| |
| |
| |
Un quatrième étage à Paris
La décision est prise: je reste quelques années de plus à Paris. Rien qu'à Paris. Je vais me couper encore plus de ce qui m'est familier, de mon grand amour, de mes amis, du panier de crabes des belles-lettres bataves. J'ai résilié le bail de mon pied-à-terre amstellodamois. Pour prendre racine dans un nouveau pays, il faut secouer vigoureusement la vieille terre que l'on trimballe sur soi. Et pour ça, Paris offre le meilleur refuge: au bout d'un an et demi de recherche, j'ai fini par trouver un appartement au prix raisonnable, deux fois plus spacieux que la mansarde de 31 m2 où j'avais d'abord tenté de voir si je pouvais et voulais réellement vivre dans cette ville - seul, à cinquante-huit ans. Tout ce que j'ai et possède, ramené à 60 m2. Aprés m'être débarrassé des trois quarts de mes meubles, mais aussi des trois quarts de mes vêtements, de mes photos, de mes archives, de mes livres, de mes peintures. Retour à l'essentiel. Quel sentiment de liberté! Une vie qui tient dans deux pièces. (Quelle mouche m'a piqué? Je m'entraîne pour la maison de retraite? Pour la mort? Alors même que je suis plus optimiste que jamais? J'ai la tête pleine de livres, et cela seul compte.)
Vivre plus léger réclame de lourds préparatifs. On ne devient pas officiellement Parisien sans accomplir un parcours bureaucratique. Contrat de location, démarches bancaires, impôts locaux et autres, assurances, gaz, électricité, redevance, téléphone... des heures à faire la queue, des montagnes de formulaires à remplir (un vrai millefeuille! comme on dit si bellement). L'agent immobilier a exigé une déclaration de solvabilité - du certifié français en bonne et due forme, pas un bout de chiffon d'une quelconque banque néerlandaise. La propriétaire a souhaité que je lui produise un certificat de bonne conduite. Très intéressant, lorsqu'on ne veut plus être personne, de devoir produire une preuve de son existence. La bureaucratie française est impressionnante. Même pour déménager, on a besoin de papiers. Raison pour laquelle j'ai dû demander à mon déménageur amstellodamois de prendre contact avec le poste de police rattaché à ma future mairie d'arrondissement. Mais il a essuyé un refus. ‘Y parlent que l'français, ces gens-là!’ m'a-t-il rapporté, indigné.
Et moi de m'y rendre. La dame au guichet ne peut rien pour moi: c'est au déménageur de demander en personne l'autorisation. Aucun passe-droit. Le lendemain, je retente ma chance, mais cette fois en me présentant comme ‘déménageur d'Amsterdam’ - et non sans m'être assuré que la virago de la veille n'était pas de guichet. Coup de chance, l'agente de service me remet
| |
| |
sur-le-champ les formulaires et après le lèchecutage de circonstance et un coup de portable à Amsterdam (on me demande le numéro d'immatriculation du camion, le nom du chauffeur), j'obtiens les tampons dont j'ai besoin. Encore une ou deux questions, Madame:
- J'habite (ouf, ouf)... Notre client habite au quatrième, sans ascenseur, dans une rue étroite, la législation du travail néerlandaise nous interdit de soulever des charges supérieures à 20 kilos. (L'agente ouvre grand la bouche) La seule solution, c'est le monte-meubles (L'agente considère d'un oeil suspicieux mes mains parcheminées). Pouvez-vous faire libérer à cet effet deux places de stationnement devant l'immeuble?
- Non, cela n'est pas du ressort de la police, c'est à vous de vous en occuper. Mais vous ne pouvez sous aucun prétexte perturber la circulation, sinon on vous retire l'autorisation.
