se préoccupaient tout spécialement de la forme pure: les élèves de Dautzenberg, Frans de Cort, chantre attendri de la vie familiale et Van Droogenbroeck, qui accomplit même le tour de force de traduire les poèmes persans de Hariri: c'est l'une des oeuvres les plus extraordinaires comme jonglerie de rythmes et de rimes que l'on ait vues avant les ‘Odes Funambulesques’ de Banville. Après s'âtre livrée à cette acrobatie, la langue flamande était un instrument d'une souplesse telle, que le poète pouvait désormais aborder sans peur les thèmes les plus complexes et les plus nuancés. On ne peut faire à Van Droogenbroeck qu'un seul reproche, mais il est capital: c'est de ne pas âtre ému. Le parnassianisme de ses vers nous laisse, en somme, asses froids. Pendant ce temps, il était un homme qui, de son côté, faisait subir au langage une mâme refonte, mais | |
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aant.plus profonde encore, qui résumait en lui toutes les faces de l'évolution poétique de son époque, mais qui n'était strictement d'aucune époque pourtant, car il avait la qualité inestimable et essentielle qui fait les poètes purs: la musique spirituelle, qui est chez lui d'une richesse de rythmes, d'une subtilité et d'un accent profond, dont je ne trouve de parallèle chez personne. Le moins prisé alors, et le plus grand, il se contentait de donner quelque chose de son âme à tout ce qu'il voyait, de faire passer un peu de la lumière et de la mélodie de son âme dans tout ce qu'il disait: c'était Guido Gezelle. Il eut la destinée adéquate à son génie: pendant presque toute sa vie, il fut isolé, pauvre, incompris. Mais il avait heureusement en lui cette lumière que les autres ne voyaient point, il avait des trésors inépuisables de vie intérieure et profonde, l'atmosphère d'émotion et de beauté qui donne une éternité aux choses quotidiennes. Il apparaît dans une province qui, jusqu'alors, était restée presque complètement en dehors du mouvement littéraire: la West-Flandre. Terre où le passé se perpétuait vivant, où le peuple parlait toujours le doux et imagé flamand du moyen âge, et restait inébranlablement attaché à sa religion traditionnelle. Gezelle, qui était prâtre et fut d'abord professeur au Petit Séminaire de Roulers, a été l'expression de ce milieu-là, mais en mâme temps il s'est exprimé lui-mâme d'une façon si totale, que son oeuvre en prend une signification d'humanité universelle. S'il est quelqu'un qu'on puisse appeler poète par la grâce de Dieu, c'est bien celui-lè: n'ayant d'autre am- | |
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aant.bition que de dire aussi simplement que possible, en dehors de toute convention, mais aussi complètement que possible, avec les nuances les plus indéfinissables, ce qui se passe autour de lui et en lui, - la réalité qu'il voit, et celle, infinie, qu'il sent. Il est le maître de la nuance, l'illustration la plus exacte de l'art poétique que Verlaine proclamera plus tard: ‘Car nous voulons la nuance encor, Pas la couleur, rien que la nuance...’ et ‘De la musique avant toute chose...’. Nul n'a rendu de façon aussi originale ni aussi exacte les mille mouvements et demi-teintes imperceptibles des êtres et des choses. Je ne connais pas de plus grand poète de la nature: ce prêtre a aimé toute la Flandre avec la ferveur des panthéistes les plus ardents, il en a fait revivre les manifestations les plus diverses et les plus fugitives, depuis le brin d'herbe jusqu'au nuage qui passe, les plantes et les bêtes, toutes les saisons, tous les moments du jour, les chants des oiseaux, le silence des nuits, les reflets qui ne durent qu'un instant, et dans tout cela, la force multiple et toujours une de croissance, la poussée de la vie, à tel point que cette poésie rafraîchit comme l'air du premier printemps, nous y sentons presque physiquement l'odeur des prairies humides, la saveur de la sève. Je pense souvent, en lisant Gezelle, au maître japonais Hokusai, celui qui signait ‘l'homme fou de dessin’ et qui disait: ‘A soixante-dix ans, je commence à connaître un peu mon métier, mais plus tard, j'espère en arriver à ne plus poser du bout de mon pinceau un point, un seul point, qui ne soit de la vie’. Notez cependant que cet art de Gezelle n'est pas strictement impressionniste: j'entends qu'il ne voit pas seulement avec l'oeil du peintre. | |
