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La littérature de voyage de langue néerlandaise:
un genre florissant
On peut affirmer sans grand risque de se tromper que la littérature de voyage de langue néerlandaise est un genre florissant. Si florissant même que certaines oeuvres sont traduites dans différentes langues, un miracle en soi, quand on sait que les autres pays abritent leurs propres auteurs de récits de voyage. Qu'est-ce qui fait alors la spécificité de ces Néerlandais et Flamands, scribes du voyage? Avant tout, une curiosité intarissable - un vice quelquefois, mais sans conteste une vertu pour un écrivain parti sur les routes -, une saine volonté de se familiariser avec le pays traversé et de s'entretenir avec les habitants du lieu. Mais il faut également tenir compte de l'inclination à découvrir l'étranger en soi, cela dût-il conduire à juger d'un oeil critique normes et valeurs propres. Et c'est ainsi que Geert Mark (o1946) et Geert van Istendael (o1947) purent écrire des lignes tout à la fois acérées et passionnées sur leur propre pays comme s'ils avaient été voyageurs en terre étrangère, respectivement dans De engel van Amsterdam (L'ange d'Amsterdam) et Arm Brussel (Pauvre Bruxelles). D'autres pendant ce temps vivent en ‘camp volant’ d'un bout à l'autre du globe.
‘Les pays étrangers attirent des hurluberlus. Moi y compris, mais j'avais l'intention de parler des autres, ces étranges hurluberlus de nationalité néerlandaise. On ne peut faire un pas sans tomber sur un Hollandais. Essayez de trouver refuge dans les montagnes du Népal ou cherchez les solitudes de l'arrière-pays brésilien - vous en rencontrerez un. Il faut être sorcier ou contorsionniste pour éviter de croiser un représentant de cette espèce’, écrit l'auteur néerlandais Gerrit Komrij (o1944) qui réside lui-même depuis des années au Portugal.
Et on ne peut qu'en convenir: même sur l'île la plus isolée de l'océan Pacifique, on bute sur un Hollandais, la plume au poing. Dix contre un du reste qu'il s'agit dans ce cas de Boudewijn Büch (o1949), un auteur de récits de voyage qui a fait des îles son domaine de prédilection.
Dans cette génération d'écrivains voyageurs ou de voyageurs écrivains qui s'est distinguée ces dernières années en donnant un second souffle à ce genre littéraire aux Pays-Bas et en Flandre, Büch compte parmi les plus enthousiastes. Le calvinisme étriqué avait fait son temps, qui accolait au voyage le sceau du luxe et ne voyait que superficialité et travail d'écrivailleur dans les récits rapportés. Comme par enchantement, on se remémora qu'il existait bien
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Cees Nooteboom (o1933).
des précédents et qu'on pouvait avancer le mot de tradition en ce domaine en se référant à des écrivains tels que Slauerhoff (1898-1936) ou Emants (1848-1923), Couperus (1863-1923) ou Cyriel Buysse (1859-1932). Eux aussi avaient jeté un pont sur le fossé séparant littérature et reportage, introspection et observation rapide, fossé que certains aiment encore à dénoncer.
C'est à Cees Nooteboom (o1933) que revient l'honneur d'avoir, au début des années 80, bouché ce fossé une fois pour toutes. Il fut un des premiers écrivains à mériter le qualificatif de cosmopolite. De l'Australie au Brésil, de l'Asie à l'Espagne, aucun pays n'a apparemment échappé à son pas et à sa plume. Une nature spéculative, associée à un regard perçant saisissant le détail frappant, ainsi qu'une connaissance solide du pays traversé, fit de lui le ‘Nouvel écrivain du voyage’ idéal. Il entreprend même, parfois, un second périple, retournant sur les lieux déjà visités. Dans le récent De omweg naar Santiago (Désir d'Espagne), son ‘livre espagnol ne varietur’, le voyageur Nooteboom médite en ces mots sur son sort: ‘Peut-être la plus profonde mélancolie du voyageur réside-t-elle dans le fait que la joie de revenir en quelque endroit ne va jamais sans quelque chose de plus difficilement définissable, que ce qui nous a tant fait défaut a continué d'être au mépris de nous, et que pour le conserver vraiment il faudrait s'installer à demeure là où il se trouve. Mais il faudrait alors devenir quelqu'un que nous ne pouvons être, un sédentaire. Le vrai voyageur vit de son déchirement, essence de son existence, et n'est nulle part chez lui’.
