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[Nummer 3]
Herman de Coninck (1944-1997) (Photo Klaas Koppe).
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Herman de Coninck:
le réconfort d'une comparaison
Le 22 mai 1997 disparaissait Herman de Coninck, un des poètes et essayistes néerlandophones les plus en vue des dernières décennies; il séjournait à Lisbonne à l'occasion d'un colloque sur la littérature néerlandaise. Hugo Claus évoqua la mort subite de De Coninck dans les vers suivants:
Tu marchais à mes côtés et je demandai:
‘As-tu encore pu dormir?’
Tu dis: ‘Oui. A vrai dire, non.’
et alors quelqu'un prit mon bras
et je ne regardai plus en arrière
et voilà que tu gisais sur le trottoir de pierrettes portugaises.
Né en 1944, Herman de Coninck étudia la philologie germanique à Louvain. A l'époque, il faisait partie de ceux qui gravitaient autour d'Universitas, une revue catholique progressiste dans laquelle il fit ses premières armes: des chroniques - ou cursiefjes comme on disait alors - réunies plus tard sous le titre Lachen tot je zwart ziet (Rire jusqu'à paraître noir, 1968). C'était aussi l'époque où nous sélectionnions et écrivions des poèmes pour Germania, le journal des étudiants en études germaniques. Parmi ceux donnés par Herman de Coninck, on retrouve la version primitive de certains parus plus tard dans De lenige liefde (L'amour leste, 1969), son premier recueil.
Cette publication et son activité de rédacteur de la revue Ruimten (Espaces) l'amenèrent à côtoyer les nouveaux réalistes. S'inscrivant en faux contre l'hermétisme grouillant à tout-va des expérimentaux tardifs et se gardant de tomber dans l'artificialité dans laquelle la poésie flamande menaçait de se scléroser, les poètes en question firent le choix de la simplicité, de la franchise et de l'intelligibilité en retenant le quotidien pour sujet. Avant tout: l'intelligibilité. ‘Quant à savoir si la poésie est sacrée ou non, magique ou non, esthétique ou non, je m'en contrebalance. Tout ça, elle peut pour le moins essayer de l'être de manière intelligible. Voilà pourquoi j'applaudis l'influence qu'exerce actuellement le nouveau réalisme’. On a là une constante de l'oeuvre de Herman de Coninck, décelable dans toute sa poésie mais tout autant dans ses critiques et ses essais. En mettant l'accent sur la langue comme il le faisait, il se situait toutefois d'emblée en
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dehors des dogmes du nouveau réalisme, hors de ce compartimentage: ‘J'écris des poèmes, parce que la poésie est le genre qui permet, en isolant par la forme, de conférer à une parcelle de l'idiome un éclat et une intensité qui échappent pratiquement à la réalité, quelque proche qu'on soit de cette réalité. Ce type d'artifice peu courant, voilà ce que je recherche. Ou, pour reprendre la dernière strophe de son poème ‘Aan Buddingh’ (A Buddingh):
tout bien considéré je préfère encore
un groupe de mots qui se sentant
tout à coup particulièrement proches les uns des autres
me disent: laisse-nous donc ensemble pour toujours,
y a pas besoin d'en rajouter un autre.
Vérité, franchise, rendu de la réalité: tout ça est bel et bon mais ce n'est pas là ce qui importe en poésie, à moins que ça ne survienne par la langue, à travers la langue et dans la langue. La poésie de Herman de Coninck est sur toute la ligne un trompe-l'oeil. On n'y trouve nulle simplicité, point de sentiments livrés tels quels, point de fraîcheur spontanée et point de rendu de la réalité. On y trouve la langue, le reste ne vient qu'ensuite.
De lenige liefde connut un succès important et immédiat, tant auprès des lecteurs que de la critique. On pourrait même parler d'un recueil-culte, en particulier pour les jeunes. Dans un poème joint à la cinquième édition (1976), Herman de Coninck prenait note de ce succès non sans une pointe d'autodérision.