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aant.D'abord parce que son adoration de la nature est toujours, comme chez un saint François d'Assise, un hymne et une prière, remonte sans cesse à l'idée divine, s'illumine des rayons de la foi. Mais aussi parce que sa façon même de voir est toujours imprégnée d'atmosphère spirituelle. Quand vous avez été longtemps à l'étranger, et que vous retrouvez les aspects familiers de votre cher pays, vous ne les regardez pas seulement avec l'oeil du peintre, n'est-ce pas? Ils parlent alors à ce qu'il y a de plus intime en vous. Et tenez, permettez-moi de pousser un peu mon exemple: mettez-vous pour un instant - oh! pour un instant seulement, messieurs! - dans la peau de l'enfant prodigue, qui, après avoir été ballotté par la vie, loin de chez lui, après avoir gardé les cochons, revient enfin dans la maison paternelle, où l'accueille le pardon de son vieux père, - je pense à ces inoubliables évocations qu'en donna Rembrandt, - et il retrouve alors tous les objets parmi lesquels s'écoula son enfance heureuse, la table autour de laquelle il jouait, le coin où était assise sa mère, la vieille horloge, qui ne fait entendre nulle part le même tic-tac que dans la maison paternelle, - il ne devait certes pas regarder cela avec l'oeil de l'impressionniste, mais avec tous ses souvenirs, avec tous les souvenirs de son coeur. C'est de même autant avec son coeur que par les yeux ou les oreilles que Gezelle perçoit les innombrables moments de la vie naturelle. Mais il n'est pas uniquement un poète de la nature: dans d'autres vers, d'un lyrisme purement sentimental, ceux-là, il a baigné l'émotion d'une musicalité et d'une clarté d'âme, qui sont le sublime dans la simplicité. Et au point de vue de la forme, cet homme, dont tous les sens étaient | |
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aant.affinés au point que chez lui, si l'on peut dire, la sensation est de la pensée, sut se créer une langue poétique d'une diversité, d'une force, d'une souplesse aérienne, qu'on ne soupçonnait pas avant lui. Il a su faire du flamand, que des esprits mal informés tenaient encore pour un vague patois, une langue à la fois aussi prime-sautière, aussi naturellement claire, aussi savoureusement jaillie du langage populaire que l'anglais de Burns, - un de ses maîtres préférés, - et en même temps aussi hardie, aussi élastique, aussi capable d'exprimer les nuances les plus fugaces que le français d'Arthur Rimbaud ou de Jules Laforgue. Pour l'infinie variété, la création incessante des rythmes qui doivent dire toutes les formes possibles de la vie, je ne lui trouve pas d'équivalent en littérature. Les qualités essentielles de son art étaient déjà en germe dans ses premiers poèmes et se développèrent bientôt avec tout le charme d'une force qui s'épanouissait. Puis, une catastrophe survint, qui brisa sa vie: ce jeune professeur ecclésiastique ne rentrait pas assez dans les cadres admis, la forme même de sa pensée brisait les conventions dont vivait son milieu. Le conflit éternel entre l'homme supérieur et la médiocrité normale fit le reste: Gezelle dut quitter le Petit Séminaire de Roulers, - peut-être même réussit-on à le faire douter de lui-même, car cette âme de croyant si fière et si pure sombra pour longtemps dans le découragement. Et la blessure fut si profonde que Gezelle, qui avait alors à peine trente ans, se tut. Du moins, le grand poète qui était en lui, se tut. Il ne commença à se réveiller que bien plus tard, dans les années 1880. Les vers qu'il | |
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aant.écrivit entre 1860 et 1890 tiendraient en une mince plaquette. Pendant toutes les années de la pleine maturité de l'homme, cette bouche fut quasi muette, ce coeur fut scellé, enterré quelque part au fond d'une petite ville. Nous devons à cette crise une série de poèmes que Gezelle dut considérer alors comme son chant du cygne. Il consentit avec peine à ce que deux de ses élèves les publiassent, partiellement, en 1862. Ils viennent d'un coeur saignant et ont un accent tragique, une subjectivité immédiate qui les différencie de tous les autres vers de Gezelle. Ce fut une effusion unique de tout ce qu'il y avait en lui d'amour et de douleur. Car à certains de ses élèves le liait une affection infinie comme l'amour même, et dont l'ardeur mystique ne se démentit jamais, jusqu'à la mort, ainsi que l'attestent encore quelques-uns de ses