Verzameld werk. Deel 3
(1953)–August Vermeylen– Auteursrecht onbekend
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aant.Les lettres néerlandaises en Belgique depuis 1830 | |
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aant.Il ne me sera probablement pas possible de vous faire sentir, de façon assez claire et assez vive, ce qu'a été, dans ses grandes lignes, la littérature flamande. Mais je pourrai toujours vous convaincre de son existence, et c'est déjà beaucoup. Notez bien que je suis le premier à m'étonner de cette existence, et vous jugerez vous-mêmes si ce n'est pas un peu l'histoire d'un miracle que je vais vous raconter. Certes, nous avions eu, depuis le XIIIe siècle jusqu'à la fin du XVIe, une admirable floraison poétique, qui a donné à la littérature européenne du moyen âge quelques-unes de ses expressions ‘irremplaçables’. Mais, lors de la visite que le duc d'Albe fit à nos provinces, le pays flamand, épuisé d'ailleurs par la lutte, se vida de ses intellectuels: ils émigrèrent vers la Hollande et contribuèrent pour une très large part à y fonder cette civilisation, qui devait faire de la République des Provinces-Unies, au XVIIe siècle, un des plus grands foyers de pensée, d'art et de volonté créatrice. Chez nous, la graine d'intellectuel ne repoussa pas de si tôt; l'on peut dire que pendant environ deux siècles et demi, nous n'eûmes pas un seul poète digne d'intéresser cette partie de l'humanité qui ne fait pas de philologie. Et l'on est surpris de voir que, lorsque le Belge sortit | |
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aant.de son tombeau, la littérature flamande, elle, n'y soit pas restée. Il n'y a vraiment aucune raison pour qu'elle n'y restât point. L'existence même de la langue néerlandaise en Belgique était fort sérieusement menacée. Le Gouvernement Provisoire, dès novembre 1830, déclarait que désormais le français serait la seule langue officielle. En même temps tombait l'obligation, pour les fonctionnaires, de comprendre les populations qu'ils administraient, qu'ils jugeaient. Et la langue maternelle fut bannie de l'enseignement. Il semblait donc inévitable que le néerlandais retombât chez nous au rang d'un patois, pour disparaître graduellement sous la poussée d'une langue douée, comme le français, d'une rare puissance de rayonnement. Et c'eût été d'autant plus naturel, qu'en Flandre même, dans les villes, la haute bourgeoisie était complètement francisée, et que le Gouvernement, dans ce jeune Etat qui devenait une puissance industrielle, ne pouvait être que centralisateur et devait forcément s'appuyer sur les grandes villes. Ajoutez-y le terrible recul économique que 1830 inaugura dans les Flandres: l'industrie linière, l'une des principales ressources du pays, se débattant dans des crises aiguës; puis, en 1845, la maladie des pommes de terre réduisant les paysans à la famine; les longues journées de travail et la nourriture insuffisante détériorant la race; la population diminuant, tandis qu'augmentait considérablement le nombre des indigents et des criminels; bref, toute cette misère et cette dégénérescence qui firent de la Flandre, jusque vers 1860, une autre Irlande. Et voilà la merveille: non seulement la langue flamande ne disparut pas, mais, | |
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aant.chose bien inattendue, il nous naquit une littérature. Cela ne commença point pourtant par l'irruption soudaine d'un génie brandissant des éclairs: non, cela commença, assez platoniquement, par de la philologie. Le sentiment national s'était réveillé, et, avec lui, l'amour de la langue maternelle; des influences du romantisme allemand fournirent les formules dans lesquelles ce sentiment s'exprima; on insista sur la corrélation intime entre la langue populaire et la force nationale. Blommaert, David, Snellaert, et, à leur tête, Jean-François Willems, publièrent avec ardeur des textes moyen-néerlandais, fondèrent des revues savantes, se passionnèrent pour toutes les manifestations de l'esprit populaire, et développèrent à toute occasion cette idée, que l'âme d'un peuple vit surtout dans sa langue. Willems, notamment, le fit avec une chaleur communicative et un réel talent. Cependant, le rôle de cette pléiade se réduisit à parler de littérature: elle mit une certaine discrétion à n'en pas faire, ou peu s'en faut. Et son principal mérite, au point de vue qui nous occupe, fut que son enthousiasme philologique suscita, chez des natures plus imaginatives, le désir de créer, d'écrire des oeuvres littéraires flamandes. Le nom qui s'impose ici, vous le connaissez tous: Henri Conscience. Il me semble inutile d'insister sur l'immense popularité de son oeuvre. On a pu dire de lui qu'il avait appris à lire au peuple flamand. Ses premiers romans, l'Année des Merveilles, qui parut en 1837, et le Lion de Flandre, qui suivit de près, étaient des évocations fougueuses d'un passé énorme et coloré, où des psychologies frustes s'exaltent en gestes oratoires et en prouesses épiques. Elles avaient le souffle qui | |
