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La Frise:
une province néerlandaise qui n'a pas sa pareille
Commençons par demander au lecteur que vous êtes, quelque chose d'inhabituel: voudriez-vous jeter un oeil sur la carte de la ‘néerlandophonie’ (voir côté intérieur de la couverture), en particulier sur ces régions hachurées sur les pourtours où l'on parle aussi français, allemand ou encore frison. Arrêtezvous sur l'une d'elles, une région d'assez faible superficie qui n'en est pas moins pleine du charme que lui confère sa situation particulière au sein du Royaume des Pays-Bas: la province de la Frise.
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La province verte
A contempler les paysages de la Frise, on est frappé par les prairies vert vif, immenses étendues planes qu'aucun horizon ne vient arrêter si ce n'est les clochers édifiés sur des levées de terre où l'on se met à l'abri de la montée des eaux; ces clochers présentent des toits en bâtière qui n'ont pas leurs pareils aux Pays-Bas. Hormis cela, on rencontre dans ces contrées de vastes plans d'eau nés de l'extraction de la tourbe. Nulle part aux Pays-Bas on ne retrouve cet étonnant phénomène d'une juxtaposition de marais asséchés (polders) et d'étangs artificiels! Par ailleurs, les gens qui habitent cette province portent des prénoms inusités dans le reste du Royaume: Obbe, Jelle, Sybe, etc. et leurs patronymes en sont directement dérivés: Obbema, Jelsma, Sybesma, etc.: quant aux noms des lieux, la plupart ont une terminaison en ‘-ens’, ‘-um’, ‘-wier’, etc.
Si l'on examine une carte de l'époque médiévale, on voit que la mer du Nord pénètre bien avant dans le pays. Rien de surprenant dès lors à ce que les Frisons fissent savoir au monde qu'ils vivaient en ‘autarcie’ et aspiraient à l'indépendance en mettant dans leur bouche l'adage: ‘Deus mare, Friso litora fecit’. Dans une contrée où trois quarts des terres se trouvent quelques mètres au-dessous du niveau de la mer, il était plus que nécessaire de marquer les frontières marines par des digues (litora). Les clochers et les fermes présentent une identité frisonne tout comme les élégants costumes folkloriques des citadins, les chevaux noirs comme jais, les charrettes légères des paysans et les danses folkloriques à caractère aristocratique.
Les Romains appelaient Frisons tous les habitants des régions côtières des Pays-Bas s'étendant du Zwin flamand à la Weser allemande. Les cavaliers frisons jouissaient d'une
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Les armoiries de la Frise.
grande renommée au sein des cohortes romaines; les bateliers frisons jetèrent quant à eux les bases de ce qui était appelé à devenir, au Moyen Age, la Hanse. De nos jours encore, on trouve des pièces frisonnes dans des régions éloignées du reste de l'Europe.
Il a fallu attendre 1524 pour que la Frise (l'actuelle Frise néerlandaise) soit intégrée à une plus grande entité politique: d'abord partie des territoires du duc de Bourgogne, elle devint en 1815 l'une des 17 provinces du Royaume des Pays-Bas.
Comptant aujourd'hui 610 000 habitants, la province abrite 4% de la population néerlandaise alors qu'elle représente 10% de la superficie du pays. En d'autres termes: si la densité de population est de 452 personnes au km2 aux Pays-Bas, elle n'est que de 181 en Frise. Espace et calme sont donc quelques-uns des traits qui confèrent à cette contrée un visage peu hollandais.
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Le Frison ‘debout’
Une soif de liberté émanant à la fois du personnalisme et de la collectivité caractérise la nature frisonne. En Frise, on ne connaît pas une tradition de noblesse; la Lex Frisionum, remontant à 800 environ, édictait déjà cette aspiration à l'indépendance: ‘Thit is riucht that thi frie Fresa...’ (‘Il est juste que le Frison libre n'ait pas à répondre à la convocation du ban, tant il lui est nécessaire de défendre jour après jour ses rivages contre la mer saline et les féroces Vikings, en s'armant de bêches et de fourches, de boucliers et d'épées, ou encore avec la pointe de sa lance’). Au Moyen Age, le bruit courait hors de Frise ‘que le Frison, imbu de lui-même, ne daignait faire allégeance à quiconque’. Lors de l'intronisation du roi d'Espagne Philippe II qui fit de lui le souverain des Pays-Bas (1555), les représentants frisons refusèrent de prêter serment à genoux: ‘Nous Frisons, ne nous agenouillons que devant Dieu’. De ce jour, on les appela du nom honorifique de ‘Stânfriezen’ (les Frisons debout). Sur un monument rappelant le revers essuyé par les comtes de Hollande dans leur tentative de réunir la Frise à la puissante Hollande (bataille de Warns, 1345), l'artiste a gravé: ‘Plutôt morts qu'esclaves’. Les États de Frise furent d'autre part les premiers en Europe (1782) à reconnaître l'indépendance des États-Unis - in statu nascendi (une plaque apposée par les Américains sur la façade du siège des États provinciaux marque le souvenir de cette initiative pour le moins étonnante).