Des habitants du quartier m'apprennent que lorsqu'on déménage dans une rue animée du centre de Paris, il est habituel de s'y prendre à plusieurs pour occuper dès la veille quelques places de stationnement - en prévision du camion. Inutile de mettre des chaises pliantes ou de tendre des mètres de ruban rouge et blanc pour délimiter l'emplacement. Un regard dans les yeux d'automobilistes qui cherchent depuis une heure une place, un trou libre pour se garer... suffit à comprendre qu'ils sont prêts à en découdre pour un petit centimètre! Il va falloir jouer une habile partie d'échecs avec les voitures. J'engage la partie et place deux fous. Le lendemain matin, je suis assuré d'avoir deux places libres devant mon immeuble. Mes fous roupillent dans leur bagnole. Les parcmètres égrènent les secondes. Le déménageur se fait attendre. Je pourvois aux croissants et aux cafés. Quand, vers midi, le déménageur finit par se pointer, le camion se révèle être plus large que ce que nous pensions. Le monte-meubles qui doit hisser les cartons le long de la façade jusqu'au quatrième empiète en fait d'un bon pied sur la chaussée. Un voisin d'en face - médecin généraliste - se plaint de ce qu'on bloque sa porte:
- Pourriez pas déménager en août, quand tout le monde est en vacances?
Les voitures qui passent doivent rentrer le ventre. Quand il s'agit de véhicules trop larges, il faut replier le pied du monte-meubles. Une manoeuvre qui nous fait perdre à chaque fois quelques minutes. Ça klaxonne, ça pue les gaz d'échappement. Et que dire des bus! Fichtre! il y en a deux qui passent deux fois toutes les trente minutes, et je n'en savais rien! On rabat les pieds du monte-meubles, on rabat les rétroviseurs, on compresse le bus contre le camion. Le tout avec des instructions en argot amstellodamois. Ça bouchonne, ça tire la gueule. Bienvenue dans la rue. Gêné, je bats en retraite derrière mes volets, pour observer la scène en embusqué.
Le médecin rouspète de plus belle, montre le poing aux déménageurs. Eux lui répondent d'un salut amical de la main. Ça se fâche et ça menace d'appeler les flics. Et qui voilà? Une voiture de la RATP - service chargé du maintien de l'ordre dans les transports en commun. Vais-je devoir laisser mon déménagement en plan? Je me précipite en bas où je percute un fonctionnaire en uniforme, téléphone portable en joue.
- On arrête tout! dit-il d'une voix sévère aux déménageurs. Enlevez-moi ce camion de là!
Je m'interpose:
- Mais ce serait un désastre, monsieur, et je me présente comme nouvel habitant du quartier:
J'ai une colossale bibliothèque à déménager. (Désastre, bibliothèque, colossale... A Paris, le laïus,
| |
| |
ça aide. Madré est vite synonyme de: ‘Génial!’ On félicite l'auteur d'une aimable causerie pour son ‘brillant discours’. Donc, ce que j'ai gardé de mes bouquins, c'est: une Bibliothèque. Quatre cents cartons: Colossale!)
- Une bibliothèque? me demande le type, l'air grave.
- Au moins mille cartons, monsieur.
- Vous en avez pour combien de temps?
- Jusqu'à dix-huit ou dix-neuf heures... je pense, j'espère.
- D'accord, on dit dix-huit heures, pas une minute de plus.
L'uniforme de la RATP téléphone, ordonne. Les deux bus vont éviter la rue. Un agent vient régler la circulation.
Parfois, tout est possible à Paris, presque tout.
| |
Ville miroir
Les Pays-Bas que j'ai quittés avaient la tête à l'envers. Un pays qui se replie toujours plus sur lui-même devant la globalisation croissante, se pose des questions sur le rôle mineur qu'il pourra ou non continuer de jouer dans une Europe en extension, s'effraie de ces nouveaux arrivants qu'il voit s'établir à demeure et pratiquer une religion bizarre. Et Paris? La capitale que la France gère de derrière ses grilles dorées, dépayse quiconque est habitué à la mentalité provinciale et aux ressentiments des défavorisés. Ici aussi, le changement gronde. Les enfants des immigrés relégués dans les banlieues se tiennent encore tranquilles mais, parmi eux, le chômage et le mécontentement sont démesurés. Il suffit d'aller dans les boyaux des Halles ou à la gare Montparnasse un samedi après-midi pour sentir la tension ambiante. En France aussi, le fossé entre peuple et représentation populaire est grand. Ici aussi, c'est l'angoisse devant un trop grand afflux d'immigrés! L'étranger dans le pays et par-delà les frontières: des peuples qui boudent - anciennes colonies le plus souvent -, qui s'estiment lésés et qui n'entendent pas se laisser faire; dix nouveaux membres de l'Union européenne, disposés à travailler plus, tout en gagnant moins; une Chine qui monte en puissance; un sous-continent indien très ambitieux. Et à quand l'éveil de l'Afrique? A quels sombres règlements de compte faut-il s'attendre là-bas? Respecte-t-on encore le prestige diplomatique et la puissance de la France?
