Tiecelijn. Jaargang 11
(1998)– [tijdschrift] Tiecelijn– Auteursrechtelijk beschermd
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article■ Rik van Daele
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dinghen’ (et ils firent la paix en toute chose), pouvant signifier le renforcement de l'ordre par le roi Nobel ou le renversement cynique de la réalité par l'auteur de Reynaert. Les problèmes débordent d'ailleurs le texte: par exemple, nous manquons encore d'informations sur le bilinguisme en Flandres, et sur toute une série de textes, qui peuvent être mis en rapport avec Reynaert, nous estimons encore mal la popularité des histoires d'animaux et nous nous questionnons au sujet des épigones du Roman de Renart, et ceci n'est qu'un court aperçu de tous les problèmes qui se posent. Mais par ailleurs, la recherche renardienne s'avère inépuisable, en raison de la grande qualité littéraire du texte, qui est encore attractif et agréable à lire des siècles après sa venue au monde et qui, malgré son âge, n'a rien perdu de son actualité, raisons pour lesquelles il engendre de nouvelles productions littéraires et artistiques en tous genres. La liste des personnalités à avoir chanté le génie littéraire du renard flamand est impressionnante: de J.W. von Goethe (die ‘unheilige Weltbibel’), J. Grimm (le plus grand texte après la Divina Commedia de Dante) et le roi Leopold I de Belgique pour les siècles précédents, jusqu'au nouveau lauréat du prix littéraire Ako, le professeur F.P. van Oostrom (Leiden), qui va traiter de la grandeur littéraire de Reynaert lors d'un cours fin 1998. Pour les scientifiques et les artistes, pour ceux pris tant par l'écriture que par les arts plastiques, le texte reste une source d'interprétation intarissable. Dans les pages suivantes, nous aimerions traiter certains de ces aspects afin de passer en revue les succès et les points d'ombre qui jalonnent la recherche consacrée à Reynaert. Mais auparavant, nous souhaiterions revenir aux sources de la recherche philologique sur ce thème, afin d'analyser les problèmes qui se posaient au début du 19ème siècle, et les réponses qui leur ont été données. Ensuite nous exposerons les points de divergence soulevés par la recherche. Le but n'est pas d'en donner un aperçu complet, mais de confronter des opinions contraires, tout en privilégiant le point de vue le plus récent, ou celui qui fait le consensus le plus large. Cette démarche s'adresse à un large public. Quant aux spécialistes, ils pourront
III. 1. Jan Frans Willems, représenté en paysan par E. Vermorcken (édition scolaire du Reynaert de Willems, 2ème édition corrigée, 1858)
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lire avec profit l'ouvrage de Van Oostrom, Benaderingswijzen van de ‘Reinaert’ (1983), qui traite davantage des aspects méthodologiques. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
Reynaert et les débuts de la philologieLa philologie s'intéresse à Reynaert depuis environ 165 ans. Le choix de cette origine est totalement arbitraire et donc discutable. D'après nous, c'est l'article en français de Jan Frans Willems, paru à Gand en 1833 dans le Messager des Sciences et des Arts de la Belgique et portant le titre Reinardus Vulpes-Reinaert de Vos, qui marque ce commencement. D'autres scientifiques accorderont peut-être leur préférence aux textes écrits peu après 1800 par F.D. Gräter. Il s'agit de la première version rimée du manuscrit de Comburg, découverte par Gräter lui-même, et publiée dans une édition de jubilé pour l'anniversaire du duc Friedrich II de Wurtemberg en 1805, d'un article dans le magazine Bragur. Ein literarisches Magazin der Teutschen und Nordischen Vorzeit de 1812 et d'une édition de texte dans Odina et Teutona. Reynaerts historie réapparaît à la même époque. On découvre un manuscrit de Reynaerts historie (RII, ms. B) en 1825, dans la bibliothèque du bourgmestre d'Amsterdam, Joachim Rendorp. L'archiviste de La Haye, Hendrik van Wijn (cf. Que pour les enfants?) accorde une grande place à Reynaert lors du classique dialogue entre les époux Reinout et Aleide, dans son ouvrage, Historische en letterkundige avondstonden. Van Wijn a d'ailleurs découvert le fragment du deuxième Reynaert (Fragment C, Reynaerts historie), qui porte son nom, dans une traduction néerlandaise de la Legenda aurea de Jacques de Voragine. Les allemands F. Mone et A. Hoffmann von Fallersleben avaient, eux aussi, parlé avant Willems de Reynaert et de ses épigones. D'ailleurs, en 1826, J. Scheltema avait déjà traduit et édité l'imprimé lubeckois de 1498. L'article de Van Wijn n'a guère influencé le discours littéraire. Il y a 200 ans, les Pays-Bas s'intéressaient davantage à l'Age d'or, alors que les Flandres n'étaient pas encore mûres pour se livrer à une quête romantique de leur propre passé littéraire. Jan Frans Willems, influencé à la fois par l'école allemande (Grimm, Hoffmann von Fallersleben et Mone) et par son intérêt pour la langue, sa richesse et sa liberté, se pencha sur Reynaert dès 1832-1833. Ses recherches n'étaient d'ailleurs pas exemptes de motivations extra-littéraires. Il voulait, avec l'édition de Reynaert, mais aussi avec son étude, prendre les Allemands et les Néerlandais de vitesse. Il voulait en outre, en tant que pur produit du Romantisme, donner de nouvelles impulsions aux Flamands opprimés dans la Belgique francisée; il est d'ailleurs intéressant de relever, qu'il écrit en français! L'étude de Willems était donc engagée tant sur le plan politique que sur celui de la ‘politique de la langue’. Les motivations qui firent la genèse d'une philologie consacrée à Reynaert ne furent donc pas strictement littéraires. Ainsi nous considérons l'article de Willems comme point de départ, parce qu'il s'agit de la première recherche approfondie sur la question et parce qu'il exerça une influence considérable. Reinardus Vulpes-Reinaert de Vos s'interroge surtout sur les problèmes d'originalité, de datation, de localisation et sur la question de l'auteur. Bien que Willems avoue ne pouvoir donner que des ‘probabilités’, il est persuadé de la cohérence et de la justesse de ses hypothèses. Selon lui, le renard flamand est le plus ancien. Willems situe le Reynaert à la fin du 12ème siècle (1170). Son auteur est flamand, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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comme le prouvent les nombreux petits lieux cités, (p. ex. Hijfte). Plus tard Willem, il s'agit de Willem Utenhove de Aardenburg, complètera Reynaert. Willems