derniers vers. Sa plainte s'exhala en paroles de fièvre, en sanglots, en prières, et certains poèmes, qui ne sont plus que de la musique et de l'âme, peuvent compter parmi les plus beaux que l'amitié fervente ait jamais inspirés. Cependant, le public capable de comprendre des modulations aussi subtiles, aux environs de 1860, était fort clairsemé. Gezelle n'eut donc, d'abord, qu'une influence restreinte, mais profonde, notamment sur les élèves de la classe qu'il dirigea pendant si peu de temps. Plusieurs vivent encore, ils ont près de quatre-vingts ans maintenant, et ils parlent toujours de leur maître avec une émotion visible. Il a été la grande impression de leur vie. De ses disciples, je ne rappellerai que le plus connu, Hugo Verriest, qui lui aussi fut prêtre et professeur à Roulers. Je n'ai pas connu d'homme plus séduisant, ni | |
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aant.de plus beau conférencier. Il émanait de lui un tel charme qu'il pouvait garder son auditoire pendant deux heures ou plus, on ne s'apercevait pas du temps qui fuyait, et quand il avait fini, tous étaient là, à ses genoux, comme des enfants qui demandent: encore! Je l'ai revu à Bruxelles, il y a un an; il n'avait rien perdu de cet esprit alerte, qui faisait de ce vieillard de soixante-dix-huit ans le plus jeune de nous tous, et il avait toujours sa même confiance souriante. Je lui dis: Ah! quand pourrez-vous nous faire encore une conférence? - Je le voudrais bien, répliquat-il, il y a un sujet sur lequel j'ai bien des choses à dire, mais en ce moment on ne me le permettrait peut-être pas. Je lui demandai quel était ce sujet, et il répondit avec simplicité: la Prusse, - Question brûlante... fis-je. - Non, dit-il doucement, avec son regard malicieux: question brûlée!... - Ce Verriest est l'auteur d'un des plus beaux poèmes qui furent jamais écrits en langue néerlandaise: Le Calme du Soir, qui parut en 1877, signé des initiales H.V., dans une très modeste petite revue d'etudiants, d'où mon ami Van Langendonck l'exhuma plus tard. Et Verriest, qui avait été formé par Gezelle, eut le titre de gloire, lui, de former, en ce même collège de Roulers, Albert Rodenbach. Le pauvre Albert Rodenbach, qui mourut en 1881, dans sa vingt-quatrième année. C'était une nature indéniablement géniale, qui ne peut mieux se comparer qu'à celle de Goethe jeune. Ce poète adolescent avait un tempérament de héros. On peut dire qu'il avait le goût insatiable de l'idéal. Toute une jeunesse qu'il électrisait, qu'il entraînait, lui vouait un véritable culte. Ce n'était pas uniquement un artiste, - au sens spécial | |
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aant.du mot, il le fut bien moins que Gezelle, - c'était un exemplaire complet, synthétique, de belle humanité. Si je le compare à Goethe jeune, c'est que vraiment c'était un esprit de la même race: il avait la même force juvénile de création, la même curiosité de tout ce qui est humain, la même ardeur à faire de sa personnalité un résumé de tout ce qui est humain, le même désir de faire de sa vie entière une oeuvre d'art, la même passion qui brise les contraintes, et, dominant cette fougue, le même besoin de beauté, d'ordre et d'harmonie suprême. Dans les lettres flamandes, il n'y a pas d'individualité en qui ait voulut se réaliser un plus large idéal. Malheureusement, rien de tout cela n'a pu aboutir: oeuvre fragmentaire, dont la mort est venue brusquement arrêter l'efflorescence. Dans l'entretemps, le mouvement continuait en dehors de la West-Flandre. Il y a ici, vers cette époque, des choses charmantes de Dodd, de Antheunis, des vers d'une délicatesse discrète de Victor dela Montagne, encore un que la victoire ne ramènera pas parmi nous: il est mort au Havre, il y a deux ans. Il y eut surtout, après 1880, Pol de Mont, qui avait été l'ami de Rodenbach, et commença par subir l'heureuse influence de Gezelle, puis celle de l'école puriste de Dautzenberg. Il n'avait pas l'accent humain profond de Rodenbach, et son talent, un peu facile, devait l'entraîner parfois à des recherches d'effet qui sentent la ‘littérature’. Il avait plus de surface que de profondeur, mais une fantaisie d'inspiration fraîche, abondante et très brillante. Il bouscula le goût petit-bourgeois hostile à toute poésie, ne vivant que de beauté désintéressée. Il déclara l'art absolument libre et introduisit dans la poésie flamande | |