cinquième édition: on dirait bien que
c'est devenu un bouquin qu'on offre à sa chérie
avec sa première boîte de capotes
Ce succès s'explique en grande partie par le fait que la jeunesse s'est largement reconnue dans ces poèmes. De Coninck traite des choses de tous les jours dans un idiome témoignant d'une rare virtuosité en même temps que d'une grande intelligibilité. Un idiome qui fait dire au lecteur: ça j'aurais pu l'écrire, encore faudrait-il que j'en sois capable. Ce constat a beau être exact, s'en contenter serait ne pas voir ce qui fait que cette poésie est ce qu'elle est: la conscience désespérée, bien que présentée sur le mode ludique, de l'impossibilité de mettre un mot sur les choses et sur les émotions, ainsi que celle de leur fugacité, alors même qu'on s'escrime à les saisir. Une conscience qui préside à l'écriture de tous les poèmes, y compris les plus ludico-érotiques, autant d'enjambements nous faisant passer de l'illusion poétique à l'illusion du réel et vice-versa. Ce n'est pas un hasard si l'auteur, dans le poème qui clôt le recueil De lenige liefde, ‘entend dynamiter la langue pour en faire un événement que les gens se pressent d'aller voir’. Point question ici d'utiliser la langue non plus que de s'y exprimer, il y a les journalistes et les pasteurs pour ça. Dynamite, feu d'artifice, fragmentation.
Il faudra attendre six ans pour voir sortir une deuxième plaquette, Zolang er sneeuw ligt
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(Tant qu'il y a de la neige). D'un certain côté, ce recueil s'avère très proche du premier, le ludique sous-tendant les observations, les anecdotes, les jeux de mots ou encore les excercices visant à renouveler les rapports avec les choses de tous les jours que la routine menace d'empoussiérer. Et toujours présente: la conscience ... que la force du poème réside dans la différence et non dans le rendu des choses ou leur représentation. D'un autre côté - en partie sous l'influence d'événements ayant affecté le poète - on constate que l'accent s'est déplacé vers une lyrique plus personnelle. Herman de Coninck avait perdu quelques années plus tôt sa première épouse dans un accident de la circulation: nombreux sont les poèmes qui procèdent du processus d'acceptation de cette perte.
Mais tout compte fait, ces caractéristiques relèvent aussi du trompe-l'oeil, car ce deuxième recueil révèle vraiment ce que permettent maîtrise technique du matériel et vision exacte du fonctionnement de la poésie. Le drame que vit l'individu provoque la langue, une image que le lecteur peut à loisir compléter avec ses propres angoisses et ses propres pertes.
C'est aussi dans Zolang er sneeuw ligt que s'annonce une ligne qui va se prolonger dans les recueils ultérieurs. Se concentrer sur des émotions intenses appelle le dépouillement. Si le ludique ne disparaît pas, il se fait plus pondéré et plus introverti. Il contribue à façonner les émotions fortes, à les rendre utiles pour tendre à une existence ‘leste’, elles qui sous leur aspect brut nous pèsent et ne se laissent pas manipuler. Herman de Coninck, comme il a pu lui-même le formuler, opère en partant de l'idée, utile à l'écriture, que ces émotions étant ce qu'elles sont, on peut après tout en faire quelque chose. Par exemple faire entrer une tension poétique dans la langue et l'ouvrir aux autres. Bien qu'on voie la composante émotionnelle se dégager toujours plus avec les années, le lecteur avide d'une confession ou d'émoi bon marché devra déchanter s'il ouvre Met een klank van hobo (D'un son de hautbois, 1980) et De hectaren van het geheugen (Les hectares de la mémoire, 1985). La poésie n'est pas là pour nous aider, elle est tout simplement, et c'est en étant qu'elle nous aide - confirmation de ce qui est même s'il ne s'agit que de ce qui nous manque. ‘Réconfort’ est l'un des termes qui nous ramènera toujours à l'oeuvre de Herman de Coninck: ‘le réconfort du pessimisme’, ‘le réconfort d'une comparaison’.