reprend en grande partie ses affirmations, dans l'introduction à son édition de 1836. Les questions de la datation, de la localisation, de l'auteur et du texte original sont très liées entre elles et dépendent l'une de l'autre. La publication du Reinhart Fuchs de Jakob Grimm, dans laquelle est éditée toute une série de récits de Reynaert, suit une année plus tard (1834). Les idées de Grimm ne correspondent pas du tout à celles de Jan Frans Willems: il date le premier Reynaert de 1250 et pense que Willem a travaillé à l'aide d'un original français. Deux domaines voient son opinion recouper celle de son collègue éditeur flamand: la teinte flamande du texte, et les qualités littéraires de Van den vos Reynaerde. Dès la première heure, la recherche sur Reynaert se caractérise donc par une grande divergence des hypothèses et des solutions. Nous assisterons à un continuel mouvement de va-et-vient, tant entre les différents domaines de recherche qu'entre les thèses et le résultat des recherches dans ce domaine d'études. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
Originalité - modèle françaisUne des questions les plus importantes que se pose le 19ème siècle, est celle de l'originalité de Reynaert. L'importance de cette question s'accordait à la réalité incontournable de données extra-littéraires, à savoir que l'âge du texte renvoyait à la lutte flamande préoccupée par la francisation des Flandres. Le néerlandais avait produit des textes d'une haute qualité littéraire aussi anciens, peut-être même plus anciens que le français. Que Van den vos Reynaerde semble plus vieux que son homologue français, Le plaid, pouvait donc être assimilé à une victoire. Quelques contemporains, et plus tard, le père Jan van Mierlo, qui défend encore en 1927 l'antériorité de Van den vos Reynaerde sur son rival français, adhèrent aux théories de Willems. Van Mierlo soutenait que Arnout, le premier auteur d'un texte sur Reynaert, l'avait écrit avant que la première branche ne voie le jour; il s'en suit qu'il était le modèle du Reynaert de Willem, tel que nous le connaissons aujourd'hui. W.J.A. Jonckbloet est le premier à inverser ce rapport (1856), sur la base d'études scientifiques, et à concéder au Plaid son grand âge. Les critiques formulées contre les flamands et leur manque de rigueur scientifique par le professeur nord-néerlandais et spécialiste de Reynaert furent dévastatrices. Entre temps, un consensus s'est fait autour de la dépendance du texte flamand, et on suppose que Le plaid a été écrit autour de 1170 par un auteur anonyme, alors que Van den vos Reynaerde est plus tardif. Les conclusions les plus récentes sur les rapports entre Reynaert et Renart sont exposées dans une thèse de l'université de Leiden par A.Th. Bouwman (1991) et dans les comptes rendus s'y rapportant. Pour en comprendre les grandes lignes, il faut savoir que le Roman de Renart rassemble des récits indépendants consacrés au renard, datant surtout de la période 1174-1250. Les 33 manuscrits qui nous sont parvenus, peuvent être divisés en trois familles, sur la base des variantes, de l'enchaînement des histoires et du nombre de branches. Bouwman montre, que Willem a soigneusement travaillé ses sources, et pense même pouvoir démontrer, qu'il avait deux textes sources devant lui, un manuscrit contenant la branche I, et un autre contenant au moins les branches I, la et lb, V, VI et VIII. On trouve aussi des traces d'autres branches: X, III, Va, et XV. Willem a | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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donc utilisé un matériel récolté dans plus d'une branche en français médiéval. Van Daele, par contre, soutenait qu'il faut également tenir compte d'une probable tradition orale ou, plus précisément, de la récitation de récits écrits sur Reynaert. La contamination des branches aurait donc déjà pu débuter dans le cadre même de la tradition française (par exemple manuscrit a de la branche I), ce qui signifierait, que la source aurait pu être une unique variante, perdue aujourd'hui. L'excellente étude de Bouwman a permis de centrer l'intérêt autour des rapports à la source (comparatisme, intertextualité), domaine jusqu'alors négligé par la recherche renardienne en moyen néerlandais. Bouwman définit Van den vos Reynaerde comme une adaptation, car seul 10% de la première partie de RI (i.e. RIa) sont traduits mot à mot. Pour citer d'autres sources utilisées par Willem, nous pouvons nommer quelques chansons de geste, une collection de fables en moyen latin, dont il a pu tirer la fable des grenouilles, et peut-être l'Ysengrimus gantois. Selon Bouwman, les arguments principaux pour situer cette histoire après 1225, sont les sources et surtout la version de la branche II sur laquelle Willem semble se baser (la famille avec les mss. BH). | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
Intertextualité - Roman arthurien - Geste de FranceLe concept d'‘originalité’ est typique du 19ème siècle. De nos jours, la littérature médiévale est vue comme une littérature européenne, dont l'essentiel consiste davantage en la matière que l'auteur travaille, qu'en l'auteur lui-même. Le devoir de l'auteur était d'améliorer le matérial narratif, de le recréer dans un contexte nouveau, peut-être même pour un nouveau public. II essaye d'améliorer sa source (emulatio), et de lui donner une nouvelle fonction. On s'accorde aujourd'hui aussi à penser que le public de Reynaert était un public de connaisseurs, qui savait apprécier les clins d'oeil littéraires dans un récit. Cela est valable tant au niveau micro- que macrostructurel (cf. d'un côté, le prologue et les premiers et derniers vers du récit selon le manuscrit de Comburg, et de l'autre, la structure de ‘queste’): A 1[regelnummer]
Willem, die vele bouke maecte,Ga naar margenoot+
Daer hi dicken omme waecte,
Hem vernoyde so haerde
Dat die avonture van Reynaerde
In Dietsche onghemaket bleven
- Die Willem niet hevet vulscreven -Ga naar margenoot+
Dat hi die vijte van Reynaerde soucken
Ende hise na den Walschen boucken
In Dietsche dus hevet begonnen.
10[regelnummer]
God moete ons ziere hulpen jonnen.
A 41[regelnummer]
Het was in eenen tsinxen daghe
Dat beede bosch ende haghe
Met groenen loveren waren bevaen
Nobel die coninc hadde ghedaen
Sijn hof crayeren over al
Dat hi waende, hadde hijs gheval
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Houden ten wel groeten love
Doe quamen tes sconinx hove
Alle die diere groet ende cleene
Sonder vos reynaert alleene
...