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aant.transporte, qui anime, qui jette des sentiments, des images, des idées dans la masse, comme des semences. C'était, en un mot, de la vie, et cela était inappréciable. A côté de Conscience, - la jeunesse du romantisme qui entraînait les imaginations, - des poètes s'étaient levés, pleins d'enthousiasme, mais à demi-engagés encore dans les formes académiques et la rhétorique des poètes hollandais de la génération précédente. C'étaient leurs modèles les plus immédiats, et à ce moment il leur eût été bien difficile de ne pas subir la sonorité de ces grandes périodes oratoires. Il nous est d'ailleurs impossible de ne voir en eux que des poètes. C'étaient les travailleurs de la première heure, des hommes qui avaient la foi, qui pressentaient, qui portaient en eux-mêmes tout un avenir vivant, des voix isolées qui donnaient une forme à ce qui sommeillait encore à moitié dans la conscience collective et anonyme. Ledeganck, en chantant les trois villes soeurs, Bruges, Gand et Anvers, sut formuler avec cette netteté qui imprime une idée dans les cerveaux, ou plutôt dans les coeurs, quelques-unes des aspirations idéales de son peuple. Il a été une force morale, et nous n'avons pas le droit de l'oublier, en le mesurant à l'aune de notre poésie actuelle, plus raffinée et plus individualiste. Auprès de lui, Van Duyse était une nature plus riche, plus symphonique, dirais-je, capable de parcourir tous les registres quand il faisait jouer les grandes orgues de l'ode. Il a laissé une oeuvre énorme et extraordinairement inégale. Il portait en lui un flux toujours renaissant d'inspiration qu'il déversait à grands flots souvent un peu troubles, avec une facilité qui n'exclut pas toujours une force large et sonore. Il avait le souffle; il en avait | |
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aant.même trop, j'entends qu'il en avait parfois hors de propos, et n'en était pas assez maître. Il a touché à tous les genres, et son oeuvre est à elle seule une littérature complète. Parmi un indéniable fatras, il a des qualités supérieures de premier jet, d'élan, de plénitude. J'ajoute qu'il y eut dans cette première génération quelques poètes à la lyre plus discrète, mais qui, précisément par leur manque de prétention, ont trouvé souvent des accents très justes, d'une sincérité simple et vivante. Théodore Van Ryswyck est de ceux-là. Il faut qu'une langue soit amenée à un certain degré de souplesse pour que, loin des amples vaticinations, elle se prête aux jeux d'une fantaisie humoristique, et songe à tirer des effets comiques d'une combinaison de sonorités et de rythmes. Ce fut surtout le mérite de Van Ryswyck d'utiliser de telles trouvailles avec un doigté assez imprévu chez cet homme qui, après tout, rimait souvent pour la rue. Et il y a mainte fois, dans ses airs de petite flûute, autant de talent et d'originalité que dans les grands oratorios de Van Duyse. - La nature la plus fine de ce groupe fut pourtant de Laet. Dans son oeuvre, peu considérable, il y a certains vers datés de 1837 et 1840, oò frémit une sensibilité romantique très personnelle. Et de tous les poètes de ce temps, c'est peut-ûtre le seul dont le lyrisme ait ce charme tout moderne d'une conscience psychologique. Willems et Ledeganck meurent en 1846, Van Ryswyck deux ans plus tard. Ce que de Laet fait après cette époque ne compte plus guère. Seul, Van Duyse continue, jusqu'en 1859, ses copieuses improvisations, laissant une vingtaine de volumes de vers, sept pièces de théâtre, | |
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aant.des ouvrages philologiques que je n'ai point dénombrés, et un paquet d'oeuvres posthumes dont on fera encore dix respectables livres. Mais la génération qui remplit la scène, de 1850 à 1870 environ, a d'autres préoccupations que lui, un esprit différent. Sa marque générale, c'est qu'elle s'oriente vers plus de réalité, et vers plus de style. Cela se sentira de façon plus décisive chez tel romancier ou chez tel poète, mais en somme il n'en est pas un seul qui échappe à l'un de ces deux courants. C'est dans le roman que le réalisme devait s'accuser tout d'abord. Dès les années 1844 et 1845, Henri Conscience se détourne du passé pour donner ces descriptions idylliques de la vie campinoise, qui sont de l'idéalisation à base fort réelle. Le Conscrit, son oeuvre la plus justement populaire, date de 1850. Après, Conscience ne changea plus guère sa manière et ne dépassa pas ses premiers essais, mais à cet art un peu facile peut-être, et un peu anémique, il sut conserver jusqu'à la fin le charme de sa fraîcheur. Il eut bientôt un rival, en qui la tendance à une peinture moins indulgente de la vie telle qu'elle est s'accentuait plus nettement: Dominique Sleeckx. Il peint les moeurs des matelots, au quartier du port, la mesquinerie et la platitude des existences enfouies au fond d'une morne petite ville de province, la convoitise astucieuse des paysans, et le fait avec une impitoyable objectivité. A la sensiblerie de Conscience, il opposait malheureusement un manque de sensibilité, qui l'empêcha de devenir populaire. - Parmi les autres romanciers qui débutèrent vers ce moment, il faut citer Aug. Snieders, plus près de Conscience, et qui lui aussi évolua vers le réalisme, | |