Le réconfort d'une comparaison, la tournure n'est pas sans paraître énigmatique. On la trouve, comme reléguée au second plan, entre parenthèses, dans un poème du recueil De hectaren van het geheugen: pourtant, elle touche à la quintessence de cette poésie. Ainsi que de la vie du poète. Comparer, c'est rapprocher des choses qui autrement seraient restées isolées et esseulées. Du coup, elles acquièrent une dimension solidaire et font, du moins pour la durée du poème, comme si elles s'accordaient l'une à l'autre un sens. Tant que cette cohérence, ce jeu de miroir et cette ressemblance existent, il est aussi question de solidarité: dès lors, il devient possible d'écarter ce que l'existence revêt de vain, de nier l'éclatement qui menace les choses. Elles que la comparaison nous donne l'illusion de dominer et de manipuler, illusion que procure la langue, l'image, l'imagination, bref le poème. Mais l'impression est trompeuse. Car le ‘comme’ met à jour aussi bien ce qui sépare les choses que ce qui les rapproche. ‘Comme’ est à la fois puissant et pauvre. Il ouvre l'abîme qui bâille entre les choses, entre les êtres et entre les mots et la réalité entre la poésie et la vie. A partir
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du recueil De hectaren van het geheugen, il est abondamment question d'abandon des illusions du sentimentalisme. Se perdre, le vide, le temps qui grince, le superflu, l'imbroglio d'une vie chaotique, ce sont là les thèmes qui reviennent à chaque page. Et si les comparaisons prennent dans ce recueil un tour obsessionnel, c'est pour avoir prise sur tout cela, créer de la clarté. Pour la même raison, elles sont absentes des poèmes les plus durs, les plus désespérés en même temps que pleins de compassion du recueil Te voet over de Lethe (En marchant sur le Léthe) qui porte sur la pitoyable et déplorable solitude des hommes.
Herman de Coninck avait entre-temps entamé une deuxième carrière, non moins riche et réussie que celle de poète. L'année 1983 vit la parution de son premier recueil d'essais, De troost van pessimisme (Le réconfort du pessimisme). C'est à cette époque qu'il quitta l'hebdomadaire Humo pour fonder la revue Nieuw Wereldtijdschrift dont le premier numéro devait paraître en 1984. Quelques années plus tard, en 1987, on le trouve à l'origine de ‘Het Boekbedrijf’, supplément littéraire du quotidien flamand De Morgen, appelé à devenir le ‘Café des Arts’. Après cette date, on assista à la sortie de cinq recueils réunissant essais, chroniques ou critiques, ouvrages prenants qui comptent parmi les plus limpides de tous ceux écrits ces dernières décennies sur la poésie en Flandre et aux Pays-Bas.
Dans la préface à De vliegende keeper (Le gardien volant, 1995), son dernier recueil d'essais, De Coninck circonscrivait sa méthode de travail: ‘Il m'est possible d'énumérer pas mal de choses qu'on ne retrouve pas dans ce livre. Systématique, exhaustivité, une doctrine. Mais ce qu'on y trouve, c'est un amour qui, n'ayant rien d'un système, se porte simultanément sur le plus grand nombre possible de genres poétiques, ainsi qu'un plaidoyer garantissant grand Dieu! l'existence de cette diversité’. Partant de cette position adogmatique, laquelle caractérisant en fait tout autant l'homme, il avançait une horreur profonde des théories, des poétiques, des académismes et des définitions, à moins qu'il ne les acceptât pour mieux les démolir. Pour lui, écrire signifiait admettre. Admettre qu'il existe des avis divergents, admettre qu'on ne comprend pas le monde, admettre qu'il existe des choses indicibles pour ensuite admettre qu'on ne peut écrire à leur sujet que d'une plume balbutiante ou bégayante. Il s'agit là d'une attitude éthique en même temps qu'esthétique. Dans ses essais, en particulier dans ceux datant des premières années, c'est peut-être la part éthique de l'écriture et de la poésie qui ressort le plus: ‘Au bout du compte, je recherche dans la poésie les mêmes qualités que dans les êtres: la modestie, une intelligence non tapageuse, la discrétion, une incapacité totale au maniérisme, l'inaptitude à être quelqu'un d'autre que soi-même’.
De Coninck n'avait de cesse de conférer une fonction à la poésie: réconfort, compréhension, une avancée dans la connaissance d'autrui, un havre d'intimité. ‘La poésie nous apprend des choses qu'on n'apprend nulle part ailleurs dans cette société’: lenteur, attention, être, perdre et ne pas comprendre. A ce sujet aussi, on pourrait se méprendre sur les intentions de l'auteur. Mais l'intelligence de la poésie qui était celle de De Coninck et l'instinct infaillible qu'il possédait pour reconnaître le bon poème, firent qu'il ne tomba jamais dans le piège de l'‘esbroufe extralyrique’. On trouve en effet tout autant de tournures dans lesquelles il écarte toute lecture d'une poésie d'après son contenu. Tout doit ‘trinquer’, y compris le sens. Relisons l'une de ses phrases les plus belles et les plus justes sur
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la question: ‘Le sens n'est apparemment pas si important qu'il en a l'air, le sens, c'est une paysanne en sabots. Il ne se produit quelque chose qu'au moment où elle les retire et se met à danser’.