3470[regelnummer]
Ende maecten pays van allen dinghen
Comme nous l'avons déjà relevé, André Bouwman renvoie aux chansons de geste en tant que source possible d'inspiration. D'autres firent de même et nous partageons partiellement cet avis, mais nous décelons en outre certains parallèles avec les romans arthuriens (idée que G.-H. Arendt a rejeté). Sans entrer dans l'interprétation de détail, notons que de nombreux parallèles microstructurels appartiennent au discours littéraire. Convoquer l'autorité d'auteurs plus anciens, résumer sa propre oeuvre, veiller, prier Dieu et renvoyer aux commanditaires dans le deuxième prologue font les éléments les plus communs des prologues. Mais on décide avec peine, si ces éléments intertextuels sont un clin d'oeil, une manière ironique de rappeler des textes existants, de les parodier, ou s'ils réfèrent à la réalité. L'utilisation du mot ‘vite’, i.e. vie de saint semble, du moins, être ironique. Le début du véritable récit ramène autant au texte source (branche I, v. 11-15: ‘Ce dit l'estoire el premer vers / Que ja estoit passé ivers / Et que la rose espanissoit / Et l'aube espine florissoit / Et pres estoit l'Asencions’), qu'au roman de chevalerie (cf. le terme ‘avonture’, v. 4). Il s'agit d'une variante du motif de la reverdie. Cette atmosphère de joie, de calme et d'harmonie signe de façon typique le début du roman de chevalerie; elle est troublée par la suite, lorsqu'un ‘manque’ apparaît. Dans Van den vos Reynaerde, il s'agit de l'absence de Reynaert. L'intention du roi de grandir sa réputation et son pouvoir en convoquant un jour d'audience, se retrouve entre autres dans Karel ende Elegast, le Roman van Moriaen, le Roman van Ferguut et le Roman van Walewein ende Keye. Le vers final met l'accent sur le calme revenu à la cour. La querelle s'est éteinte, la paix rétablie (du moins formellement). Le récit est donc encadré par des vers typiques du roman de chevalerie. Quelques vers (nous sommes à un niveau microstructurel) suffisent à encadrer toute l'histoire. Ce n'est peut-être pas la seule lecture possible, mais le parallèle avec le roman de chevalerie offre quoi qu'il en soit une référence utile pour lire et interpréter l'histoire. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
Roman à clef - Mise en accusation du malQuelques chercheurs ne reconnaissent pas ce point de départ structurel, et pensent que Reynaert doit être lu de manière beaucoup plus concrète, comme un roman à clef. L'idée n'est pas nouvelle et vient d'ailleurs du Moyen Age. Nous connaissons des récits épiques d'animaux, dans lesquels l'auteur lui-même fait correspondre à diverses figures animales, diverses figures historiques. Dans l'Histoire de Renarz du Ménestrel de Reims, l'auteur en personne nous indique qui les personnages principaux représentent: Pour Jehan d'Avesnes [...] que je di qui fu li leus; et sa mère fu la chievre; et li cuens d'Anjo et li cuens de Poitiers furent Roeniaus et Taburiaus. Et Jehans d'Avesnes vouloit avoir le grain et vouloit | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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sa mere laissier la paille car il li vouloit tolir sa terre, ou il n'avoit droit, et la vouloir deseritier. Pour L. Peeters, la réalité historique du 13ème siècle se reflète dans le Van den vos Reynaerde moyen-néerlandais, sans que son auteur ne le souligne de façon éloquente. Peeters lit le Reynaert comme un roman à clef. Reynaert s'identifie à la comtesse Marguerite de Flandres et Botsaert est sensé représenter Bouchard d'Avesnes. Le Reynaert brosserait donc un tableau des intrigues entre les Avesnes et les Dampierre. D'autres chercheurs défendent un point de vue différent. Jozef de Wilde voit en Reynaert Segher III de Gand, Maurits Gysseling l'identifie plutôt à Raas V de Gavere, alors que Luk Wenseleers est convaincu que l'identité de Reynaert masque celle du roi de Saxe, Henri le Lion. Ces études présentent le trait commun de mettre tous les personnages principaux en résonance avec leurs correspondants historiques. Une conclusion s'impose: nul consensus en la matière. La plupart des chercheurs partagent cependant la conviction que le Reynaert n'est pas un roman à clef, mais qu'il agit à la manière d'un miroir pour les comportements humains, révélateur de leurs manquements et de leurs défaillances dans la vertu. P. Wackers, J.D. Janssens et R. van Daele ornent le personnage de Reynaert d'un faciès de crapule, de mauvais conseiller (‘scalc’), en font l'hypocrite et le faux-saint, qui pervertit la vérité à l'aide des mots (parlés et écrits). Reynaert pratique la renardie, l'art d'user de la parole avec ruse et méchanceté, de distiller un verbe qui asservit ceux qui lui prêtent oreille. Ces chercheurs lisent dans Van den vos Reynaerde une mise en accusation de la marche du monde, accusation qui, par définition et déjà au 13ème siècle, s'appliquait à d'innombrables cas de figure. Paul Wackers, qui a étudié la fonctionnement des récits animaliers dans De waarheid als leugen et conclut que le comportement des animaux y reflète la vie des hommes et que cette mise en système est d'abord tributaire de la reconnaisance d'une région de frontière, commune à l'animal aussi bien qu'à l'homme, d'une zone qui s'appelle le désir et la cupidité. Les récits animaliers parlent des faiblesses humaines. Et c'est par la parole (l'élément discriminatoire entre l'être des animaux et celui des humains), c'est en accordant la parole aux animaux, que l'auteur médiéval peut montrer que la langue n'est pas le moyen d'expression privilégié du discours, que la langue peut être manipulée et lorsqu'elle l'est, qu'elle devient moyen de masquer le désir et la cupidité, comme celui de les assouvir tous deux. La langue ne sert pas à maintenir la société en vie, elle est la corrosion qui la mine. C'est pour cette raison que de nombreux chercheurs voient dans le Reynaert l'illustration de la destruction sociale provoquée par tous les mauvais conseillers, les hypocrites et les canailles. Et bien que le texte ne soit pas explicitement moralisateur, on y entend malgré tout la permanence d'une mise en garde: évitez les comportements coupables. Inutile d'aller chercher bien loin. Le deuxième Reynaert (après 1375), ainsi que le Reynardus vulpes de Balduinus luvenis, traduction du 13ème siècle de Reynaert, prouvent que les récits renardiens peuvent à l'occasion distiller quelque morale. Comme exemple, citons la remarque provoquée par le saut du chat: Ceci reflète parfaitement les moeurs des curés immoraux, fornicateurs. Il est juste de les mettre à nu - c'est-à-dire nommés par la | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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vertu et la chasteté - parce qu'ils n'ont pas honte de leur mauvaises actions et de leurs fornications. Ils perdent leurs testicules, parce que le Mal les féminise et parce que leur attitude avachie n'a rien de masculin. C'est ainsi qu'ils deviennent objets de risée pour le peuple, et que la fornication et la débauche les déshonorent. (Huygens, p. 79.) Les miniatures qui ornent les marges des manuscrits médiévaux remplissent ce même office discursif et moralisateur (marginalia ou drôleries). Frits van Oostrom propose de voir le texte de Van den vos Reynaerde comme une soupape, un clapet littéraire destiné à un public