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aant.une quantité de motifs nouveaux, notamment la sensualité de l'amour. Il voulut constamment élargir nos horizons et flirta avec plus d'une muse étrangère, au figuré bien entendu. Cela n'était certes pas nouveau, mais Pol de Mont eut toujours le souci d'aller directement aux muses les plus modernes, en ne s'attardant jamais à celles d'avant-hier. Par là, son influence rajeunissante fut fort appréciable, surtout en dehors de la sphère de rayonnement de Gezelle. A côté de Pol de Mont, il faudrait encore citer Hélène Swarth, qui, née à Amsterdam, vint en Belgique à l'âge de six ans, commença par collaborer à la Jeune Belgique, puis retourna à sa langue maternelle le jour où une grande douleur fit jaillir en elle les sources d'une inspiration profonde. Personnalité très éminente, que nous pouvons considérer un peu comme des nôtres, puisque c'est ici qu'elle se forma, qu'elle publia ses premiers volumes et que s'exerça d'abord son influence; plus tard, elle alla se fixer dans son pays. Mais j'ai peur de me laisser entraîner trop loin, et pour gagner du temps, je préfère la laisser ce soir à la poésie hollandaise. Cependant, l'aspect général de la poésie flamande, à ce moment-là, pouvait sembler un peu pauvre à côté du développement rapide de l'intellectualité belge dans les années 1880, à côté du magnifique essor de nos lettres françaises. C'est le temps de la Jeune Belgique. En Hollande aussi, les hommes du Nieuwe Gids inauguraient une révolution littéraire. Nous sentîmes le besoin d'avoir la nôtre; et l'organe en fut la revue Van Nu en Straks, ce qui veut dire: De Maintenant et de Tout à l'Heure. Titre peu harmonieux, - il était de mon invention, | |
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aant.- mais il avait une qualité: il était baroque et attirait l'attention. Et comme en bons artistes nous recherchions l'harmonie, nous avions tenu à enchâsser ce titre, en lettres d'ailleurs parfaitement indéchiffrables, dans une couverture décorée par Henri Van de Velde, et où des lignes sinueuses devaient, par un langage rythmique, symboliser notre programme. Le public ne comprenait pas, ce qui est dans l'ordre, et nous... nous comprenions très bien, évidemment, mais je ne suis pourtant pas sûr que nous comprenions tous de même façon. Cette revue était d'ailleurs fort belle, avec des ornementations, des bois originaux, des lithographies, de Georges Lemmen et de James Ensor, du Hollandais Toorop, de l'Anglais Ricketts, du Français Lucien Pissarro, etc. Revue vraiment royale, qui ne se préoccupait en aucune façon de son public, et paraissait à dates indéterminées, quand elle avait le temps et qu'elle disposait de copie jugée suffisamment géniale. Elle fit ce qu'elle put pour décourager ses abonnés, et c'est peut-être pour cela qu'elle en eut tant, en Hollande d'abord, et puis un peu partout où l'on trouve des Hollandais, au Cap, à Java, jusqu'en Chine et même au coeur de la Perse, à Schiraz, le pays des roses et des rêves, et nous nous figurions, avec une douce satisfaction, nos proses et nos vers voyageant à travers les désers, à dos de chameau, vers la ville du divin Hafis et de Firdousi. Ce qui vaut mieux, c'est que Van Nu en Straks eut beaucoup d'influence chez nous, et cette influence fut durable. Après ses débuts un peu... stupéfiants, la revue parut d'ailleurs sous une forme plus modeste, qui permettait de la mieux répandre. Et elle créa une nouvelle atmosphère. Pour nous en tenir à la | |
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aant.poésie, le rôle de Van Nu en Straks fut de reprendre, par-dessus l'école de Pol de Mont, à notre avis trop favorable au dilettantisme, les traditions de Rodenbach et de Gezelle, leur sens plus complet de l'union intime de la vie et de l'art. Ce fut là surtout l'oeuvre de Prosper Van Langendonck. Il était un peu notre ancien déjà, puisque, à peine plus jeune que Pol de Mont et Hélène Swarth, il avait, dès avant la fondation de la revue, indiqué la bonne route et écrit des vers d'une psychologie toute moderne. Avec lui, nous retournons à un art où l'émotion profonde et la pensée s'éclairent mutuellement. Ame grave et foncièrement noble, crispée, tragique, toujours divisée, toujours en lutte contre elle-même, - conscience d'aujourd'hui, dont les douleurs ont des accents poignants, mais s'expriment toujours en une