Leopold van Esbroeck, statue d'Emile Verhaeren (1855-1916), bronze, 1985, Saint-Amand (province d'Anvers).
Lorsque, en 1873, furent votées les premières lois linguistiques (relatives à la justice, et dix ans plus tard seulement celles relatives à l'enseignement), c'était trop tard pour eux: ils n'étaient pas en mesure de passer au néerlandais. Voyez Max Elskamp (
o1862): il se plaint ‘de voir en flamand et d'écrire en français’; voyez Georges Eekhoud (
o1854): il rêve d'écrire en néerlandais mais ne s'y décidera jamais. Seul Cyriel Buysse (
o1859) - et ce sur le conseil de Maurice Maeterlinck (
o1862) - renoncera au français pour écrire en néerlandais. En effet, ce ne sont que les auteurs flamands de la génération d'Auguste Vermeylen (
o1872) qui trouveront à leur disposition un éventail de revues littéraires et culturelles en néerlandais.
Cette situation plutôt sombre ne présente pas que des aspects négatifs. Verhaeren et ses confrères flamands écrivant en français ont fait connaître la Flandre dans toute l'Europe, malgré le français et grâce au français. Malgré le français, parce qu'ils n'ont jamais tenté de dissimuler leur origine flamande; grâce au français, car cette langue était la seule qui donnait accès à toutes les élites culturelles d'Europe. Saviez-vous que Verhaeren faisait des conférences à Londres, dans plusieurs villes allemandes, à Moscou et jusqu'à Saint-Pétersbourg? Saviez-vous que sa poésie et son théâtre furent traduits de son vivant en russe, en polonais, en allemand, en anglais, en catalan...?
Nous commettrions donc une grande erreur en rayant cette génération de Flamands francophones de notre mémoire collective. Bien sûr, Verhaeren et ses confrères n'appartiennent pas à la littérature néerlandaise: qui dit littérature, dit langue. Mais ils relèvent à coup sûr de l'histoire de la Flandre, qu'on lise leur histoire comme une page noire ou une page d'or. Ils ont été et restent les témoins du mouvement d'émancipation tourmenté qui caractérise l'histoire de la Flandre depuis 1830.
Qui plus est: pendant des décennies, l'État belge exhibera ces Flamands couverts de gloire comme des Belges modèles! En eux, on célébrait les représentants d'un peuple dont les lettres de noblesse - celles de l'ancien comté de Flandre - légitimaient l'existence autonome de la jeune Belgique à l'égard d'une France avide d'expansion. La Belgique, quoique francophone, ne pouvait constituer simplement une partie de la France - telle était l'argumentation des pères de la Belgique - car ce jeune État était l'héritier de la glorieuse Flandre d'autrefois!
Enfin, ces auteurs flamands francophones - et Verhaeren tout particulièrement - relèvent aussi bien du patrimoine culturel des francophones que des néerlandophones, précisément parce qu'ils ont fait connaître la Flandre et son patrimoine culturel à travers l'Europe entière, fût-ce en français. Ils appartiennent au patrimoine flamand au même titre que les Primitifs flamands, les polyphonistes flamands ou un Juste Lipse: ces artistes et ces savants, eux non plus, ne parlaient ni n'écrivaient pas tous en néerlandais, mais ils puisaient leur inspiration