noble, qui lisait les textes de Reynaert afin de se divertir. Retenons cette idée: Van den vos Reynaerde jouait un rôle parallèle à celui des drôleries dans les livres d'heures médiévaux dans le système littéraire du 13ème siècle, fonction que l'on peut en partie associer à un phénomène en marge, mais en partie aussi à un élément fonctionnel complémentaire d'une littérature trop sérieuse. Toutefois, le récit de Reynaert n'est sans doute pas l'expression d'une culture populaire, ni d'une ‘contre-culture’, comme cela se voit dans le cadre des drôleries et des décorations en marge, réservées aux manuscrits sérieux, didactiques ou pieux. Piété et satire, sérieux et plaisanterie, participent de la même culture. En Flandres, les textes de Reynaert sont présents dans les cours nobles et/ou dans une culture religieuse, deux espaces pour lesquels des oeuvres édifiantes et didactiques, des miroirs de cour, romans de chevalerie et textes religieux sont des points de repères. Les récits de Reynaert et les romans de chevalerie, mais aussi les miroirs de cour et certains textes religieux sont pris dans la même vision du monde, dans le même système, dans le même clin d'oeil. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
Public - Milieu - CommanditaireNous voici brusquement face à la question du milieu, dans lequel Van den vos Reynaerde fonctionnait. Nous voici donc face au public, au(x) commanditaire(s) du récit. F. van Oostrom fut un des premiers à relever sans aucune ambiguïté que le public primitif du premier Reynaert, le public cible des débuts, est la noblesse. On lui doit une analyse détaillée des hypothèses précédentes sur le sujet. Une ancienne affirmation voulait que Reynaert ait été écrit pour la bourgeoisie. Ce point de vue, qui n'a été banni des livres d'écoles que depuis peu, possède aujourd'hui encore ses adeptes. La raison en est simple. La bourgeoisie naissante du 19ème siècle considéra le fait que toutes les couches sociales se fassent éreinter hormis elle, comme preuve de sa paternité: les villes flamandes et leur jeune population avaient donné le jour à Reynaert; il s'agit ici d'une projection historique. E. van Altena et J. Pleij firent récemment une autre proposition: Reynaert est un symbole de l'émancipation de la populace, qui se libère de ses dirigeants corrompus et tout puissants. Selon Van Oostrom et, dans son sillage, selon presque tous les jeunes chercheurs, le renard moyen-néerlandais a été, à l'image de son prédécesseur français, prévu pour la noblesse, ce que démontrent les trois arguments suivants: (1) L'intertextualité: on cite le Reynaert dans l'oeuvre de Maerlant, Boendale, Potter et Van Hildegaersberg, destinés à un public noble. (2) Les manuscrits intégraux A et F contiennent, mis à part Reynaert, des textes prévus pour un public noble, comme Der naturen bloeme (F) et le miroir des princes, Heimelijkheid der heimelijk- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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heden (A). (3) Le deuxième Reynaert, que van Oostrom, succédant ainsi à K. Heeroma, nomme ‘récit de cour pur-sang’, apporte la dernière preuve. Tant Reynaert I que II fonctionnent comme ‘personnification du fripon retors’ dans le cadre de la cour. L'homme du Moyen Age ne s'identifiait pas tant avec le renard qu'avec la cour humaine, pendant de la cour du roi Nobel. Le Reynaert met ainsi en question la culture courtoise. La critique est possible dans le cadre d'un récit animalier. C'est un phénomène d'identification collective, qui offre au public médiéval des moyens d'évasion, loin de sa réalité quotidienne. Reynaert est une histoire fictive, et qui traite, en outre, d'animaux. Nous sommes tous convaincus, conviction dont nous nous réclamons, que l'ordre du monde est certainement meilleur chez nous, nous les humains. Cette conviction est renforcée bien sûr aussi par toute une littérature de cour indulgente et apologétique. Dans un compte rendu de Reinaert primair, E. Rombauts a relevé avec raison, que le terme ‘noblesse’ est bien trop général pour définir avec précision l'identité du public. Il y a en effet de grandes différences entre les divers acteurs de cette classe sociale: de la cour du comte à la petite noblesse. En outre, il faut ajouter que la ligne de démarcation entre noblesse et clergé est fréquemment assez floue au Moyen Age. Souvent, dans les hauts cercles de l'aristocratie, les enfants puînés, exclus de la succession, étaient pourvus de belles positions dans la hiérarchie écclésiastique. En nous remémorant les différents éléments cités auparavant, en nous souvenant que l'Ysengrimus latin évolue en milieu monacal, où il glane sans doute son public, nous pouvons raisonnablement admettre que ce sont ces mêmes endroits, où la noblesse et le haut clergé se côtoyaient, qui furent témoins de la naissance d'un récit écrit pour eux au 13ème siècle, le récit de Reynaert. Cette argumentation est confirmée par un autre texte du 13ème siècle, le Reynardus vulpes, traduction de Van den vos Reynaerde. Le Reynardus vulpes est dédié à Jean de Dampierre (Jean de Flandres), quatrième enfant de Gui de Dampierre et de Mathilde de Béthune, d'abord prieur de Bruges, puis évêque de Metz dès 1279. Le texte serait donc né en milieu cistercien. Une incertitude subsiste cependant, car malgré les liens unissant les Dampierres au Reynaert, rien ne prouve qu'il ait été écrit pour eux. Mais bien des chercheurs privilégient cet axe de recherches (L. Peeters, M. Nonneman, H. Heyse et R. van Daele). Selon A.Th. Bouwman, le Reynaert participe de ce que l'on nomme ‘chansons de révolte’, ce qui le rapproche des Dampierres. Le Reynardus vulpes latin (1272-1279) n'est pas le seul argument qui permette de relier la matière de Reynaert aux Dampierres: le ménestrel de Reims (1260, supra) et la petite miniature au fol 86 du psautier de Gui de Dampierre, actuellement conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (ms. 10.607), et qu'on retrouve dans un autre psautier flamand du 13ème siècle ainsi que dans un manuscrit de Lancelot en français médiéval (1280-1290) se réfèrent sans hésitation à Van den vos Reynaerde. Cette scène montre un renard avec un lapin entre les jambes, une image qui lève les dernières ambiguïtés. Au 13ème siècle, cette scène ne se trouve que dans Van den vos Reynaerde. La noblesse médiévale connaissait donc les histoires de Reynaert. Mais la recherche renardienne a encore beaucoup à faire en la matière. Il lui reste, par exemple, à se pencher sur le problème du bilinguisme en Flandres au 13ème siècle et sur les rapports entre différentes familles nobles et certaines matières. J.D. Janssens, ainsi que F.P. van Oostrom, dans son Maerlants wereld, expriment leur conviction grandissante sur ce point: le conflit entre Dampierre et Avesnes est | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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en rapport avec Reynaert. En revanche l'identité des commanditaires reste obscure, car ni leur nom, ni leur prénom ne sont cités dans l'histoire. Cependant, Willem se réfère explicitement à une dame inconnue dans son prologue. Mais ce passage n'est peut-être qu'un clin d'oeil adressé à d'autres genres littéraires. Mijns dichtens ware een een ghestille,
Ne hads mi eene niet ghebeden
Die in groeter hovesscheden
Gherne keert hare saken.