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aant.et Mme Courtmans, qui eut l'heureuse idée de s'attacher à la peinture de faits sociaux, mais avec un étalage de préoccupations morales, un peu étroites du reste, que ne vient pas assez bousculer la sensation directe de la vie vivante. Parmi les poètes, Van Beers, ce Coppée avant la lettre, incarne le mieux les deux tendances qui caractérisent cette époque. C'est le peintre attentif et ému de la vie des humbles, des coeurs saignants et silencieux, dont l'existence tourne dans le cercle des petites misères banales. Au point de vue de la forme, il fut le premier qui sut être simple avec beaucoup de style. Il démontra que la poésie pouvait être très digne sans emphase. Il donna au peuple le droit de bourgeoisie en poésie, et écrivit une langue à la fois châtiée et libre d'affectation. - C'est le même sens de la réalité qui anime l'oeuvre poétique des soeurs Loveling, de Jules de Geyter, de Vuylsteke. Chacun est une personnalité bien distincte, et il est souverainement injuste que je n'aie pas le temps de vous le faire sentir: je ne puis que montrer les courants généraux de la littérature flamande; plus elle devient riche et variée, moins j'ai le droit d'insister sur chaque poète en particulier. Il me faut pourtant vous indiquer que le lyrisme subjectif lui-même devenait plus réaliste, chez Vuylsteke d'abord, puis chez Emmanuel Hiel dont les meilleurs vers datent des années 1860 à 1870, et qui continua la tradition de Van Duyse, mais en s'inspirant plus que lui de rythmes populaires. On peut même dire qu'il fut, en collaboration avec Peter Benoit, le rénovateur de la chanson flamande. Comme Conscience avait appris au peuple à lire, eux lui apprirent à chanter. | |
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aant.A côté de ces poètes, il en est encore quelques-uns qui forment une école assez distincte, et qui se préoccupaient tout spécialement de la forme pure: Dautzenberg, Frans de Cort, Van Droogenbroeck. Le dernier accomplit même le tour de force de traduire l'une des oeuvres les plus extraordinaires comme jonglerie de rythmes et de rimes que l'on ait vues avant les Odes Funambulesques de Banville: les poèmes persans de Rückert. Après s'être livrée à cette acrobatie, la langue flamande était un instrument d'une souplesse telle que le poète pouvait désormais aborder sans peur les thèmes les plus complexes et les plus nuancés. Pendant ce temps, il était un homme, qui, de son côté, faisait subir au langage la même refonte, qui résumait en lui toutes les faces de l'évolution poétique de son époque, mais qui n'était d'aucune époque pourtant, car il avait la qualité inestimable et essentielle qui fait les poètes purs; le moins prisé et le plus grand, il se contentait de donner quelque chose de son âme à tout ce qu'il voyait, de faire passer un peu de la lumière et de la chanson de son âme dans tout ce qu'il disait: c'était Guido Gezelle. Il eut la destinée adéquate à son génie: pendant presque toute sa vie, il fut isolé, pauvre, incompris, vilipendé, ignoré. Mais il avait heureusement en lui cette lumière que les autres ne voyaient point, il avait des trésors inépuisables de vie intérieure et profonde, l'atmosphère d'émotion et de beauté qui donne une éternité aux choses quotidiennes. Il apparaît dans une province qui jusqu'alors était restée presque complètement en dehors du mouvement | |
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aant.littéraire, et qui d'ailleurs formait une contrée bien à part: la West-Flandre. Pays essentiellement agricole, sans grandes villes industrielles, et que n'atteignaient pas les chemins de fer; terre où le passé se perpétuait vivant, où le peuple patlait encore toujours le doux et imagé flamand du moyen âge, et restait inébranlablement attaché à sa religion traditionnelle. Gezelle, qui était prêtre et professeur au collège de Roulers, a été l'expression de ce milieu, mais en même temps il s'est exprimé lui-même d'une façon si complète, que son oeuvre en prend une signification d'humanité universelle. Je crains qu'il ne me soit difficile de vous donner une idée de ce qu'est l'oeuvre de Gezelle. Il le faudrait bien pourtant, puisqu'il est admis aujourd'hui par les critiques les plus autorisés que Gezelle est le plus grand poète que les pays de langue néerlandaise aient eu depuis le XVIIe siècle, et puisque c'est peut-être le seul de tous nos poètes qui mérite, sans conteste, une gloire européenne. Malheureusement, c'est le moins traduisible qu'il y ait. Dès qu'on le transpose, il perd sa personnalité la plus intime: cette musique spirituelle d'une richesse de rythmes, d'une subtilité et d'un accent profond dont je ne trouve de parallèle chez personne. S'il est quelqu'un qu'on puisse appeler poète par la grâce de Dieu, c'est bien celui-là: n'ayant d'autre ambition que de dire aussi simplement que possible, en dehors de toute convention, mais aussi complètement que possible, avec les nuances les plus indéfinissables, ce qui se passe autour de lui et en lui, - la réalité qu'il voit, et celle, infinie, qu'il sent. Dans l'ordre de la nature, nul n'a rendu de façon aussi originale et aussi juste les | |