Au cours d'un débat télévisé, j'ai vu un ministre des Affaires étrangères (le nom est sans importance dans un pays où la valse des portefeuilles est redevenue proverbiale) montrer la France sur une mappemonde: un tout petit point coloré.
- Croyez-vous vraiment qu'on va pouvoir s'en sortir seuls? a-t-il demandé à un parterre d'antiglobalistes et d'anti-européens.
- Mais votre carte est truquée, ont crié ses contradicteurs indignés, vous avez rapetissé la France!
C'est vrai, la France et la place qu'elle occupe ont beaucoup rétréci.
Malgré tout, Paris s'imagine toujours être le nombril du monde. Pour les gens qui ne se rendent jamais à l'étranger - une grande partie des Français -, la capitale offre toujours ce qui se
| |
| |
fait de mieux. Y habiter est un privilège; toutefois, les dorures ont pris un sacré coup de vieux. Au milieu de tout ça, je regarde, j'écoute. Goûte, teste. Et qu'est-ce que je vois: un pays qui se replie toujours plus sur lui-même, qui aspire à être réformé. Chacun en position défensive. Rien ne bouge. Même chose qu'aux Pays-Bas.
| |
Coeur en manque
‘Allez-y, écrivait Le Monde. Ce pourrait bien être le dernier.’ Le dernier Salon international de l'agriculture. Sept grands halls de rase campagne en pleine capitale. La plus grande foire de l'année pour les vaches et les grosses croupières. Permission de tout tâter. Limousines, charolaises, blondes d'Aquitaine, mais aussi porcelets agrippés aux tétines d'une truie ‘blanc de l'Ouest’, lapins de Bourgogne, mérinos d'Arles ou encore poulets de Bresse. Tout en distribuant mes caresses, je me suis fait harponner par un mulet du Berry qui ne voulait pas me laisser faire un pas de plus après que je lui eus gratté le museau. Pas question, tu restes là, caresse-moi, gratouille-moi, toi et moi, on se comprend, je le lis dans tes yeux. Je suis convaincu qu'il aurait aimé m'en dire plus. Quelques halls plus loin, au milieu de la foule compacte, j'ai soudain senti ses naseaux dans ma nuque; j'ai sursauté et me suis retourné... bien entendu, il n'était pas là, mais sans doute m'avait-il appelé. Je me suis empressé de retourner le voir, chose que j'ai répétée à deux reprises dans la journée; à chaque fois, je l'ai regardé, béat d'amour. Mon ami était noir de robe, tête grisâtre mais pas à cause de la vieillesse, yeux d'une vulnérabilité d'humain. Le coup de foudre - malheureusement, je n'ai que cinq sens.
A propos de mes sens, ils étaient en verve ce jour-là. Picoté, mon nez se régalait du crottin et de la bouse évacués par les centaines de chevaux de parade et les centaines de vaches venus exhiber leurs muscles. Mes oreilles se décrassaient aux sons des cocoricos et des cot cot codec, au vacarme des tracteurs, au tintement des sonnailles de vaches descendues des Alpes et des Hautes-Vosges. Le doux pissou du lait giclant dans les bidons était un baume pour mes tympans: j'ai vu 23 litres sortir d'une seule et même vache! Mes yeux ne savaient plus vers quoi se tourner. Quand à mes papilles, elles bavaient devant les bleus. Fromages de régions que je suis bien incapable de situer sur la carte, mais qui n'éprouvaient, quant à eux, aucune difficulté à trouver le chemin de ma bouche! A côté des vaches: des équarisseurs, des désosseurs. On vous propose tout à la dégustation: sang, os, queue et cervelle. Les amas de tripes fleuraient bon la merde. Servez-vous! Une femme qui n'avait visiblement jusque-là jamais reculé devant la bonne chère refusa le quatrième toast de rillettes qu'on lui offrait:
- Non, je fais le régime.
- Madame, lui rétorqua un paysan, pas de danger, si vous avez les os là où il faut, la viande viendra se mettre joliment tout autour.