Soe bat mi dat ic soude maken
Dese avontuere van Reynaerde (A 26-31).
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Qui - Quand - OùLa plupart des questions citées ci-dessus, comme celle de l'originalité et de la source, du milieu, du public et de la fonction de l'histoire, sont aujourd'hui encore liées au problème de la datation et de l'identification du, ou des (deux) auteur(s). Ces diverses questions recouvrent celles de la triade traditionnelle: qui, quand, où? Notons toutefois qu'en d'autres temps, certaines de ces questions, évidentes à nos yeux, furent boudées par la recherche. La question de l'auteur a par exemple été longtemps considérée comme insignifiante et celle de l'âge du texte ne soulevait guère d'intérêt. Or il est clair que ces informations ont toute leur importance: qu'un texte ait été écrit en 1170 ou en 1270, pour se faire une idée d'une fourchette représentative, n'est pas indifférent. Le paysage littéraire se transforme de fond en comble en un siècle. Bien qu'il soit malgré tout possible de faire une analyse littéraire hors de tout cadre temporel, la question de la datation reste le plus souvent incontournable. Ainsi, Van Oostrom, pour ne citer que lui, consacre les dernières pages de sa biographie sur Maerlant à Willem, l'auteur de Reynaert, et situe le milieu et l'époque qui virent naître le récit animalier. Revenons à la datation, qui n'offre que bien peu de certitudes, datation qui nous renvoie aux débuts de la philologie renardienne: pour J.F. Willems Reynaert est un texte du 12ème siècle, J. Grimm l'a situé en 1250. Ces deux dates, ces deux bornes ont perduré jusqu'à nos jours; chacune possède ses défenseurs, la plus ancienne comme la plus jeune. M. Gysseling, quant à lui, songe à une période précédant de peu 1191 sur la base de dates extra-littéraires. Il considère Reynaert comme un roman à clef, et propose de voir Baudouin de Hainaut, qui prit le pouvoir en Flandres en 1191, en Firapeel. A la lumière du matériel historique, L. Wenseleers propose 1203-1204: la comtesse Marie de Champagne commandite Reynaert chez Willem, alors que son mari, Baudouin VI-IX de Hainaut et de Flandres, participe à une croisade. Auparavant, Gysseling, dans une analyse des manuscrits plus stricte et plus linguistique, situait la rédaction de Reynaert entre 1230 et 1240, y décelant de nombreuses similitudes de langue et de prononciation avec une traduction de Gand, datant de 1237. Parmi les défenseurs d'une datation plus tardive, on trouve, après J. Grimm, L. Peeters (arguments historiques: la querelle entre Dampierres et Avesnes) et J.D. Janssens. Janssens fit école dans l'édition du Davidsfonds de 1991, dans laquelle il date Reynaert d'après 1260, à l'aide d'arguments intertextuels. Il reviendra | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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III. 2. Willem près de Boudelo, gravure sur bois Wim de Cock (1998).
encore sur le sujet en 1996, lors de la publication de Maerlants wereld. Les vers A 32-36 de Reynaert contiennent un acrostiche, Aleide, découvert par Dini Hogenhelst, pour autant qu'on prenne en compte les deux premières lettres du premier vers. Or cet acrostiche fait suite au passage qui se réfère au commanditaire.
Al begripic die grongaerde
Ende die dorpren ende die doren,
Ic wille dat die ghene horen
Die gherne pleghen der eeren
Ende haren zin daer toe keeren (A 32-36).
D'après Janssens et Van Oostrom, il s'agirait d'une allusion moqueuse à la commanditaire d'Alexanders geesten (Geste d'Alexandre) de Maerlant, Aleide d'Avesnes, tante et tutrice du futur comte Floris V de Hollande. Puisque Alexanders geesten peut être daté très précisément (1257-1260), Reynaert peut l'être à son tour, c'est-à-dire après 1257-1260. Maerlant mentionne Reynaert dans l'épilogue de la Rijmbijbel, achevé le 25 mars 1271: ‘Want dit nes niet Madocs droom, / No Reynaerts, no Arturs boerden’ (v. 34.846-34.847), comme il y fait peut-être aussi allusion dans Der naturen bloeme et dans Heimelijkheid der heimelijkheden. Ces éléments imposeraient l'idée d'une datation entre 1256 et 1266. Ce point de vue complète aisément celui de J. Grimm et L. Peeters, exprimant qu'une quantité frappante de textes littéraires voit le jour autour de 1260, textes qui se mentionnent l'un l'autre, engendrant ainsi la puissante dynamique d'un effet de résonance: Walewein (1260) et le Leven van Lutgart (1270), rapidement suivis par la traduction latine du Reynaert I, l'évoquent. Tous ces facteurs montrent à l'évidence la popularité de la matière renardienne. Rappelons encore pour mémoire les marginalia, montrant le renard et le lapin dans le livre d'heures, ainsi que le plus ancien fragment de Reynaert, G (1260-1280), également fruit de cette époque. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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D'ailleurs, Van Oostrom affirme à ce sujet que derrière chaque date on peut trouver une autorité qui la défend. Il poursuit en déplorant que l'exploration de l'histoire littéraire en moyen-néerlandais se révèle une région sous-développée lorsqu'elle aborde de telles contrées. Autant d'avis que de têtes (Benaderingswijzen van de ‘Reinaert’, p. 23). Le consensus actuel, issu de ces nombreuses divergences, semble permettre de dater le texte après 1225. La question de l'auteur est aussi spéculative et encore plus incertaine. L'auteur reste inconnu, bien qu'il encadre son oeuvre biographiquement, en donnant son prénom dans le vers 1 du prologue et dans un acrostiche de l'épilogue de manuscrit de Comburg. Mais la liste des candidats est longue: Willam, die Madorna makede, Wilhelmus Clericus, Willelmus Clericus filius Reinars Scriveins, Willelmus Flamingus, Willelmus Physicus Magister, Willem le petit Prieur, Willem Rine, Willem Utenhove, Willem van Belsele, Willem van Boudelo, qui est aujourd'hui le prétendant à la mode. Aucune monographie ne lui est (encore) consacrée, mais la chose semble faisable. Ce frère laïc nous est surtout connu en tant que clerc de la comtesse Marguerite de Flandres, responsable de la vente des tourbières comtales et de la délimitation des paroisses. Cette quête d'auteur, d'auteur médiéval, fut une démarche longtemps taboue, qui bénéficie d'un nouveau regain d'intérêt, depuis la biographie de Maerlant par van Oostrom. Alors, qui? Etait-ce le frère laïc et clerc Willem van Boudelo, tellement à l'aise à la cour comtale, était-ce un jongleur ambulant, comme le pensait Hellinga, ou un chapelain pessimiste, première idée de Van Oostrom, était-ce cet amer ‘poète maudit’ que croit entrevoir K. Heeroma, luimême poète? La dernière opinion de Van Oostrom présentée dans sa biographie du Maerlant au sujet de la biographie de Willem est la plus vraisemblable: Willem était probablement cistercien. Mais le doute reste entier en la matière. Par contre, nous pouvons reconstituer