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aant.mille mouvements et demi-teintes imperceptibles des choses et des êtres; dans l'ordre des sentiments, il a baigné les remous de l'émotion d'une musicalité et d'une lucide clarté d'âme, qui est le sublime dans la simplicité. Et au point de vue de la forme, cet homme, dont tous les sens étaient affinés à tel point que chez lui, si l'on peut dire, la sensation est de la pensée, sut se créer une langue poétique d'une diversité, d'une force, d'une souplesse aérienne, qu'on ne soupçonnait pas avant lui. Il a su faire du néerlandais, que des esprits mal informés tenaient encore pour un vague patois, une langue à la fois aussi primesautière, aussi naturellement claire, aussi savoureusement jaillie du langage populaire que l'anglais de Burns, et en même temps aussi hardie, aussi élastique, aussi capable d'exprimer les nuances les plus fugitives que le français d'Arthur Rimbaud ou de Jules Laforgue. Je le comparerais volontiers à Verlaine, mais avec quelque chose de plus sain et de plus large, quelque chose de plus généralement humain. Pour l'infinie variété, la création incessante des rythmes qui doivent dire toutes les formes possibles de la vie, je ne trouve pas d'équivalent en littérature. Toute comparaison d'ailleurs n'est que très approximative, et, pour conclure, Gezelle était Gezelle. Les qualités essentielles de son art étaient en germe dans ses premiers poèmes et se développèrent bientôt avec tout le charme d'une force ingénue. Puis, une catastrophe survint, qui brisa sa vie: ce jeune professeur ecclésiastique ne rentrait pas assez dans les cadres admis, la forme même de sa pensée brisait les conventions dont vivait son milieu. Le conflit éternel entre l'homme supé- | |
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aant.rieur et la médiocrité normale fit le reste: Gezelle dut quitter le collège de Roulers; peut-être même réussit-on à le faire douter de lui-même, car cette âme de croyant si fière et si pure sombra pour longtemps dans le découragement. Il nous faut respecter le drame intime qui le déchira: l'histoire n'a pas à connaître de ce qui se passa au fond de cette conscience. Mais la blessure fut si profonde que Gezelle, qui avait alors à peine trente ans, se tut. Ce qu'il a produit entre 1860 et 1890 tiendrait en une mince plaquette. Pendant trente ans, cette bouche fut quasi-muette, ce coeur fut scellé, enterré quelque part au fond d'une petite ville. Nous devons à cette crise une série de poèmes que Gezelle dut considérer alors comme son chant du cygne; il consentit avec peine à ce qu'un de ses amis les publiât, en 1862. Ils viennent d'un coeur saignant et ont un accent tragique, une subjectivité immédiate, qui les différencie de tous les autres vers de Gezelle. Ce fut une effusion unique de tout ce qu'il y avait eu en lui d'amour et de douleur. Car il semble bien que sa plus grande souffrance fut d'être violemment séparé de l'affection de certains de ses élèves: sa plainte s'exhala en paroles de fièvre, en sanglots, en prières, et ces vers-là peuvent compter parmi les plus beaux que l'amitié ait jamais inspirés. Puis vint l'apaisement, peu à peu, et une lumière plus tranquille, d'une suavité mystique, baigne les derniers poèmes de cette période. Cependant le public capable de comprendre des modulations aussi subtiles, aux environs de 1860, était fort clairsemé. Gezelle, retiré dans son coin, seul, meurtri, fut conspué par la critique. Et puis, la critique usa de | |
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aant.son arme la plus efficace: le silence. Elle ne le connut plus. Ce qu'on reprochait à Gezelle, c'était d'abord, cela va sans dire, d'être un poète. On admettait la description un peu terre-à-terre du milieu dans lequel on vivait; on saisissait une chanson politique, une ode nationale, toutes choses qui ont un but, et dont le sens est parfaitement défini; mais la poésie essentielle de Gezelle passait par dessus les têtes de ce temps-là. D'autre part, on le traitait de particulariste, et c'est là un point sur lequel il est nécessaire d'attirer un instant votre attention. Car Gezelle fit école, et son ‘particularisme’ est même, aujourd'hui, redevenu une actualité. Gezelle et ses disciples prétendent avoir le droit de puiser abondamment dans la langue populaire, en la stylisant, bien entendu. En Hollande, deux siècles et demi de grande culture avaient transformé l'esprit du néerlandais, l'avaient fixé dans un moule parfois un peu conventionnel, un peu trop livresque; c'était ce hollandais qui en Belgique donnait le ton, était la langue littéraire. Mais la West-Flandre, toujours isolée, n'avait pas suivi l'évolution générale. Son idiome, d'une richesse inouïe, était une forme surannée du néerlandais. Les soi-disant particularistes, rejetant toute convention, et amoureux avant tout de réalité directe et spontanée, affirmèrent que, pour ce qu'ils avaient à dire, cette forme surannée mais vivante était plus belle que le néerlandais classique. Ils ne se contentèrent pas de l'affirmer: aujourd'hui qu'ils comptent parmi les auteurs les plus lus, même en Hollande, ils ont imposé leur idée à coup de chefsd'oeuvre, et l'on commence à s'y faire. On commence même à comprendre qu'ils font comme des quantités de | |