forme impeccable, illuminée de beauté. Bientôt, les recrues arrivèrent de partout, et l'on eut l'impression d'un renouveau général. En même temps, voici que se produisit un événement considérable: on vit le vieux Gezelle, oublié du grand public, là-bas, dans son coin de Flandre, revivre à son tour, redresser sa grande tête au front pensif et clair. Après tant d'années de silence, le flot sublime sourdait de nouveau irrésistiblement en lui. Le calme était venu, et maintenant les effusions d'une prière confiante se mêlaient à une vision radieuse de tout ce qui fait la Flandre. Ce vieillard devint l'imagination la plus fraîche que nous eûmes jamais. Et l'enchantement, ce fut la langue qu'il écrivit alors: elle s'était encore enrichie, assouplie, affinée: extraordinairement originale, spontanée, élastique, infiniment nuancée. La plastique des sons, la substance des mots | |
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aant.n'était plus seulement une chose vivante: elle était, peut-on dire, une chose spirituelle. La vie spirituelle propre à chaque mot, qui donne à chaque mot sa physionomie particulière et intime, et en même temps les jeux variés du rythme intérieur, voilà quels furent dès lors les éléments essentiels de la technique de Gezelle. Et comme une génération avait passé et que petit à petit la conscience littéraire s'était développée, Gezelle exerça maintenant son influence sur une masse de jeunes. Ah oui, les jeunes, je devrais encore vous parler d'eux, maintenant. Par jeunes, j'entends les poètes qui ont actuellement de trente à cinquante ans... Mais je renonce à vous les dénombrer. A quoi bon citer des noms et tomber dans le palmarès? Je n'ai plus le temps de m'arrêter à chacun d'eux. Et puis, j'en oublierais, ils ne seraient pas contents, et d'autres m'en voudraient parce que je n'aurais pas dit assez de bien d'eux, et d'autres encore parce que j'aurais dit trop de bien de leurs amis. Je préfère m'en tenir à un seul poète, que les gens de goût, - ceux qui sentent à peu près comme moi, - sont unanimes à considérer comme le plus grand que nous ayons actuellement: Van de Woestyne, qui, outre plusieurs recueils de proses, nous a donné déjà quatre volumes de vers. Il n'est pas facile à caractériser. Son oeuvre se présente sous des aspects très divers, parfois très simple, usant des procédés impressionnistes les plus immédiats, d'autres fois très compliquée, chargée de pensée, avec des ellipses et des arabesques assez déconcertantes. Je vous prierai de m'accorder un instant d'attention plus soutenue... Dans ses poèmes les plus typiques, | |
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aant.Van de Woestyne n'exprime pas directement une sensation, ou un sentiment, ou une pensée, mais il transpose toute chose dans cette sphère supérieure que l'on est convenu d'appeler l'âme. Je n'ai pas d'autre mot à ma disposition, - prenez-le dans son sens le plus métaphysique. L'âme n'est pas seulement le lieu de la sensation, du sentiment et de la pensée, mais c'est l'unité spirituelle la plus pure de notre être, ou, si vous voulez, le sens de l'éternité que nous avons en nous. Pour le poète Van de Woestyne, les choses ne sont réelles que pour autant qu'elles participent à la réalité de l'âme, qu'elles soient projetées dans son plan et prennent à la lumière de cette âme un air d'éternité. Et comme toutes choses trouvent en l'âme leur unité, leurs aspects divers deviennent des symboles qui se répondent. La plus haute fonction de la poésie est donc de créer une atmosphère dans laquelle l'âme se sente tout à fait elle-même et libre, atmosphère analogue à celle de la musique. Cette poésie-là, tout entière faite de spiritualité, est peut-être la poésie suprême. Je ne sais si je m'exprime assez clairement, et pourrais encore user d'un exemple: cette transposition des éléments poétiques dans la sphère de l'âme, c'est quelque chose de presque analogue à ce qui se passe chez chacun de nous dans nos plus beaux souvenirs. N'avez-vous jamais remarqué qu'à force de penser à des choses que vous aviez beaucoup aimées, un paysage vu à un moment béni de votre vie, un visage de femme, une statue grecque... n'avez-vous jamais constaté qu'au bout d'un certain temps, à force de recréer cette chose en vous par la méditation, elle était devenue plus belle qu'elle | |
