Benno Barnard, une voie singulière
C'est dans l'excellente traduction de Marnix Vincent, parue récemment dans la collection bilingue ‘Escales du Nord’ aux Éditions Le Castor astral, que les francophones pourront découvrir la poésie récente de Benno Barnard. Né en 1954 à Amsterdam, Barnard a quitté très tôt son milieu d'origine (protestant, rigoureux et très cultivé) pour s'installer et travailler en Belgique, ce ‘paradis différé’ comme il l'appellera dans un de ses trois volumes de prose autobiographique.
Au gré de ce déplacement (symbolique autant que géographique...), la poésie du jeune Néerlandais connaîtra une évolution marquée. Certes, ses trois premiers recueils, parus au cours des années 1980, relèvent encore de l'esthétique du poème bref, poème nourri de sentiments tempérés, distancés par une grille formelle stricte; dès 1994 cependant, avec la publication de Tijdgenoten (Contemporains), le ton et l'allure se libèrent pour se transformer radicalement dans le livre paru en 1996 et dont Marnix Vincent propose aujourd'hui une version française: De Schipbreukeling (Le Naufragé). Ici, plus d'émotions restreintes jouées sur une portée parcimonieuse, mais une respiration plus large, une interrogation métaphysique plus audacieuse à travers un vers librement rythmé, gorgé d'assonances, cellule en expansion de poèmes plus longs (et parfois de cycles de poèmes...) où se mêlent des séquences narratives ainsi qu'une méditation en saccades qui ne reculera ni devant l'émotion forte, ni devant l'image chargée sinon ‘choquante’. Surgissent ainsi, au coeur des poèmes du Naufragé, des personnages et des lieux précis, très belges à vrai dire: des poètes se rencontrent à Watou (en Flandre-Occidentale), un amour déchirant est vécu à Bruxelles, on capte conversations et gestes à Anvers. Tout y est contemporain mais habité d'une nostalgie, d'une mémoire - heureuse ou torturante - qui travaille ou bouleverse les protagonistes. A l'évidence, les grandes références du poète Benno Barnard sont anglo-saxonnes, Rimbaud et Apollinaire dussentils émettre,
çà et là, quelques signes. On songe moins aux Cantos d'Ezra Pound qu'à une suite poétique qui campe la vie de toute une ville tel le Paterson de W.C. Williams (la ville dont l'atmosphère imprègne la plupart des poèmesséquences du Naufragé s'appelle Anvers...) ou aux longues compositions élégiaques, avec reprises fuguées, de T.S. Eliot (Mercredi des cendres) ou de W.B. Yeats (La Tour).
Le Naufragé, solide cycle de sept poèmes dramatiques et incantatoires qui donne son titre à l'ensemble du livre, met en scène les rencontres, les errances et les propos alternés d'un ‘je’ englué dans une passion malheureuse et d'un marin originaire des Iles Canaries, échoué à Anvers, et appelé Garcia. A l'origine, ce long poème fut écrit en marge de tableaux de peintre Jan Vanriet qui se référaient à l'Évangile de saint Jean. De fait, les allusions à cet évangile du Verbe abondent dans le poème: le Jourdain y devient l'Escaut et Garcia se profile à la fois comme un Christ et comme un nouvel Ulysse errant dans une ville tout à la fois juive, chrétienne et païenne... Dans ce tourbillon, le lecteur se met peu à peu à habiter et à vivre les émotions et les rêveries des ‘personnages’. C'est avec le ‘je’ du poème qu'il s'adressera à Garcia et qu'il l'écoutera; c'est avec le même ‘je’ que le lecteur, après la mort du Christ-Ulysse, parlera directement à la femme aimée et bafouée, présente en filigrane dès le début du cycle. De cette manière, le ‘naufragé’ du titre concerne au bout du compte tous les acteurs impliqués dans l'écriture (et dans la lecture) de ce long cycle de poèmes composé avec doigté et sur un ton vibrant qui ne faiblit pas...
Outre Le Naufragé, le recueil nous offre d'autres cycles, plus brefs (entre autres Le Mois