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aant.poètes de tous les temps, qui trouvaient nécessaire de rajeunir le langage poétique à l'aide d'expressions du terroir: et si l'on admet que le français de Rabelais est bien du français, malgré qu'il soit rempli de néologismes, on ne peut contester que le langage poétique de Gezelle ne soit du néerlandais. Et d'ailleurs, quelle ironie dans le mot: ce sont précisément les ‘particularistes’ qui ont le plus contribué à l'expansion de notre littérature au delà des frontières! Gezelle, donc, eut des disciples. D'abord ses élèves immédiats, Eugène Van Oye, Charles de Gheldere et Hugo Verriest. L'abbé Verriest est encore actuellement le plus séduisant conférencier que nous ayons. A part ses causeries réunies en volume, il a peu produit. Mais parmi ce peu, il y a un poème, Le Calme du Soir, qui est une des choses les plus largement et les plus complètement belles qui se puissent trouver dans la littérature néerlandaise. Et Verriest, enfin, qui avait été formé par Gezelle, eut le titre de gloire, lui, de former Albert Rodenbach, en ce même collège de Roulers. C'est avec une indicible tristesse que je cite ce nom: Albert Rodenbach est mort à vingt-quatre ans, en 1881. C'était une nature indéniablement géniale, qui ne peut mieux se comparer qu'à celle du jeune Goethe. Il nous promettait une oeuvre que personne, apràs lui, n'a su réaliser, et qui s'annonçait plus amplement humaine encore que celle de Gezelle. Ce poète adolescent était un tempérament de héros. On peut dire qu'il avait le goût insatiable de l'idéal, la noblesse pure et grave d'un chevalier de la bonne cause. Toute une jeunesse qu'il électrisait, qu'il entraînait, | |
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aant.lui vouait un véritable culte. Ce n'était pas uniquement un grand artiste (au sens restreint du mot, il le fut bien moins que Gezelle), c'était un exemplaire complet, synthétique, de belle humanité. Si je le compare au jeune Goethe, c'est que vraiment c'était un esprit de la même race: il avait la même force juvénile de création, la même curiosité de tout ce qui est humain, la même ardeur à faire de sa personnalité un résumé de tout ce qui est humain, le même désir de faire de sa vie entière une oeuvre d'art, la même passion qui brise les contraintes, et, dominant cette fougue, le même besoin de beauté, d'ordre et d'harmonie suprême. Dans les lettres flamandes, il n'est pas d'individualité en qui ait voulu se réaliser un plus large idéal. Rodenbach fut le héraut d'une jeune génération. Il publia des revues, combattit le bon combat pour la langue, pour le relèvement intellectuel du pays flamand, pour l'art libre, pour la réalité contre les conventions, pour la vie contre les formules pétrifiées. Un bon nombre d'idées qui animent la jeunesse flamingante actuelle sont en germe dans les articles de Rodenbach, quand elles n'y sont pas exprimées avec une netteté décisive. Il laisse des poèmes et un drame en vers: Gudrun. Son rêve était de déployer sur la scène de grandes évocations d'un passé héroïque, où s'entrechoquent les passions et les aspirations d'une humanité. Le théâtre flamand n'avait jamais retenti de pareils accents. Certes, cette Gudrun est l'oeuvre d'un talent en formation, sa technique n'a pas toujours la solidité requise, Rodenbach le sentait et s'était mis à retravailler son drame: la | |
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aant.maladie vint l'arrêter après les deux premiers actes. Telle quelle, la pièce en impose par des qualités supérieures de poésie forte, pure et directe. N'y a-t-il pas une simplicité antique, baignée d'une très ample atmosphère, dans cette apparition de la vierge Gudrun, qui, regardant du haut des dunes, sent le trouble d'un amour inconnu s'éveiller en elle: ‘Comme la mer bleue brille dans la lumière du soleil,
Infinie! O que c'est grand, que c'est beau! que c'est beau!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et pourquoi dois-je pleurer maintenant: l'air est pur,
La mer est bleue, le sable des dunes brille clair
Au soleil qui le chauffe, tout est calme,
Seule la vague de la mer sans repos
Chante étrange et douce dans la solitude silencieuse...
Et pourquoi faut-il donc que je pleure?...’
Les poèmes de Rodenbach respirent la même beauté d'humanité foncière. Voici le dernier qu'il écrivit; il n'est guère connu, et son accent ému peut sauver la traduction. Peu de jours avant sa mort, Rodenbach le tirait de sous son oreiller pour le remettre au docteur qui le soignait, le frère de son maître Hugo Verriest. Il ne m'en faut pas, de ces âmes de femmes,
Qui, sentant un mal fatal détruire leurs poumons,
S'en vont, parmi les arbres qui se défeuillent, jérémier
Sur elles-mêmes et leur amour et ces feuilles qui tombent.
Est-ce toi que je sens râler ici autour de mon coeur, destruction,
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aant.Est-ce toi? Que Dieu t'écrase, ver, qui doit ronger
L'ardent esprit de ma jeunesse! Ma témérité t'a jeté mon corps,
Mais l'Esprit, je te le dispute parcelle à parcelle, Fatalité!
Et toi, qui aujourd'hui nettoie le ciel de ses vapeurs pourries,
O lumière, ô chaleur, ô joie de vivre, merci, divinité de flamme!
...Mon pays ensoleillé... mes lointains... ma jeune vie... - Camarade,
Nicht raisonniren! Défends-toi bien, et finis en
soldat.