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De nos jours, la Frise se démarque par une autre chose étonnante: dans un pays où l'obligation de vote n'existe pas, elle est la province où l'on relève les plus forts taux de participation aux différents scrutins en même temps que les résultats les plus faibles (un pourcentage négligeable) pour les partis d'extrême droite. A l'époque où l'occupant allemand (1940-45) s'essayait à favoriser la culture locale (avec l'idée d'une Grande Frise), il ne reçut que peu de soutien: non tali auxilio! Au cours de ce même conflit mondial, l'archevêque frison des Pays-Bas, Mgr Jan de Jong, fut le chef de la résistance cléricale au nazisme, un chef intraitable. Et il n'y eut pas une seule région dans tout le pays où, toutes proportions gardées, autant de Néerlandais recherchés par l'ennemi trouvèrent refuge.
Parmi les différentes branches de la Réforme, la Frise connaît un propre courant (pacifiste): les mennonites, du nom du prêtre de Witmarsum converti à la Réforme, Menno Simonsz, qui prônait une Église peu structurée. Notons à ce sujet que la Frise n'a été gagnée au christianisme qu'à une date relativement tardive. Par ailleurs, le mouvement piétiste et séparatiste de Jean de Labadie (Bordeaux, 1610) trouva en Frise un terreau fertile (Anna Maria van Schuurman).
Les idéaux révolutionnaires de 1789 furent accueillis plus que favorablement en Frise: il suffit de penser au mouvement des patriotes. Lorsque l'Ancien Régime triompha quelques années plus tard, ces Frisons épris de liberté se réfugièrent dans la ville de Saint-Omer au nord de la France.
Il nous faut encore relever que les fondateurs du communisme et du socialisme aux Pays-Bas furent deux Frisons: le pasteur F. Domela Nieuwenhuis (1846-1919) et l'avocat Pieter Jelles Troelstra (1860-1930); le socialisme en question, non dénué d'anarchisme, se
Le drapeau frison ornant la façade du siège des États provinciaux à Leeuwarden, ‘Foto-archief Provincie Friesland’ (Photo ‘Leeuwarder Courant’).
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caractérise par sa dimension éthique et un grand souci des questions sociales. Du christianisme à l'anarchie (1910), apologie rédigée par F. Domela Nieuwenhuis, fut comme une seconde Bible pour les Frisons!
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Une province bilingue
Hormis les armoiries, l'hymne national et le drapeau (7 nénuphars sur un fond bleu et blanc symbolisant l'eau), la Frise possède une langue propre. Cette langue germanique (dite aussi langue germanique de la mer du Nord) montre une grande similitude avec l'anglosaxon. Winfried (680-754), missionnaire venu d'Angleterre et connu sous le patronyme latinisé de Bonifacius, ne rencontra guère de difficultés pour se faire comprendre. Des mots tels que ‘tsiis’ (= fromage) et ‘rein’ (pluie) par exemple sont voisins de leurs équivalents anglais ‘cheese’ et ‘rain’.