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aant.n'était en réalité? C'est qu'à la longue elle s'était encore plus dégagée des contingences, de l'accidentel, elle s'était épurée, - en même temps qu'elle prenait quelque chose à tous les états de la vie intérieure par lesquels elle passait: parce qu'elle faisait partie de votre âme, elle finissait par avoir une réalité supérieure, à la fois plus sublime et plus riche. Eh bien, un Van de Woestyne procède toujours par transpositions de ce genre-là. Ceci doit vous rappeler cet autre poète merveilleux: Charles Van Lerberghe, l'auteur de la Chanson d'Éve. Il y a une différence: Van Lerberghe est plus pur que Van de Woestyne, mais il est moins riche, moins large, c'est-à-dire qu'il comprend en lui moins d'états et de plans divers de la vie psychique. Chez Van de Woestyne, nous avons la transposition d'une nature humaine complète, la gamme entière de ce qui fait l'homme: non pas seulement la sensation, ou l'imagination, ou le sentiment, ou la pensée, mais le concert de tout cela, et chacun de ces éléments dans ses manifestations les plus variées: la sensation la plus subtile, maladive à force de raffinement, une sensation de nerfs exacerbés; et d'autre part une sensualité fortement nourrie, aimant les couleurs somptueuses, et qui étourdit parfois comme un parfum trop lourd; et puis aussi une imagination qui perçoit sans cesse les correspondances secrètes des choses; et puis aussi des élans du coeur, des douleurs passionnées, des cris poignants et des tendresses exquises, qui nous saisissent directement; et enfin la clarté de la pensée la plus sereine qui domine tout: c'est une nature complète qui nous est donnée dans le plan de la spiritualité pure. Mesdames et Messieurs, cet aperçu très général de | |
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aant.la poésie flamande moderne vous aura du moins donné l'impression qu'elle existe, et c'est déjà quelque chose. Si nous jetons sur elle un regard d'ensemble, nous constatons qu'elle a la richesse et la continuité d'une chose très complète, poussée naturellement, - la richesse et la continuité d'une manifestation profonde, instinctive, nécessaire de la vie collective. Elle embrasse les formes les plus diverses de la vision et de la création poétiques. Depuis près d'un siècle maintenant, elle n'a cessé de se développer graduellement, devenant toujours plus touffue. Elle est nourrie des sucs de la terre: elle a poussé comme une plante, avec une irrésistible spontanéité. C'est qu'elle est sortie du coeur même de la vie populaire. Et nous touchons là peut-être à ce qui fait son caractère particulier, parmi d'autres littératures. Car vous avez le droit de me dire: Nous comprenons que cette littérature intéresse les Flamands, et qu'ils aiment même des poètes de troisième ou quatrième ordre, puisque ces poètes expriment leur individualité à eux, Flamands. Mais y a-t-il des raisons suffisantes pour que, si nous ne sommes pas Flamands, nous nous y intéressions beaucoup? Certes, comme Belges, il convient que nous accordions quelque attention à une littérature qui représente une part si considérable de la production nationale, - mais enfin, on a tant de choses à faire, et tout le monde n'a pas le temps d'approfondir l'étude de la langue flamande pour pouvoir lire Gezelle ou Van de Woestyne. Serions-nous suffisamment récompensés de nos peines? En d'autres termes, quel intérêt cette poésie flamande, indépendamment de toute signification locale, peut-elle avoir pour un étranger? | |
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Eh bien, je crois qu'elle représente vraiment quelque chose dans la littérature européenne. Et j'explique mon point de vue par voie de comparaison. Si l'on me posait, par exemple, la même question pour la poésie belge d'expression française, j'y verrais pour ma part (je vous donne mon sentiment personnel, sans vouloir vous engager à le partager) j'y verrais un certain nombre de poètes, mettons Albert Giraud, pour n'en citer qu'un, qui feraient très bonne figure dans les plus belles littératures voisines, sans avoir cependant ce caractère à la fois typique et exceptionnel qui, dans l'ensemble de la littérature européenne, les imposerait à l'attention du monde. Mais il en est deux qui pour moi répondent à ce criterium: Verhaeren et Van Lerberghe. Verhaeren et Van Lerberghe ont traduit tous deux, chacun selon son tempérament, certains états vraiment typiques de l'âme