La mort fut cruelle à cette génération de poètes west-flamands. Il en est un encore, plus jeune que Rodenbach, et qui disparut avant lui: Alfred Weustenraad, qui mourut à dix-sept ans, en laissant un petit volume de vers charmants, rempli de la sensibilité de ceux que Maeterlinck appelle ‘les Avertis’, ceux qui partent trop tôt. Rodenbach mort, Gezelle muet, Verriest relégué quelque part dans une petite cure de village, la critique hostile faisant le silence autour de cette floraison magnifique: il semblait bien que le mouvement, là-bas, fût fini. Il reprit autre part; ou plutôt, les autres courants de la littérature flamande suivirent leur évolution. Tony (pseudonyme d'Antoine Bergmann) avait déjà raconté la vie d'‘Ernest Staas’ en un livre d'un humour souriant et d'une écriture fine et distinguée. Virginie Loveling continue avec talent la tradition du roman et de la nouvelle réalistes, où bientôt le naturalisme zolaïstique va | |
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aant.faire irruption avec Isidore Teirlinck et surtout Raymond Styns. Antheunis signait des chansons exquises et Victor de la Montagne certains vers d'une délicatesse discrète. Mais l'homme qui, après 1880, allait prendre la tête du mouvement poétique était incontestablement Pol de Mont. Il avait été l'ami de Rodenbach, il commença par subir l'heureuse influence de Gezelle, puis celle de l'école puriste des Van Droogenbroeck. Il s'imposa, tout jeune encore, par une couple de recueils que je m'obstine à trouver ses meilleurs; il y a là une fraîcheur d'inspiration qui devait se perdre parfois dans une production trop abondante. L'élan juvénile de Pol de Mont l'entraîna, avec une condamnable facilité, à toucher à tous les genres, et si nous le comparons à Rodenbach, il faut avouer qu'il eut plus de surface que de profondeur. Mais encore cette surface était-elle fort brillante, et ne pouvait-elle que séduire. Et Pol de Mont séduisit, il fut même le premier qui sut séduire le public flamand en ne lui apportant que de la beauté. Ce public, comme beaucoup d'autres, n'admettait la poésie que si on lui servait par surcroît quelques idées générales ou quelques sentiments généreux: ceux-ci faisaient passer celle-là. A part quelques incompris, tous nos poètes jusque là avaient plus ou moins sacrifié à ce goût petit-bourgeois qui veut avant tout du positif, du connu, de l'utile et du décent, et pour qui la beauté désintéressée est chose accessoire. Pol de Mont n'était déjà plus à l'aise dans ce milieu trop peu ardent, et la Muse locale ne le satisfaisant qu'à moitié, il flirta avec mainte Muse étrangère. Cela n'était certes pas nouveau: dans les lettres flaman- | |
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aant.des, des influences multiples, hollandaises, anglaises, et plus encore françaises et allemandes, nous frappent à chaque pas; Gezelle lisait au moins une douzaine de langues, et Rodenbach avait dévoré tous les grands classiques, jusques et y compris les italiens et les scandinaves. Mais Pol de Mont alla directement aux plus modernes, et il eut le souci constant de marcher au pas avec la poésie étrangère du moment, en ne s'attardant jamais à celle d'avant-hier. Il suivit le mouvement parnassien, puis le mouvement symboliste. Son rôle, par là, fut considérable. Doublant son activité artistique d'une belle ardeur combattive, il fut un ‘éveilleur’ d'enthousiasmes; il sut imposer l'idée d'une poésie ne vivant que de beauté, il donna aux jeunes le goût d'une forme plastique et affinée; enfin, brisant des conventions guindées, il fit passer librement une bonne brise de sensualité à travers notre atmosphère provinciale. Cependant, toute cette période de notre littérature semble un peu pauvre, quand on se représente le développement rapide de l'intellectualité dans la Belgique d'alors. Les tempéraments flamands les plus intéressants allaient s'illustrer dans les lettres françaises. A notre littérature de ce moment, prise dans son ensemble, il manquait une certaine ampleur d'horizon, une certaine élévation de pensée, une certaine profondeur d'émotion. Vers 1890, il est bien certain qu'on risquait de s'habituer à une ornière. On sentait avidement le besoin d'autre chose, d'autres bannières, d'une vie plus large et plus intense enfin. Et c'est ainsi que naquit tout seul un mouvement nouveau, qui n'était pas une école, qui ne reconnaissait pas de chefs, qui groupa des personnalités | |
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aant.très différentes, très indépendantes les unes des autres, mais qui eut la force des choses nécessaires. Le symbole qui rallia ces volontés éparses fut la revue Van Nu en Straks, c'est-à-dire: De Maintenant et de Tout à l'heure, titre peu harmonieux, et baroque à souhait: il était de mon invention. Et puisque je fais intervenir ici le moi que l'on dit haïssable, j'avoue que je suis trop peu modeste pour diminuer la part que je pris à cette petite révolution: étant le plus jeune, je fus le plus remuant et je criai le plus fort; c'était moi le tambour qui fait du bruit pour entraîner les autres. J'ajoute que nous fûmes très dignes: chose inusitée dans ces sortes d'aventures, nous ne démolîmes personne, nous en remettant simplement à notre juge à tous: le Temps. En Hollande, avec les Kloos, les Van Deyssel, les Gorter, les Verwey, tant et tant d'autres, venait de se lever une des plus admirables floraisons poétiques du XIXe siècle. Cependant, malgré la conformité de langue, ce n'était pas de là que partait l'impulsion première: c'était du mouvement artistique qui renouvelait alors la vie belge, et dont la manifestation littéraire la plus importante était La Jeune Belgique. Vous voyez que je me plais à reconnaître l'influence des lettres françaises. J'espère contribuer ainsi à détruire cette légende d'un mouvement flamand systématiquement hostile au français, et parqué derrière une muraille de Chine. La vérité, c'est que, tout en voulant ardemment être eux-mêmes, et tout en défendant leur langue, qu'ils jugent l'instrument nécessaire du relèvement intellectuel et moral en Flandre, les Flamands ont toujours pris soin de laisser ouvertes les fenêtres qui regardent le midi, | |