Par le passé, le frison a su se maintenir comme langage vernaculaire à côté du latin. Ce n'est qu'en 1815, avec la fondation du Royaume des Pays-Bas (couvrant les actuels Pays-Bas et l'actuelle Belgique) dont la Frise était l'une des 17 provinces, que le bilinguisme est apparu pour devenir bien vite un problème. Cette création étatique faisait du ‘hollandais’ la langue administrative de toute cette région. En partie sous l'influence du romantisme (allemand), on vit naître le Mouvement frison, cadre dans lequel poètes et autres écrivains réfléchirent sur l'identité frisonne (Frysk Selskip, 1844). Ce mouvement, élitiste à ses débuts, se transforma bien vite en mouvement d'émancipation sociale que l'on peut d'une certaine façon, et en restant prudent, rapprocher de son homologue flamand. La reconnaissance du frison comme langue administrative s'est faite par étapes. C'est ainsi que sous la pression des Frisons, le législateur modifia radicalement en 1937 la loi sur l'enseignement primaire pour permettre l'utilisation de cette langue dans l'enseignement; en 1985, l'enseignement du frison devint obligatoire. La Frise connut le 16 novembre 1951 son ‘Kneppelfreed’, une manifestation qui déboucha sur des affrontements entre forces de l'ordre et Frisons qui réclamaient la reconnaissance du frison dans l'enceinte des palais de justice et en tant que langue administrative à part entière, exigences auxquelles le législateur néerlandais se plia en 1956. Depuis cette date, les documents officiels de la province sont rédigés en frison. De plus, à côté de leur nom néerlandais, les communes ont dorénavant la possibilité d'indiquer l'équivalent frison.
La Fryske Akademy élabore à l'heure actuelle le dictionnaire de la langue frisonne (dans lequel la lettre ‘z’ n'apparaîtra pas puisqu'on ne l'utilise pas). Il nous faut encore souligner que depuis l'apparition de la radio et de la télévision, des dizaines de mots frisons ont été remplacés par des termes et des expressions hollandais ‘frisonnisés’.
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Le chauvinisme en horreur
Soixante-quinze pour cent des gens vivant en Frise sont nés dans la province même; soixante-quatorze pour cent de la population parle frison, langue qui n'est la langue
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Le monument ‘Us Mêm’ (Notre mère) à Leeuwarden.
maternelle que de cinquante-cinq pour cent; dix-sept pour cent sait écrire la langue. Si l'on fait abstraction des personnes originaires d'une autre région, on est étonné de voir que les indigènes qui ne parlent pas le frison occupent généralement les meilleurs emplois; il en résulte que l'usage du frison s'accompagne d'une dimension socio-économique. Il est par exemple utile de relever que les Gouverneurs de la province originaires d'une autre région se sont montrés par le passé plus enclins à stimuler la langue frisonne que ceux du terroir qui - du fait du milieu dont ils provenaient - ne possédaient pas non plus cette langue (les gouverneurs n'étant pas élus mais nommés par le gouvernement, il arrive souvent que le Gouverneur de la Frise ne soit pas un Frison).
L'anecdote suivante illustre bien la situation: un professeur d'université décroche un jour son téléphone; un habitant de sa commune est au bout du fil qui commence à lui parler en néerlandais; lorsque le professeur lui répond en frison, son interlocuteur l'interrompt: mais vous êtes bien professeur à l'Université, non?!
Quoique les Frisons soient très attachés à leur langue et à leur culture, on ne saurait en aucun cas les taxer de chauvinisme: ils ne peuvent accepter une quelconque forme ‘d'apartheid’ ou de ségrégation. Oui à la différence, mais au sein des Pays-Bas.
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L'économie de la province
L'économie de la Frise a toujours été conditionnée par le terroir: c'est une province agricole où l'on se livre aux activités de l'industrie laitière; 25% de la population vit directement ou indirectement de l'agriculture. La mécanisation qui a frappé ce secteur a provoqué un chômage structurel plus important que dans le reste du pays. Il n'est donc pas étonnant que le revenu moyen par habitant soit inférieur de quelques points à celui des habitants des autres provinces. Les prairies recouvrent plus de la moitié de la superficie totale de la province; en 1994, la Frise comptait 273 000 vaches soit 30% de moins qu'en 1984, une
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Un peloton étiré lors de l'‘Elfstedentocht’ de 1985, aux environs de Galamadammen, ‘Foto-archief Provincie Friesland’ (Photo ‘Leeuwarder Courant’).