contemporaine, et ils l'ont fait avec un tel relief que, sans eux, il manquerait quelque chose d'important à la littérature européenne. Ce qu'ils ont dit, c'était des paroles que le monde devait entendre, et aucun poète, dans aucun autre pays, ne les a dites comme eux, aussi complètement, d'une façon aussi puissante ou aussi pure. Eh bien, si j'applique le même point de vue à la poésie flamande, j'y vois quelques poètes, mettons Van Langendonck, pour n'en citer qu'un, qui tiendraient très bien dans n'importe quelle autre littérature, et, il est possible, après tout, que ses vers vivent plus longtemps que ceux de Van de Woestyne, précisément à cause de leur valeur plus générale. Mais j'en vois deux qui, à des titres divers, ont une signification toute spéciale dans la littérature européenne: c'est Gezelle et Van de Woestyne. Et cette | |
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aant.signification spéciale, ils la doivent en partie au milieu qui les a formés, à l'évolution d'où ils ont surgi. En effet, je vous disais que la littérature flamande était surtout sortie du peuple. Pendant longtemps, elle en a gardé quelque chose de petit-bougeois, j'entends un manque d'horizon et de haute spiritualité. Elle y gagnait en revanche une santé, une verdeur robuste, qualité fondamentale qui devait former une base solide le jour où la culture viendrait s'ajouter à l'instinct. Le poète moderne, aux sensations très raffinées, est généralement, un peu partout, un aristocrate de la pensée, un littérateur très intellectuel; il ne plonge pas par toutes ses racines dans la masse. Il en est autrement chez nous. Même un Van de Woestyne, si compliqué, subtil et obscur qu'il soit, et malgré qu'il ne pourra jamais être apprécié que d'une élite très restreinte, même un Van de Woestyne doit à cette tradition flamande de traduire, non pas seulement quelques côtés de l'homme moderne, mais, comme je le disais tantôt, l'homme entier, à un plus haut degré que les symbolistes français, hollandais, allemands ou anglais que je pourrais lui comparer. Mais ceci frappe encore infiniment plus chez Gezelle, et, soit dit en passant, chez certains prosateurs comme Streuvels, dont doit vous parler mon ami Toussaint dans huit jours: je ne vois aucun art qui présente autant que celui de Gezelle ce caractère d'être à la fois aussi populaire et aussi artiste. Le labeur précieux qui extrait de la substance même des mots toute leur musicalité expressive, pour rendre les nuances de nos perceptions les plus fines, s'y allie au sentiment de la vie le plus naturellement, le plus simplement et le plus largement humain. Le sen- | |
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aant.sitivisme moderne le plus délicat n'empêche pas cet art de rester bon comme du pain. Il conserve l'odeur de la terre même quand il produit ses fleurs les plus rares. Il est à la fois très savant et inaltérablement frais. C'est de la littérature extrême, qui reste pourtant de la grande et forte nature. Et voilà, me semble-t-il, ce qui lui assure une place unique et éminente, dans la production poétique du XIXe siècle. Je ne veux plus ajouter que quelques mots. Si je désirais vous intéresser à notre poésie, ce n'est pas, avant tout, parce que cela ferait plaisir à nos artistes flamands. Vous concevrez d'ailleurs que pour des hommes arrivés où en est un Van de Woestyne, toutes les joies de la notoriété sont bien peu de chose à côté de celles que leur procure leur art; toutes les joies de la notoriété ne sont rien au regard de la conscience qu'ils ont eux-mêmes de leur royauté. Mais il s'en va ici d'un point de vue national. Bientôt, nous aurons à nous refaire une Belgique plus forte, plus belle et plus unie. Il est absolument nécessaire que nous nous comprenions mieux, que nous nous estimions plus les uns les autres. J'ai remarqué si souvent que certaines gens affichaient pour la langue flamande un dédain injuste. Je voudrais que ceux qui ne sont pas incurables essayassent de s'en guérir. Ils devraient voir qu'une langue, qui, comme la nôtre, a fait preuve d'une telle vitalité dans les domaines suprêmes de la pensée poétique, n'est pas encore près de périr. Ils ne comprennent pas que nous soyons si attachés à une langue qui, prétendent-ils, nous isole. Quel malentendu! Mais non: d'abord notre langue a l'avantage de ne pas nous isoler de notre peuple, et puis, si nous croyons que la langue | |