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aant.et, tout en étant fort individualistes, ce qui est leur droit et même leur devoir, ils sont en fait les plus Européens des Belges, puisque leur bilinguisme leur permet un commerce direct et suivi avec des civilisations diverses. C'est un point que je dois indiquer en passant, puisque notre littérature n'est en somme que l'une des faces de ce mouvement flamand, que l'on juge si souvent d'après des manifestations superficielles, mais qui, essentiellement, est un phénomène aussi indiscutable que la vie même: car il est une des formes de cette force obscure qui, plus intensément que jamais, travaille les sociétés, à l'admirable époque où nous avons la chance de vivre: il n'est que le lent devenir, la poussée d'une conscience collective, qui cherche la pleine possession d'elle-même. Il est d'autant plus nécessaire d'insister sur ce point, que le mouvement inauguré par Van Nu en Straks ne fut pas purement littéraire. Il embrassa tous les domaines de l'esprit, débarrassa le flamingantisme de ce qu'il avait encore de romantique, s'intéressa aux problèmes philosophiques et sociaux, montra la corrélation entre les nouvelles forces actives de la vie flamande et les courants généraux de la pensée contemporaine. Il me faut être bref. Depuis une dizaine d'années, nous assistons à un tel épanouissement de talents, dont chacun a sa marque individuelle, qu'il m'est impossible de les caractériser tous. Il y eut en tout premier lieu Prosper Van Langendonck, l'un des maîtres les plus respectés et les plus aimés, qui, par la critique et par l'exemple, sut rattacher le mouvement poétique à la saine tradition de Gezelle et de Rodenbach. Il était un peu notre ancien, déjà, puisque bien avant la fondation | |
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aant.de la revue, il avait indiqué la bonne route, et révélé, en des poèmes d'une forme impeccable et illuminée de beauté spirituelle, une âme grave et foncièrement noble. Il y avait Buysse, un talent puissant, qui dans le roman naturaliste outrepassait les audaces de Styns; il y avait de Bom, moins productif que Buysse, hélas, mais dont le volume intitulé Epaves reste une solide et fine étude psychologique. Il y eut bientôt Hegenscheidt, nourri de Shakespeare, de Goethe et de Wagner, et dont le drame en vers Starkadd fut une des grandes victoires de la jeune littérature. Le théâtre n'était pas, tant s'en faut, ce que nous avions de mieux, malgré la Gudrun de Rodenbach, quelques bons drames de Nestor de Tière, qui, comme on dit, ‘a des planches’, et un certain nombre de pièces un peu terre-à-terre, et de saveur plutôt locale, où la vie du peuple était croquée de façon amusante. Dans les derniers temps il faut signaler encore Roeland, Melis, Scheltjens et une louable tentative poétique de Verhulst, Jésus de Nazareth. Mais Starkadd reste - jusqu'à nouvel ordre, espérons-le, - le chef-d'oeuvre de la scène flamande, par sa beauté supérieure, son souffle venu du large, ses accents puissamment et profondément humains. Les recrues, maintenant, arrivaient de partout. Mais voici que se produisit un événement inespéré et considérable: la littérature west-flamande se remit à fleurir, elle aussi touchée par ce nouveau printemps qui faisait pousser des germes dans tous les sillons. Le vieux Gezelle redressait sa grande tête au front pensif et clair. Après un silence de trente ans, le flot sublime sourdait de nouveau irrésistiblement en lui. Ce n'étaient plus les cris d'un coeur déchiré: maintenant les effusions | |
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aant.d'une prière confiante se mêlaient à une vision radieuse de tout ce qui fait la Flandre, et seul un imperceptible frémissement parfois nous révèle que les blessures n'étaient pas toutes cicatrisées. L'enchantement de ce renouveau, qui faisait de ce vieillard l'imagination la plus jeune et la plus fraîche que nous ayons jamais eue, ce fut la langue qu'il écrivit alors. Comme forme originale, spontanée, élastique, infiniment nuancée, comme plastique de sons et vie du rythme, il me semble bien que l'art ne puisse aller au delà. En même temps, autre surprise: un neveu de Gezelle, boulanger à Avelghem, publiait ses premières nouvelles sous le pseudonyme aujourd'hui célèbre de Stijn Streuvels. C'étaient des scènes rurales vues par un imaginatif, chez qui la fantaisie poétique et un sensitivisme raffiné se mêlent à une perception aiguë, on pourrait dire à la divination de la réalité. Depuis six ans, Streuvels, qui vient d'être couronné au concours quinquennal de littérature flamande, a publié dix volumes sans que sa prose cessât un instant d'être un régal d'une rare délicatesse. C'est surtout aux écrivains russes qu'il faudrait le comparer. Dans certaines idylles, à la fois très solidement saines et très subtilement intimes, il nous donne cette sensation directe de la vie, baignée d'air, simple et synthétique, et comme réchauffée d'une flamme intérieure, qui fait le génie de Tolstoï. Streuvels pourtant n'en a pas les complexités psychologiques ni l'ampleur épique; en revanche, c'est un styliste extraordinaire, d'une saveur originale, et presque aussi peu traduisible que Gezelle. En Hollande, pays de grande culture littéraire, le | |