Je me suis rincé le palais avec les vins les plus select, rien qui ne fût au moins distingué par une Médaille d'Or. Un armagnac, 20 ans d'âge, a également fait partie des heureux élus, une heure de queue pour... une gorgée. En passant, on pouvait en outre prendre sur un plateau qui un jeune
| |
| |
Une douche au petit matin: le Salon international de l'agriculture.
calvados, qui une vieille prune. Boire et déguster, ça fait se délier les langues: des armoires à glace m'ont entretenu un quart d'heure durant d'un fromage pas plus gros qu'un bouchon de liège ou m'ont fait renifler le contenu d'un sac d'épeautre dont la graine originelle provient d'une pyramide d'Égypte, graine à laquelle on est parvenu à redonner vie. Quel que soit le dialecte qu'ils parlaient, on se comprenait dès il s'agissait de caresser une cuisse de canard.
Rarement, j'ai vu autant de grosses têtes rondes, autant d'hommes du terroir, qui avaient pris quelques jours de vacances. Ils veillaient comme des ambassadeurs sur leur bien, cherchaient à voir leur culture reconnue. Et les Parisiens, au moins la moitié des visiteurs, s'en mettaient plein les yeux... et la panse. Plateaux, paniers, tonneaux. La réserve qu'ils montrent à l'égard des bêtes n'a d'égale que leur empressement à avaler ces mêmes bêtes réduites en bouchées prêtes à la consommation. (Je parle des citadins...)
A l'heure de l'apéritif, j'ai fraternisé avec des éleveurs de chevaux et les vainqueurs d'un concours de tracteurs. Les politiciens, eux aussi, trouvent le chemin du hall où l'on sert à boire. Leurs visites sont chronométrées. Celui qui reste le plus longtemps peut compter récolter le plus grand nombre de voix. La droite s'entoure de vaches cornues. La gauche escalade une barricade de bottes de paille. Et chacun de taper sur les croupes, de faire des promesses, d'acquiescer du chef à toutes les plaintes et tous les mécontentements. Chirac détenait jusque-là le record: sept heures. Une heure de mieux que Jospin. Je suis resté neuf heures. Au bout de ces neuf heures, je savais par coeur un refrain que chantent les chasseurs auvergnats. Une vieille chanson, m'a confié un jeune paysan. Il en avait les larmes aux yeux. Pas uniquement à cause du vin. Ce qu'il chantait évoquait un paradis dont on a entendu parler mais qu'on n'a jamais vu, un paradis qui l'attirait au fond de son verre. Au milieu du xixe siècle, il y avait encore 15 millions de paysans en France; aujourd'hui, tout au plus 86 000. Le salon rassemble sous une cloche de verre les vestiges d'une culture paysanne, vie qui s'est arrêtée et dont on ne trouve en réalité pratiquement plus de traces, quand bien même ça fait du bruit, quand bien même ça pue.
| |
| |
| |
Esprit de l'escalier
Par jour, je fais 10 000 enjambées; un podomètre fixé à la ceinture de mon pantalon les compte une après une. 10 000, c'est assez pour rester en forme. En moyenne, ça fait sept kilomètres et demi. Pas de meilleure façon d'apprendre à connaître une ville. Une ruelle transversale où, dans une courbe, s'élève un immeuble bizarre? Prends-la. Une plaque sur une façade en l'honneur d'un ancien habitant des lieux? Lis-la. Une autre qui commémore un soldat tombé sur le trottoir? Dis merci à ce jeune homme pour la liberté dont tu jouis. Vitrines, galeries marchandes, passages poussiéreux, je suis plus que gâté. Et après avoir ainsi traînassé, je monte et descends les escaliers qui se présentent à moi: supermarché, immeuble où je rends une visite, métro - histoire d'obtenir mon total. La station des Abbesses (Montmartre) est la plus gratifiante: 181 marches. Moi, je me perds dans les calculs, mais je connais un homme qui grimpe ces marches quotidiennement en fredonnant le Can Can d'Offenbach.
- Huit mesures à quatre temps par refrain, m'a-t-il confié en haletant, je le monte en multipliant le nombre de refrains par 32 et il me reste un petit quelque chose.
On a essayé de le faire ensemble, mais j'ai été incapable de suivre le rythme, quand bien même je sais chantonner les doigts dans le nez: j'ai été figurant dans Orphée aux Enfers (un slip de souris sur les fesses et une collerette en voile autour du cou - à force de compter mes enjambées, j'espère retrouver le corps que j'avais alors). Tout en fredonnant, mon homme-escalier a élaboré une théorie selon laquelle il est possible de compter sans recourir aux chiffres. Trouvaille capitale, estime-t-il, car les anthropologues croient que certains peuples austronésiens ne connaissent pas de chiffres au-delà de trois. Or, cela ne les empêche en rien, toujours selon lui, de faire des calculs tout en chantant ou en dansant.