baisse qui s'explique par l'observation de la réglementation européenne. La vache frisonne donne chaque année 7 520 l de lait (7 350 l par vache en moyenne aux Pays-Bas); 16% des produits laitiers fabriqués aux Pays-Bas proviennent de Frise. Ce n'est donc pas un hasard si le monument symbolisant la nation frisonne est une vache de bronze qu'on appelle affectueusement ‘Us Mêm’ (Notre mère). Ce qui est vrai pour la vache l'est aussi pour le cheval: en tenant à jour les généalogies depuis 1879, les éleveurs garantissent la perfection de la race frisonne. Réputé de par le monde, le cheval frison noir comme jais est un animal droit, docile, au port élégant et au tempérament fougueux. On le reconnaît à sa lourde crinière, à sa queue longue et aux longs poils qui tombent sur ses pattes. La quadrille l'a rendu populaire auprès des Néerlandais: on l'attelle au léger cabriolet frison monté sur de hautes roues et dont la banquette est peinte avec raffinement. Mais pour les Frisons, le cheval est depuis des siècles, et au même titre que la vache, un bon produit d'exportation. Pour le reste, la Frise est un grand pôle d'élevage de moutons, 23% de l'ensemble du cheptel des Pays-Bas.
Suite à la mécanisation du secteur agricole, la Frise a été amenée à créer de nouveaux types d'emplois. L'octroi de subventions a favorisé l'implantation de grands groupes tels que Philips, AKZO, etc. On a par ailleurs creusé un large canal qui coupe la région dans sa diagonale afin de faciliter les importations et les exportations; cette initiative a elle-même entraîné la construction de caboteurs.
Notons qui plus est la présence de l'industrie traditionnelle du tabac et d'autres denrées coloniales (Douwe Egberts), l'industrie de la faïence de haute qualité et celle de cartels; c'est aussi dans cette région qu'on fabrique de nombreux drapeaux destinés aux jeunes États du tiers monde.
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Le tourisme est une deuxième mamelle pour la Frise. En été, les gens viennent essentiellement pratiquer les sports nautiques sur les nombreux plans d'eau (la région d'Europe occidentale la plus riche de ce point de vue): relevons en particulier la ‘skûtjessilen’, une course à la voile disputée par des bateaux assurant la liaison entre différentes localités. En hiver, la Frise devient le royaume du patin à glace où se déroule le célèbre ‘Elfstedentocht’ une compétition de 196 km qui fait passer les patineurs par onze villes. Plus le temps est à la gelée, pourrait-on dire, plus le Frison, frileux de nature, sort de son cocon!
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Une région à l'échelle européenne
A une époque où l'Europe tend à l'unité, la Frise, partie intégrante des Pays-Bas, cherche à établir des contacts avec d'autres régions européennes qui lui sont comparables. C'est ce à quoi on assiste avec la Bretagne, la Flandre française, la Corse et le Languedoc. Les autorités de la province stimulent et soutiennent financièrement la participation de la Frise à l'Union fédéraliste des régions européennes. Il est significatif à ce sujet de constater que c'est un Flamand qui prit les devants au Parlement européen pour défendre le particularisme frison et non pas Piet Dankert, Néerlandais présidant à l'époque ce parlement! Par ailleurs, la province prend une part active aux activités de la ‘région hanséatique’ avec Brême, la Basse-Saxe, etc.
Aux Pays-Bas, ‘De Vries’ est le patronyme le plus courant; ceci montre que, siècle après siècle, de nombreux Frisons ont été amenés à quitter leur région. La Frise a connu un important excédent migratoire qui s'explique en premier lieu par une carence au niveau de l'emploi. A l'époque de la Compagnie des Indes occidentales, des Frisons prirent le chemin de l'Amérique, parmi eux le célèbre Pieter Stuyvesant (1592-1672), originaire de Weststellingwerf et gouverneur de la Nouvelle Amsterdam (l'actuelle New York). De nos jours encore, on trouve une vallée Devries sur la rive occidentale de l'Hudson et le Cape Henlopen (le Hindelopen frison) dans la vallée Delaware, etc. Des descendants de ces Frisons jouèrent un rôle important au cours de la guerre de libération en Amérique. Au milieu du siècle passé, on a assisté à un flot migratoire par vagues vers le Michigan. Quelques localités de cet État du nord des États-Unis rappellent encore villages et cités frisons. Des descendants de ces Frisons occupent aujourd'hui de hauts postes dans les domaines scientifiques et industriels.
La Frise, une province bilingue, une province à part entière au sein des Pays-Bas, une région qui a vu partir nombre de ses fils, ‘om ûtens’. Où qu'ils habitent, les Frisons restent attachés à leur pays d'origine - si éloigné soit-il -, la terre de leurs pères, ‘It Heite Lân’ en frison.
KEES MIDDELHOFF
Journaliste.
Adresse: Sterrelaan 13, NL-1217 PP Hilversum.
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin. |
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