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aant.succès de Gezelle et de Streuvels devint un vrai triomphe. La vogue engloba aussi un précieux artiste du verbe, Herman Teirlinck, moins robuste et moins naturel que Streuvels, mais aussi habile souvent à faire parler l'âme des choses, la vie secrète de tout ce qui nous entoure. Ce furent ces trois noms-là qui, chez nos voisins du Nord, menèrent les lettres flamandes à la victoire. Bientôt les éditeurs hollandais venaient trouver nos auteurs. Et il est remarquable qu'à l'heure actuelle notre revue littéraire la plus importante, Vlaanderen, montée sur le pied des grands magazines de là-bas, est l'entreprise d'un éditeur de Bussum. Comme le succès stimule toujours un peu les écrivains, la production s'est accrue rapidement. Parmi les poètes qui s'affirmèrent dans ces dernières années, il en est deux dont les noms s'imposent tout d'abord, quoique on puisse difficilement s'imaginer des personnalités plus antithétiques: l'un, Van de Woestyne, une âme de la Renaissance, très noble, talentueux au possible, assez maniéré et généralement trop obscur pour jamais devenir populaire; l'autre, René de Clercq, qui rima les chansons des divers métiers avec une spontanéité et une verve qui font excuser la forme parfois un peu lâche. Parmi les auteurs de volumes de vers remarqués, citons, au risque de tomber dans le palmarès, Victor de Meyere, César Gezelle (encore un neveu de Guido!), Gyssels, Van Offel, de Cneudt, Verhulst, Eeckels, Lambrechts. Les nouvellistes sont plus nombreux encore, chacun s'efforçant de rendre un aspect spécial de la vie flamande; le Brugeois Maurice Sabbe, le Gantois d'Hondt, les Anversois de Meyere, Van Overloop, | |
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aant.Baekelmans, Van Offel, le Brabançon Piet Van Assche, les Campinois Lambrechts, Verschoren, et ce pauvre Raymond Janssens, que nous eûmes le regret de perdre cette année, alors que son talent commençait à se déployer avec tout l'éclat d'une forte jeunesse. Parmi les derniers venus, le plus remarquable est sans conteste Gustave Vermeersch, un garde-convoi, qui publia un roman d'une maîtrise sobre et contenue, étude de dégénérescence, grise, infiniment triste, jusqu'à devenir un cauchemar d'autant plus tragiquement incisif, qu'il est dépourvu de tout romantisme, de tout geste en dehors, pour ne laisser parler que la réalité pauvre et nue. Voici d'ailleurs l'antidote: les contes de Van den Oever, qui viennent de paraître, sont des fantaisies d'une fraîcheur lustrale. Notre promenade à travers la littérature flamande a dû vous laisser au moins une impression générale; cette littérature a la richesse et la continuité d'une chose très complète, poussée naturellement, - la richesse et la continuité d'une manifestation profonde de la vie collective. Elle embrasse les formes les plus diverses de la vision et de la création poétiques; encore ai-je dû me restreindre aux lettres pures, en négligeant la critique. Elle n'a point procédé par explosions subites, suivies de lendemains de fatigue et de vide; non, elle n'a pas eu un moment d'arrêt; depuis soixante-quinze ans elle n'a cessé de se développer graduellement, devenant toujours plus touffue. C'est que - caractère qui la différencie du mouvement littéraire chez tous nos voisins - elle est sortie directement du l'âme populaire. Rien de plus naturel d'ailleurs: puisque l'enseignement | |
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aant.continuait à franciser les classes supérieures. Depuis Ledeganck, petit commis à Eecloo, mais lisant Hugo, Lamartine, Schiller, Byron, étudiant seul le latin et le grec, et allant fréquenter l'Université de Gand oû il se rendait à pied plusieurs fois par semaine, jusqu'au boulanger Streuvels et au garde-convoi Vermeersch, un grand nombre de nos auteurs sortent du peuple. Pendant longtemps, la littérature en a gardé quelque chose de petit bourgeois, j'entends un manque d'horizon et de haute spiritualité. Elle y gagnait en revanche une santé, une verdeur robuste, - qualité fondamentale qui devait former une base solide le jour où la culture viendrait s'ajouter à l'instinct. Aujourd'hui nous avons une littérature qui, chose rare entre toutes, est à la fois populaire et très artiste. Le symbole même de cette unité qui fait communier chez nous l'esprit supérieur avec la vie spontanée de la masse, c'est ce Gezelle, qui s'inspirait des chansons éparses par les rues et les routes, et qui créa quelques-uns de ses poèmes les plus purement beaux en rimant, pour les pauvres de sa paroisse, des in memoriam au revers de ces images de sainteté qui perpétuent, dans les familles catholiques, le souvenir des morts. Ce n'est pas, heureusement, par un in memoriam que je dois finir cette conférence; la littérature flamande est actuellement plus vivante que jamais. Les dernières traces de rhétorique ont disparu, il n'est plus nécessaire de lutter pour la cause de l'individualisme poétique, la langue s'est pliée à toutes les exigences du modernisme le plus affiné. Enfin, nous avons un public, même en Belgique. L'étranger commence à s'intéresser à cette | |
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aant.exubérante floraison. Des articles, des traductions, une anthologie, ont spécialement attiré l'attention du public allemand. Du Streuvels a été transposé en trois ou quatre langues; j'ai trouvé l'un de ses contes dans une publication italienne, et une revue viennoise a même donné déjà du Vermeersch. Enfin, le fait que l'histoire des lettres flamandes figure au programme de ces conférences jubilaires, n'est-il pas d'un excellent augure? Il est arrivé trop souvent, dans notre pays, que lorsque l'on glorifiait ‘l'âme belge’, on commençait par en supprimer une bonne moitié; aujourd'hui on découvre heureusement que nous possédons deux grandes littératures nationales, qui ne sont pas faites de gloires de clocher. Et c'est tant mieux, n'est-ce pas? Car plus nous aurons de voix différentes pour exprimer adéquatement et complètement la beauté propre de ce coin de terre où nous vivons, l'esprit spécial de ce morceau d'humanité que nous sommes, mieux nous mériterons de ces dieux inconnus qui dressent quelque part le bilan des activités idéales. |
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