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aant.maternelle est la base nécessaire d'un développement intégral, cela ne nous empêche pas de savoir d'autres langues. Au contraire: c'est quand on n'a qu'un idiome de faible expansion qu'on a soin d'en apprendre d'autres et de ne pas s'enfermer dans une langue unique. Gezelle, pour sa part, en savait fort bien une quinzaine, depuis l'islandais jusqu'au provençal; il fit souvent des sermons anglais en Angleterre et je connais de lui des vers italiens adressés à des amis de Florence. D'autre part, si le norvégien, le suédois et le russe ne sont pas très répandus dans l'Europe occidentale, je ne vois pas que Ibsen, Strindberg ou Tolstoï en aient beaucoup souffert. Mistral rimait en provençal et Rabindranath-Tagore en bengali: ça ne les a pas empêches d'obtenir le prix Nobel, et d'être lus partout. Nos auteurs flamands n'en sont pas encore là: mais ça viendra, n'en doutez pas; ou bien c'est que le monde n'a pas besoin d'eux, et alors il n'y perd rien. Il y a d'ailleurs une raison tout à fait supérieure. On me demande souvent: mais pourquoi donc écrivezvous en flamand, puisque vous vous exprimez suffisamment en français? Excusez-moi de parler de moi-même, qui sais bien que le monde peut se passer de moi, mais je suis précisément qualifié pour répondre à cette question: car, si le flamand était ma langue maternelle, l'école m'avait tout à fait francisé, vers quinze ans, et je commençais alors à publier des petites choses en français, - et puis, pourquoi suis-je retourné au flamand? Il n'y a pas eu le moindre motif extérieur: la nature foncière a simplement repris le dessus, quand je me suis senti devenir un homme. C'est seulement quand j'écris en flamand que j'ai l'impression de m'exprimer tout à | |
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aant.fait. Un artiste est bien juge de ces choses-là, mon Dieu! et quand il s'agit de son art, il n'a que faire des conseils des gens du monde. Que l'on comprenne donc qu'un artiste ne choisit pas sa langue comme il choisirait un chapeau ou un pardessus. La langue que nous parlons tient aux fibres les plus intimes de notre être. C'est notre coeur, c'est notre sang même qui parle flamand, et il n'est rien au monde qui puisse empêcher cela. Nous sommes nous-mêmes et désirons le rester, voilà tout. Et je le dis très haut, parce que cela aussi, c'est la patrie. La patrie, ce n'est pas seulement la ‘Brabançonne’ et le drapeau tricolore, ce n'est pas seulement le sol que nous foulons, c'est aussi l'héritage de nos ancêtres, la langue où les souvenirs de la race sont toujours vivants, la langue qui a la couleur de notre ciel et de notre âme, la langue qui est notre pensée même. Oui, la patrie, pour nous, ce n'est pas uniquement cela, bien entendu, mais cela aussi, indéfectiblement. La patrie, nous revenons toujours à elle maintenant, et je n'ai qu'elle en vue en vous parlant ainsi. Je me rappelle ces paroles de Henri Pirenne, qui sera bientôt parmi nous: ‘Que Flamands et Wallons se regardent en face. Qu'ils s'admirent les uns les autres pour tout ce qu'ils ont fait de grand. Ils ne peuvent avoir que de l'estime les uns pour les autres et de la sympathie, pour tout ce qu'ils ont souffert ensemble dans le passé.’ Tout ce qu'ils ont fait de grand, tout ce qu'ils ont souffert ensemble! Ces paroles-là ont pris maintenant une vérité plus incisive encore, n'est-ce pas? Nous les avons vécues. Nous les avons vécues, le jour où la patrie - non pas telle ou telle petite patrie locale, mais la patrie, - le | |
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aant.jour où elle s'est dressée tout entière devant l'envahisseur. - et puis, aux heures les plus sombres, quand elle était meurtrie, saignant par mille plaies, et ligotée, et qu'alors on approchait encore de ses lèvres l'éponge imbibée de fiel... ah! alors nous avons bien senti que nous l'aimions, plus que nous ne savions nous-mêmes. N'oublions jamais ce qui nous resserrait en ces heures-là, et nous sommes sûrs de nous comprendre, nous nous respecterons les uns les autres sans avoir rien à sacrifier de nos individualités diverses, et par-dessus les misérables chicanes et les intrigues sournoises, les hommes de bonne volonté pourront assurer l'union, l'union dans le droit et la justice égale pour tous.
30 octobre 1918 |
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