Certes, d'autres ont pu évoquer la poésie dans des termes plus profonds, mais peu sont parvenus à le faire de manière aussi nuancée et efficace, en montrant autant d'amour. Tout son art de l'écriture visait à convertir le lecteur à la poésie, à lui faire sentir ce qui se passe dans un vers et entre les mots. Y compris son questionnement incessant, ses doutes, hésitations, reprises et nuances, ses manières de circonscrire et autres paradoxes, illustrent les uns après les autres comment il faut aborder la poésie. De Coninck donne sa chance à chaque texte qu'il lit et commente. Il le laisse respirer, le touche, le caresse, il ne lui impose pas sa présence. Il s'écarte à temps pour le laisser aller son chemin.
C'est en premier lieu ses essais et recensions et la position dominante qu'il occupa à partir de la seconde moitié des années 80, qui lui valurent adversité et critiques de la part de la jeune relève des poètes et des critiques. Ces derniers voyaient en lui l'incarnation de l'establishment littéraire flamand, lequel se cramponnait - à leurs yeux - avec une naïveté qui n'avait d'égale que son acharnement, aux conceptions éculées, stupides et ridicules selon lesquelles la poésie doit être intelligible, regorger d'émotions et nous apprendre des choses sur la vie et la réalité. De la vision de Herman de Coninck, ils ne voulaient en fait voir que la composante éthique, de ses poèmes, uniquement l'apparence, séduisante certes mais ô combien trompeuse? Le dialogue auquel on assistait était un dialogue de sourds qui outrepassait à l'occasion les bornes de la courtoisie. Mais après tout, n'était-ce pas bénéfique? Pour assister à un renouveau, il est nécessaire de renverser ce qui est en place, même s'il faut commencer par en faire une caricature.
Bien entendu, et bien heureusement, Herman de Coninck affichait certaines préférences qu'il savait défendre si besoin était. Il ne trouvait guère son compte dans une poésie par trop langagière; il éprouvait une aversion presque physique envers le dogmatisme intellectuel en littérature (comme dans d'autres domaines). Mais pour ce qui est du talent, il savait le voir et le reconnaître, où qu'il se trouvât, même sur des terrains où lui-même préférait ne pas s'avancer. Chez lui, point de trace de suffisance non plus que d'une volonté d'avoir raison à tout prix.
Tout ceci ressort également de ses dernières plaquettes, Enkelvoud (Singulier, 1991) et Schoolslag (Brasse, 1994), occasions pour lui de rechercher d'autres voies. Sans aucun doute cette quête résultait-elle d'une réflexion toujours plus poussée sur l'écriture et de discussions menées avec les poètes postmodernes, eux qui se montrent très méfiants vis-à-vis des concepts dont ils ont hérité le sujet, le réel, l'expression, l'authenticité, etc. Cette démarche déboucha d'une part sur des poèmes extrêment personnels et frisant le sans-gêne autobiographique, autant d'évocations des parents, des enfants, du mariage et de l'amour. D'un autre côté, elle conduisit le poète à prendre plus de recul et à avancer dans la dépersonnalisation par le moyen de poèmes accompagnant des photographies et des oeuvres d'art ou d'autres qui s'essaient à bannir le moi en privilégiant la langue.
C'est en vain qu'on essaie de comprendre. La poésie comme la vie. La mort plus encore. En Flandre - et de plus en plus aux Pays-Bas - on ne peut concevoir la littérature des trente
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dernières années en faisant abstraction de Herman de Coninck. Il était une ‘personnalité immuable’, incontournable pour ses partisants comme pour ses opposants.
Pour de nombreux lecteurs de poésie, il était la poésie. Pour plusieurs générations de poètes, de romanciers et de critiques en herbe, un guide et un exemple. Il était Herman de Coninck: non point une ‘marque’ mais le sens obscur de ce mot. De tous ces mots qu'il a pu écrire et qui ne cessent de nous dire ‘Herman de Coninck existe’. Ces mots que nous retrouvons dans Vingerafdrukken (Traces de doigts), recueil qui est paru début septembre 1997.
HUGO BREMS
Professeur de lettres néerlandaises à la ‘Katholieke Universiteit Leuven’ et ‘Katholieke Universiteit Brussel’.
Adresse: Huttelaan 263, B-3001 Heverlee.
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin
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