Septentrion. Jaargang 35
(2006)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Un magnifique marchand de fumée:
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faire du tout: Pas de tabac, pas de café, pas d'alcool et très peu de vin. Quelle horreur. Quelle rigidité d'esprit, mais quel courage aussi. Le petit (de taille, pas d'envergure) Neuhuys, ‘mon semblable, mon frère’, avec lequel j'aurais tant voulu faire le tour des maisons closes d'Anvers pour visiter ‘une belle néréide, une Adelaïde, une Octavie ou même la sainte Eulalie’. Ce Neuhuys serait-il écrasé entre la fureur froide de quelques petits Michaux plastifiés en gloire posthume de chez Gallimard et un grand Nietzsche tel qu'il est en lui-même moustachu et mondialement connu? Entre un Maeterlinck sorti de ses serres chaudes et un Norge refroidi? Entre un E.T.L. Mesens et un Paul Nougé? Entre une Néfertiti du Levant et une nymphe nordique? Entre les nénuphars blancs et le nirvana de l'Orient? En vain, en vain, je continue à scruter par rangées alphabétiques un nom caché entre la lettre M d'un Charles Maurras et la lettre N d'un Roger Nimier. Mais, je ne me décourage pas si vite et il y a toujours la Bibliothèque royale où se trouvent tant de dépôts légaux et où reposent tant de dépouilles royales de nos poètes princiers. Certes, nous sommes loin du ‘ping-pong Pound-Picabia’ qui fut vraiment la ‘première pilule atomique intérieure’. Mais moi, je n'avale pas de pilules. Moi, je descends aux archives, je lis et puis je cavale pour constater après ma cavale: ‘Ça n'a encore une fois pas marché’Ga naar eind(4). Les écrits de Neuhuys sur le mouvement Dada et sur le surréalisme - avec une vue sur les origines, l'ensemble et les grandes figures de ces deux mouvements - sont vraiment d'une originalité et d'une importance inouïes. Un seul exemple qui me semble assez frappant et qui illustre très bien le langage neuhuysien: ‘Ce n'est pas vrai que Dada a donné naisssance au surréalisme. Le surréalisme est sorti des “Serres chaudes” de Maeterlinck, en se frottant au freudisme. Le surréalisme a été pris de vitesse par l'existentialisme. Dada fut un terrorisme gai, une rébellion gratuite contre toute orientation collective grandissante’Ga naar eind(5). Excusez du peu. Ce que j'aime avant tout dans la poésie de Paul Neuhuys, c'est le charme. Stevenson, ce grand auteur écossais, disait que tout manque à un écrivain s'il lui manque le charme. Le charme de la poésie de Neuhuys émane d'un triangle formé par la légèreté, la lucidité et la luminance de son langage. Je dirais presque de son accent pétillant et croustillant. Avait-il tort de prétendre dans son poème Ma poésie: ‘L'humour lyrique a son illumination propre’? Non. Absolument pas. Car Neuhuys danse. Oui, il danse comme un enchanteur et c'est son ami Ghelderode qui a écrit: ‘Vive les poètes qui nous donnent à danser’. Neuhuys nous fait des confidences, c'est-à-dire il avoue d'avance et c'est là tout le secret de son charme qui continue à nous étonner. La notion de légèreté émane de ses sons et est liée à la sonorité de la voix du poète. Non pas au style. Le style peut être lassant et selon Michaux, toujours ce Michaux du livre-testament susmentionné, il faut se méfier, se distancer d'un style: ‘Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l'homme? Cette suspecte acquisition dont, à l'écrivain qui se réjouit, on fait compliment. Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style: signe (mauvais) de la “distance inchangée” (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué! Il s'était précipité dans son style (ou l'avait cherché laborieusement).(...)’. Et puis Michaux conclut avec cette grandiose exhortation: ‘Tâche d'en sortir. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre’. | |
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Paul Neuhuys (1897-1984).
Et justement, j'ose dire que le poète Neuhuys est allé suffisamment loin. Et que son style changeant ne pouvait parfois plus suivre. Cette notion de légèreté est une notion sous-estimée dans le domaine de la poésie, souvent sous-estimée par les lecteurs et très souvent dénigrée par les critiques littéraires qui se prennent tellement au sérieux. Neuhuys révélera son point de vue sur le sérieux: ‘Ne pas se prendre au sérieux pour se défendre contre le sérieux de la vie, et je faisais jouer l'inconscient par l'ironie, car seul l'inconscient ne ment pas. Le vrai langage onirique est ironique. Et la poésie devient le seul moyen de connaître quelque chose sur cette terre’Ga naar eind(6). La seconde notion est élémentaire. Sans lucidité, le poète se dérobe rapidement comme un petit faiseur de rimes. Exemple: tous les rimeurs qui souffrent de ce péché originel de n'être pas inévitables. Nous les lisons avec ennui, avec respect ou admiration, mais nous sentons que le poète aurait pu écrire avec un bonheur égal des vers totalement différents. La luminance, la troisième notion, émane de la lumière ou de la noirceur (absence de lumière), de la vision (absence de vision, la situation abyssale) du poète. Neuhuys, qui aimait bien le rire, le ricanement et les bons mots (un seul mais très bel exemple: ‘Le Christ fut crucifié parce qu'il n'avait pas de diplôme en théologie’), aimait aussi les triades verbales. Non seulement il nous indique (toujours dans le même poème Ma poésie) trois thèmes qui se dégagent de ses inédits: Érotisme - Tourisme - Hermétisme, mais Guy Imperiali, évoquant ses rencontres avec Neuhuys dans la préface Dix ans après au merveilleux livre Mémoires à dada, cite un très bel exemple des beaux trios verbaux de Neuhuys: ‘Trois hommes m'ont poussé sur le sentier poétique: Elskamp à mes débuts, Cocteau au méridien, Hellens à mon déclin; et trois | |