certains traits caractéristiques de Willem: il était parfaitement trilingue (néerlandais, français, latin), lettré, et connaissait certains villages minuscules du nord-ouest du comté des Flandres, indice qui ne permet pas d'y fixer sa naissance. A supposer que le public renardien ait pu saisir les nombreuses réminiscences qui innervent le texte, rien ne s'oppose à ce que le public ait su apprécier la toponymie et localiser ainsi Belsele, Hijfte et Absdale. Cette compétence est le propre d'un public local. La toponymie reflète donc le public primitif. De plus et en vue d'obtenir un effet, la toponymie mêlée au récit convoite le niveau littéraire. Une convoitise à des fins bien précises: la toponymie littéraire documente le mensonge. Incorporer des éléments du monde réel au monde littéraire, c'est parfaire le mensonge. Les noms de lieux stimulent le public, le rendent complice. Il connaît et reconnaît. C'est pourquoi les noms de lieu qui émaillent le récit, peuvent caractériser les personnages, les ridiculiser souvent au moyen d'hyperboles qui disent leur envie et leur cupidité. Bruun se sent capable de manger tout le miel entre ici et le Portugal, Tibeert serait disposé à suivre Reynaert jusqu'à Montpellier pour faire bombance de souris, et le trésor que le renard fait miroiter au roi serait aussi grand que la ville de Londres ... Par ailleurs de nombreux endroits, comme la cour, Malpertuus, le village, la rivière, le couvent des nonnes noires, ne sont pas localisés. La cour de Nobel est le centre névralgique du Reynaert. C'est là que le récit débute et finit. Les auditeurs de l'histoire s'identifient à cette communauté courtoise. Ce récit parle d'eux, parle de nous, ici et maintenant, au moment, à l'époque où l'histoire est récitée. Le renard, habitué du mal et de la pénombre, qui vit à Malpertuus, au coeur d'un dédale de chemins sinueux, se met de lui-même en route vers la cour, après avoir | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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par deux fois terrassé les deux messagers royaux, l'ours et le chat. Il part, affranchi de l'autorité du droit médiéval et de la violence, afin de confondre la dignité ‘humaine’ et la recherche de l'harmonie et de la courtoisie, de les démasquer en tant que valeurs fausses et hypocrites, de les dénoncer au coeur même du monde de Nobel. ‘Pays’, cette paix offerte à la fin du récit, ne concourt qu'à promouvoir un travestissement cynique de la réalité. Le paysage renardien n'existe qu'en fonction des personnages littéraires et des évènements. Et c'est Willem qui se transforme en Reynaert dans les derniers vers, pour servir au mieux la dimension corrosive de la renardie. Il retourne la vérité. Cette cour, qui ne se laisse pas localiser, est dissoute à la fin du récit, et renardie fait loi. Il n'y a plus de différence entre le monde villageois, Malpertuus (‘mauvais trou’) et la contrée sauvage, dans laquelle renard se retire avec sa famille. Nous tournons donc résolument le dos à tous ceux qui, durant des dizaines d'années, ont cherché à esquisser le ‘circuit historique’ du Reynaert médiéval. Vouloir suivre les traces renardiennes reflète certes l'intérêt historico-culturel de nos contemporains, mais n'est pas poser le pied dans l'empreinte du renard, ce n'est pas refaire aujourd'hui son périple d'hier. Tout le monde s'accorde sur la localisation globale des noms de lieu, si on excepte quelques variantes dans certains manuscrits. La Grande-Bretagne est le décor des romans arthuriens, les Ardennes et la France celui des gestes de France, les Flandres sont le lieu des pérégrinations de Reynaert. En quittant les Ardennes sauvages on arrive dans le doux Pays de Waes avant d'atteindre Hijfte et Gand. Kriekeputte se situe au sud-ouest de Hulsterlo, au nord-ouest du comté des Flandres. Mais les choses sont plus complexes: à côté de Waes (ms. A), nous trouvons aussi ‘in waerts’ et à côté de Belsele (ms. F), ‘Besele’ (ms. A) et même ‘hi hellede mi’ (ms. J). | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
Manuscrits - Editions de textesEn parlant des variantes manuscrites on en arrive aux manuscrits proprement dits. Jusqu'en 1907, le débat renardien s'avérait relativement simple et consensuel. On ne connaissait qu'un manuscrit complet de Reynaert I (ms. A). Mais par la suite, les spécialistes se virent confrontés à un deuxième manuscrit complet, lorsqu'au texte de Comburg s'ajouta la découverte de celui de Dyck. Les interrogations suscitées par le renard augmentèrent évidemment de façon exponentielle, mais certaines hypothèses se trouvèrent confortées, puisqu'il fut possible de les éprouver à l'aide du manuscrit B de Reynaerts historie et du Reynardus vulpes. Le prologue à lui seul révéla de bien significatives différences. Le nom de Madoc, dans le premier vers, confirme la supposition qui l'y placait depuis toujours. En revanche, le terme de ‘Madoc’ conserve son mystère. Se réfère-t-il à un récit onirique, au voyage d'un prince gallois, à un roman de chevalerie dont le héros est un prince gallois...? Ce texte reste l'une des plus grandes énigmes de la littérature néerlandaise. Le problème Willem-Arnout, au vers 6, témoigne d'une autre différence entre les deux manuscrits et alimentera de nouvelles théories sur l'existence de deux auteurs. Quant à la fin, elle pose de nouveaux problèmes. F s'arrête après A 3423. Or la plupart des chercheurs s'accordent pour affirmer que la fin de A, ainsi que l'acrostiche ‘Bi Willeme’ des derniers vers est d'origine. L'édition de W.Gs Hellinga (1952), qui présente tous les manuscrits jusqu'en 1500 de manière diplomatique (donc sans ponctuation) et de façon synoptique | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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(donc en parallèle), a fait progresser la recherche renardienne. Hellinga projetait d'augmenter son oeuvre d'une deuxième et d'une troisième partie, et de développer un appareil critique détaillé. Il ne put malheureusement pas accomplir ce travail monacal. Son élève, Frank Lulofs, un défenseur et utilisateur circonspect de la méthode du ‘close-reading’, laissa inachevée cette entreprise titanesque, bien qu'il ait écrit quelques études hautement appréciées et publié une excellente critique du texte (dans la série Van alle tijden). Venons-en au problème sans doute le plus complexe: l'édition de texte. Les manuscrits ne pouvaient être consultés que très difficilement. On dit que Hellinga fit venir le manuscrit de Comburg ‘manu militari’ de Stuttgart. Le texte est heureusement devenu beaucoup plus accessible ces dernières années. En 1991 et par l'entremise du grand maître conférencier Jo van Eetvelde, une équipe de chercheurs dirigés par J.D. Janssens effectua une reproduction photographique imprimée en quadrichrome du codex de Comburg, subventionnée par le