Depuis mon initiation aux Abbesses, le ton est donné. Il me suffit aujourd'hui de me trouver au pied d'un imposant escalier pour que ça se mette à chanter en moi. Quand on prête l'oreille à ses pieds, on entend que chaque escalier a sa propre musique. Dans les escaliers du Louvre, j'entends Lully - enjambée royale -, ce malgré la foule des visiteurs. Plus dignes encore, ceux du Collège de France, comme si l'esprit s'élevait à mesure qu'on les monte: lors de ma première visite, Monteverdi a retenti. L'escalier qui fait la jonction entre la rue de l'École de Médecine et la rue Monsieur-le-Prince, je le monte d'un pas aussi juvénile que possible car c'est là que, jeune étudiant, je me suis retrouvé un an après mai 1968, au milieu d'une bagarre où le sang a coulé: des gorges montaient des chants révolutionnaires. (Continuons le combat!) Mais quand j'ai monté, pas très loin de là, l'escalier qui mène au bureau d'Auguste Comte, transformé en musée, mes pieds ont été ramenés à un peu plus de mesure: Bizet! Quoique, une fois en haut, je n'en étais plus aussi sûr. Non seulement, chaque escalier recèle une mélodie et un rythme propres, mais un escalier qui a un tant soit peu de caractère réclame qu'on adopte un pas particulier réglé sur sa personnalité. Oui, chaque escalier mérite d'être joué en silence.
Julien Green compare les escaliers des hôtels particuliers de la capitale à un discours que l'on ferait en marquant de nombreuses pauses. Enfant, il a dû en grimper beaucoup; dans sa prose, on perçoit les sonorités d'immeubles cossus. Le logement que je loue se trouvait dans un hôtel de ce
| |
| |
genre (le marquis de Sade est né dans la demeure d'origine), mais le xixe siècle a fermé le caquet à notre escalier (et à notre façade); on ne respire plus le passé nobiliaire que dans les caves. Depuis 1830, les escaliers sont des spirales qui s'étranglent, les paliers offrent à peine une pause, la rampe paraît ne jamais devoir finir. Mon escalier n'est en rien un discours, c'est un babillard. Le seul à y marquer des pauses, c'est l'homme qui en cire hebdomadairement toutes les marches de chêne. Grâce à lui, moi et les autres occupants de l'immeuble, nous pouvons regagner nos appartements en glissant dans une odeur de miel. Il est rare que je croise mes voisins. Personne n'ouvre sa porte quand quelqu'un d'autre monte ou descend. Combien de fois ne m'arrive-t-il pas d'entendre un habitant des lieux patienter derrière sa porte, clefs à la main? On s'évite car notre escalier n'est pas fait pour les conversations. Grâce à la frilosité de mes voisins, mes pieds ont pu, à l'abri des regards, trouver le rythme approprié. Ce qui n'était pas simple: aucune musique ne voulait monter des marches! Elles craquent trop, font peur à la moindre mélodie. Mon escalier geint comme un vieil instrument de torture! Seule solution: se défouler en en jouant en silence: tout en grimpant et en me spiralant, je suis l'esclave du marquis de Sade, et jouis de la suave douleur d'être parfois horriblement seul.
P.S.: Déjà maigri de 14 kilos.
| |
La manche
Le tarif des mendiants du VIe arrondissement a augmenté. Les mains qui, cet hiver, se levaient aux endroits élus par ces pauvres hères, en vous demandant 2 euros, en réclament à présent 3. Ce n'est pas pour rien que nous sommes dans l'arrondissement le plus cher de Paris. Il est rare que le montant soit énoncé de suite; le mendiant vous harponne d'abord par les yeux avant de vous demander s'il peut vous poser une question. Un: la politesse; deux: le montant. Dès la première manoeuvre d'approche, je le rabroue. De combien de gens mal habillés ai-je déjà fui les yeux? Peutêtre voulaient-ils simplement me demander leur chemin? La fracture sociale me travaille. Il est temps de réapprendre les bonnes manières.
Adriaan van Dis
www.adriaanvandis.nl
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin. |
|