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mots auront dominé ma vie: poésie, amour et religion’. Et Neuhuys nous livre à maintes reprises d'autres exemples de ce genre: ‘Euphorie, insouciance, ironie’ dans ce même livre posthume (p. 16). Autre exemple assez curieux: ‘Nous étions alors un État solidement maintenu par des hommes politiques d'envergure: Woeste, Janson, Vandervelde’ (p. 23). Et encore: ‘Maeterlinck? Un taiseux. Ce que nous aimions en lui? L'horticulteur, l'apiculteur, le mythiculteur’ (p. 41). Ou bien: ‘On chante ce qu'on n'ose pas dire parce qu'on n'ose pas dire ce qu'on voudrait faire’ (p. 153). Et enfin pour conclure, car j'en passe: ‘Le Flamand, que ce soit Crommelinck, Ghelderode ou Dewalhens, étonne par sa verve débordante, sa faconde insolite, sa rhétorique érotique’ (p. 171). Un autre trio, en P majeur, est formé par les noms et les relations de figures flamboyantes telles que Francis Picabia, Clément Pansaers et Ezra Loomis Pound. Et cette fois-ci, pas du tout étonnés de se trouver ensemble. Ce qu'il écrira sur ce dernier dans le chapitre La Cathédrale dada et dans le chapitre De veuve et vive voix de ses Mémoires à dada garde pour moi toute la faveur et toute la fraîcheur d'un homme alerte et témoin de son temps qui s'étendait de la Belle Époque aux années 1980, les dernières années de sa vie qui encercle pour ainsi dire presque tout un siècle. Le poète Neuhuys était non seulement un éditeur au nez fin (la lecture minutieuse de la liste des publications des éditions Ça ira devient vite une activité époustouflante; la liste numérotée de 1 à 98 comporte des noms d'auteurs tels que Marcel Lecomte avec Démonstrations, Paul Joostens avec Salopes, Willy Koninckx avec Lettre nordique, Michel de Ghelderode avec Masques ostendais, Camille Huysmans avec Quatre Types, Marcel Mariën avec L'Oiseau qui n'a qu'une aile et cetera), mais aussi un essayiste et un mémorialiste, sans oublier son art d'épistolier. Certes, il n'a sans doute pas écrit autant de lettres et de missives que Michel de Ghelderode, cet autre enragé de Schaerbeek, mais Paul Neuhuys est quand même à nouveau présent dans le sixième tome de la correspondance (1946-1949) de Michel de Ghelderode, si bien établie et annotée par Roland BeyenGa naar eind(7). Un des plus beaux poèmes de Paul Neuhuys est peut-être ce petit joyau intitulé Après tant de douleurs humaines dans le recueil Le Secrétaire d'acajou (1946) avec ces mots et ces vers si simples, mais si fulgurants: ‘Plus les hommes sont lâches plus les femmes sont cruelles...’ Et cette fin abrupte et cruelle: ‘Le monde est fait pour qu'on y meure / et personne n'est innocent’. Car détrompez-vous; ce poète léger et désinvolte a bien chanté ‘le chant tant triste du désenchantement’ et aimait parfois clamer: ‘Heureusement que je suis le plus malheureux des hommes!’ Un autre joyau est pour moi le poème Chanson dans le recueil Le Zèbre handicapé (1923) avec ces vers qui sont d'une légèreté et d'une sonorité admirables. On dirait le chant d'un ange descendu sur terre pour quelques moments. Ou les murmures d'un ange déchu. Et que dire de ce grand et long poème Humanisme dans lequel Neuhuys brosse en passant un beau portrait du nationaliste flamand ‘activiste’ August Borms. Ce qu'il fait d'ailleurs sans aucune amertume, sans aucun sarcasme, mais avec le respect un peu désuet de son ancien professeur à l'athénée royal de la ville d'Anvers. Et n'oublions jamais que Neuhuys fut francophone à Anvers, comme on peut être copte en Égypte: c'est-à-dire un minoritaire. | |
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Et que dois-je dire de ce poème intitulé Seigneur, dont je ne veux et je ne peux m'empêcher de citer ici la seconde moitié:
Seigneur, ayez pitié des hommes d'aujourd'hui.
Le bruit des voix a remplacé le sens des mots.
Le samovar bout dans l'isba du moujik.
Les jeunes ne vivront plus selon les vieilles lois
Ils peignent des formes neuves avec des couleurs fraîches
Ils étaient las d'attendre et si las d'espérer,
et de regarder la vie à travers un vitrail décoloré.
Ce poème est une véritable prière d'un poète de la fin du monde qui ne fut pas d'accord avec Dieu. Paul Neuhuys fut-il un écorché vif? Sans doute. En tout cas, il nous a légué sa petite musique et son spleen de petit Suisse perdu dans la haute montagne. Et personne, aucun amateur de la poésie ne pourra jamais résister au charme de ces deux vers à la fin du poème Rond-point où un tout jeune Neuhuys nous avertit: ‘et quand nous serons fatigués d'être gais / nous serons contents d'être tristes’. Neuhuys ne fut ni un petit provincial, ni un écrivain français très falaise de marbre, mais un magnifique marchand de fumée. Car les poètes perspicaces cherchent et trouvent la lumière, mais doivent malheureusement se contenter de la fumée. Et pour le reste: quelle désinvolture et quelle incandescence! Quelle poésie qui, telle une eau vivifiante, coule et nous rafraîchit.
Hendrik Carette Poète - essayiste. Adresse: info@hendrikcarette.be |
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