Davidsfonds. En 1997, J. Schenkel et H. Brinkman éditent le manuscrit de Comburg dans sa totalité. Le codex, si souvent retravaillé, autorisa de nouveaux résultats surprenants. Il semble que les différentes parties du recueil aient d'abord été utilisées individuellement. L'idée de W.Gs Hellinga, qui faisait des ‘Gentse Gezellen van den Ringe’ un collectif de copistes est à remettre en question, ou pour le moins à nuancer. Ces nouvelles recherches ont permis une meilleure compréhension du fonctionnement du monde littéraire à Gand autour de 1400. Encore récemment, le codex de Comburg semblait être le fruit d'une intense collaboration au sein d'un scriptorium bien hiérarchisé. Le professeur Hellinga pensait donc que ce codex avait été produit par les compagnons gantois. Depuis, la recherche a démontré, qu'il s'agissait plutôt d'un recueil, que d'un manuscrit conçu comme un tout dès le début, malgré la présence répétitive des mêmes mains dans les différentes parties. Le propriétaire, ou le commanditaire auraient pu remplacer au rasoir ‘Madocke’ par ‘vele bouke’ (‘beaucoup de livres’). Brinkman parvint à reconstituer les activités littéraires à Gand en utilisant, entre autres, des livres de rentes, des actes et des registres de biens. Brinkman a même pu montrer qu'un copiste possédait un petit scriptorium à la maison et avait acheté un grand paquet de ‘historiën en jeesten’ (‘histoires et gestes’) aux soeurs de l'hôpital d'Ypres. A Gand, différents copistes habitaient des maisonnettes de copistes situées les unes près des autres. Le manuscrit de Comburg a peut-être vu le jour dans ce contexte. L'hypothèse gantoise est confortée à la fois par la langue de l'est des Flandres, la Rijmkroniek et par la toponymie de Reynaert. Reynaert partage le même volume avec le Reis van sente Brandane (‘Voyage de saint Brandan’), quelques courts textes religieux en prose, le Disputacie van Rogiere ende van Janne de Jan de Weert, le Hughe van Tabaryen de Hein van Aken et quelques ‘sproken’. Aux environs de 1541-1542, le codex de Comburg est acheté par l'humaniste Erasmus Neustetter, qui sera, par la suite, le chanoine de la maison collégiale de Comburg à Schwäbisch Hall. L'autre manuscrit complet (F ou manuscrit de Dyck) a été acheté en 1992 par la bibliothèque universitaire de Münster, où il peut être étudié dans des conditions optimales. Les autres manuscrits appartiennent, eux aussi, à diverses instances publiques. Le nom Dyck est tiré du château du même nom à Neuss près de Düsseldorf, où le manuscrit a été découvert en 1907. Il faisait partie des possessions de la bibliothèque d'Alfred von Salm-Reifferscheidt. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Nous connaissons actuellement deux manuscrits complets (AF) et trois fragmentaires (EGJ) de Van den vos Reynaerde. Tous révèlent un arrière-plan dialectal de l'est des Flandres. Selon la plupart des chercheurs flamands, F présente de nombreux aspects qui en font le manuscrit le plus digne de confiance (D.A. Stracke, J. de Wilde, J. Goossens). Toutefois, A benéficie encore souvent de la préférence des néerlandais. Il ne fait du moins aucun doute que A est le manuscrit le plus complet, puisqu'il contient toute la fin de Van den vos Reynaerde. Les fragments les plus anciens, datés de la période 1260-1280, sont ceux du manuscrit G, deux feuilles doubles très morcelées et mal conservées, actuellement entreposées à la bibliothèque communale de Rotterdam. M. Gysseling en situe la provenance à Kleef ou en Guelre. Les fragments E, conservés à Darmstadt, ont environ le même âge (dernier quart du 13ème siècle). Selon M. Gysseling, ils sont originaires du Limbourg. Les Bouwstoffen du Middelnederlandsch Woordenboek datent le texte plutôt du milieu du 14ème siècle, avec des caractéristiques du Brabant. Les fragments sont sans aucun doute les textes les plus anciens, même s'ils ne le sont pas, par définition. J'en veux pour preuve le dernier fragment découvert (ms. J). A Monte Carlo, en 1971, l'antiquaire bruxellois A. van Loock a acheté un imprimé de Johannes Knoblach, édité à Strasbourg en 1522. Dans sa reliure, il a trouvé un manuscrit papier récent de Van den vos Reynaerde, conservé à la bibliothèque royale de Bruxelles (ms. IV 774). Jan Deschamps date ce fragment du premier quart du 15ème siècle, donc nettement plus tard que les manuscrits complets. Cette trouvaille n'a heureusement suscité que peu de vocations de ‘cisailleur de reliures’, mais elle n'a malheureusement pas non plus poussé à de nombreux voyages de découvertes, bien que des trésors gisent peut-être encore dans les bibliothèques de couvent de toute l'Europe, mais essentiellement de l'Europe de l'Est. Est-ce qu'une tradition de quelques manuscrits est considérable? Oui. Ce phénomène reflète-t-il la popularité des récits renardiens? Pas directement. On suppose que seule une part infime de manuscrits nous est parvenue. La transmission de cinq manuscrits sans illustrations, contenant des récits épiques d'animaux représente un score relativement honorable. La même remarque s'applique aux 33 manuscrits du Roman de Renart. La matière renardienne était très populaire au Moyen Age. On en trouve des traces dès 1260 (références intertextuelles), qui perdurent jusqu'à l'apparition de l'imprimerie, car les récits de Reynaert ont été édités très tôt, et cela plusieurs fois (1479 et 1485). Durant cette même période, le récit était encore transmis de manière manuscrite, procédé illustré par les textes conservés du deuxième Reynaert, écrits entre 1470 et 1477. Nous partageons l'avis de W.P. Gerritsen, qui compare les restes épars de la littérature médiévale néerlandaise, aux épaves échouées sur la plage, après une tempête. Cette tempête semble avoir englouti Madoc, la version manuscrite de Reynardus vulpes - qui fut heureusement conservée dans un imprimé de 1474 -, sans doute aussi d'autres versions des récits de Reynaert, comme celle d'Arnout, peut-être citée dans le prologue du manuscrit F. D'autres chercheurs mettent en doute la véridicité d'aussi lourdes pertes (Jan Goossens). S'occuper de textes historiques, qui ne sont pas datés, qui furent transmis dans l'anonymat et dont on conserve différentes variantes, c'est bricoler avec des bouts de ficelles. Nous n'en savons guère plus de Reynaerts historie, un texte lui aussi anonyme et plus tardif. Nous ne savons rien de l'auteur, qui ne livre pas même son propre | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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nom. La datation est aussi incertaine, elle varie entre 1375 (Jonckbloet) et le milieu du 15ème siècle (Berteloot). Quant à la localisation, elle fut un sujet de querelle entre les savants flamands et néerlandais durant 150 ans. Une analyse linguistique de Amand Berteloot et l'acrostiche Dismuude, découvert à la fin du texte, semblent avoir récemment réglé cette question.
Diet beteren can die maket bet
Ic weets hem danck wie in sijn maken
Sijn best doet en is niet te laken
Mer wie alle dinck wil berichten
Wie soud hem yet willen dichten
Doch wie dit gedicht laet so hijt vijnt
Ende mysdoet tegens my niet twijnt. (B 7785-7791).
De nos jours, un consensus situe l'origine du deuxième Reynaert dans la région d'Ypres et de Dixmude, au sud-ouest des Flandres. Etudier les récits renardiens, c'est pêcher sur une vieille chaloupe lorsque la mer est grosse. Le manque de données exige un effort spéculatif considérable du chercheur. Eviter que cette barque ne sombre et avec elle son équipage de savants courageux, et sa cargaison de moyens insuffisants, c'est le grand défi que s'est fixé la recherche. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
RéceptionL'étude de la réception des textes de Reynaert est un champ d'investigations relativement neuf et stable. Cette réception touche de nombreux domaines qui n'étaient pas encore cartographiés jusqu'alors: réception moderne sous forme de textes (des traductions et adaptations, jusqu'aux recréations très libres de Felix Timmermans et Louis Paul Boon), mais aussi d'interprétations artistiques des récits de Reynaert et même d'intégration dans la culture quotidienne contemporaine (le tourisme culturel inclus). On voua longtemps une sympathie exclusive aux textes, mais les résultats de ces études sont notables, parfois mêmes sensationnelles, à l'image de l'étude de Van Oostrom Reinaert bij de NSB (le mouvement nazi), et de celle consacrée aux Wapenbroeders de Boon, où à l'aide de sa source concrète, sa poétique a pu être rendue transparente (Heyse-Van Daele). Il y a peu, un bref et incomplet aperçu de la réception concluait presque systématiquement chaque étude renardienne. Seul le professeur J.W. Muller fit exception. Il publia déjà en 1926 un riche article de synthèse, intitulé Reinaerts rollen en avonturen en rollen in en na de Middeleeuwen (dans les Verslagen en mededeelingen der Koninklijke Vlaamsche Academie). Ensuite, ce domaine d'étude aura effectivement droit au chapitre à partir des années 80, lors de l'exposition Schurk of schelm à l'Université catholique de Bruxelles, sous la direction de Jozef Janssens. Le livre très enjoué et réussi de Jan Goossens, De gecastreerde neus (1988; ‘Le nez castré’), illustre à merveille ces récentes études sur la réception. Il y étudie l'histoire de la transmission et de l'omission de deux passages: la semi castration du curé et le douteux combat singulier entre le renard et loup, à la fin du deuxième Reynaert. On ne peut pas passer non plus sous silence les études de P. Wackers et E. Verzandvoort concernant les imprimés de Plantin et les livres populaires, celle | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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de P. Wackers sur les livres pour enfants consacrés à Reynaert et la trilogie de R. van Daele (sur des meubles renardiens au 17ème siècle, sur Reynaert aux 19ème et 20ème siècles en Flandres et sur Wilhelm von Kaulbach en Flandres), parue dans la revue spécialisée Reinardus. La revue Tiecelijn, un des catalyseurs récents en la matière, mérite, elle aussi, sa mise en lumière, en raison de ses études sur Spoker-Guido Gezelle, Piet Punt, Louis Paul Boon, Robert van Genechten et Stijn Streuvels. Ce dernier fut le sujet d'une monographie séparée, produite pour la ‘Société Stijn Streuvels’. Tiecelijn se consacre également à l'iconographie renardienne et à l'art des ex-libris, un large champ d'étude, peu travaillé jusqu'ici. Rappelons aussi que l'ouvrage de référence annoncé par le Mercatorfonds, n'a jamais été réalisé. La suite de cette exposition, qui devrait se tenir en l'an 2002 à Lokeren, essayera de combler cette lacune. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
ConclusionCertains livres scolaires datent les récits de Reynaert avec précision. Certains chasseurs de renards donnent son auteur sans l'ombre d'une hésitation. Le siècle dernier se vantait d'avoir résolu presque tous les problèmes soulevés par le texte: à chaque question, une réponse. Depuis lors, la devise est: to ‘unedit’ le Reynaert. Une des phrases les plus souvent citées sur les études renardiennes est de Frank Lulofs dans Nu gaet reynaerde al huten spele (1976), phrase encore actuelle de nos jours: ‘Plus nous en savons sur Reynaert, plus nous devons modérer toute remarque de portée trop générale’. Ou, autrement dit: Plus nous étudions Reynaert, moins nous gagnons de certitudes. Aujourd'hui, nous n'en avons presque plus. Nous nous associons à Wim Gerritsen: ‘La recherche se renouvelle sans cesse. Tant que Reynaert sera lu, il sera l'objet d'une discussion sans fin’, citation tirée du premier prologue de l'édition de Reynaert par F. Lulofs en 1983. Cependant, le fait d'affiner sans cesse les recherches, de recontrôler les données dont nous disposons sur la base de nouvelles observations et théories, de produire régulièrement de nouvelles hypothèses à vérifier, a fait se dégager une image nouvelle et bien plus nuancée. 150 ans après Willems, notre conclusion s'impose: la chasse au renard ne touche pas encore à son terme. Tant s'en faut. Mais le renard est nettement mieux cartographié, son portrait-robot s'est affiné. Et pourtant, son museau n'est rien de plus qu'une ombre portée, vieille de 700 ans. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Bibliographie
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