Du reste, comment pourrait-on définir le ‘Nouvel écrivain du voyage?’ Il - ou elle - se singularise avant tout par un engagement politique et social avéré à l'égard du pays visité. On peut les compter sur les doigts d'une main ceux qui s'enfoncent avec désinvolture dans une forêt vierge pour conter à ce sujet de rudes et rocambolesques histoires à la manière de Redmond O'LLanlon. Ce qui l'intéresse plutôt, ce sont les bouleversements enregistrés en Allemagne, en Afrique du Sud, en Chine, dans les États du Golfe et les pays du bloc de l'Est. Ensuite, le ‘Nouvel écrivain du voyage’ se révèle relativement pondéré, n'est pas né de la
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Carolijn Visser (o1956).
dernière pluie (ou pour le moins n'en fait-il pas mention), ne s'en laisse pas conter et trouve tout pareillement beau du moment qu'il ne s'agit ni des Pays-Bas ni de la Flandre. Ou, pour reprendre les mots du poète néerlandais Levi Weemoedt ( o1948): ‘O voyageur, où que tu allasses / ça ne pouvait être pire que Rotterdam’.
Bien entendu, cette définition du ‘Nouvel écrivain du voyage’ connaît des gradations, tel auteur réunissant un plus large éventail des qualités susmentionnées que tel autre. C'est ainsi que Carolijn Visser (o1956) se distingue par un haut degré de pondération et de curiosité. Son livre Grijs China (Chine grise, 1982) choqua le public, assoupi et enjôlé qu'il était par les histoires bien intentionnées sur les bienfaits de la Révolution culturelle vus à travers le regard crédule et manipulé de touristes en voyage organisé. Elle décrivait la réalité grise, dure et fascinante de cette Chine immense puis suivit l'histoire de près dans son Buigend bamboe (Le bambou pliant, 1990). Et son récent Hoge bomen in Hanoi (Les hauts arbres de Hanoi) laisse place à une telle originalité et une perspective narrative si sensible qu'un éditeur américain, Paladin Press, s'est empressé d'en acheter les droits.
Dans les livres de Carolijn Visser, le lecteur découvrait du même coup avec surprise le style riche et enlevé du ‘Nouvel écrivain du voyage’ autant tributaire du New Journalism des années 60 que du roman moderne dans lequel on ne craint pas de recourir au ‘Je’. Le ‘contrôleur de la réalité’, comme Cees Nooteboom a pu définir l'auteur de récits de voyage, ne semblait pas entrer en conflit avec ce que la littérature avec un L recèle d'incontrôlable. Bien au contraire. Beaucoup des coryphées de la littérature de voyage sont en même temps des romanciers respectés (Nooteboom, Adriaan van Dis, Inez van Dullemen, Aya Zikken, Jan Brokken, Herman Portocarero), d'autres ne vivant que pour et par le voyage (Carolijn Visser, Lieve Joris). ‘Le voyage rend bête’ avança un jour Harry Mulisch (o1927), mais le vrai voyageur écrivain doit faire preuve de qualités d'improvisation, recourir à une intelligence aiguisée pour saisir l'autre et à une plume plus aiguisée encore pour restituer ce vécu dans tous ses registres.
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Inez van Dullemen (o1925).
On est d'ailleurs frappé de voir un contingent aussi important de femmes néerlandaises et flamandes auteurs de récits de voyage. Bien longtemps avant Carolijn Visser, la Néerlandaise Inez van Dullemen (o1925) parcourait déjà l'Afrique dans Op zoek naar de olifant (A la recherche de l'éléphant, 1967) et, dans son livre Eeuwig dag, eeuwig nacht (Éternellement jour, éternellement nuit), elle donna une relation intrigante d'un périple le long de l'interminable Alaska Highway en direction des toundras arctiques et de la mer Polaire. La ‘grand old lady’ de la littérature de voyage de langue néerlandaise, Aya Zikken (o1919), a donc commencé elle aussi à errer de bonne heure à travers le monde. Dans Terug naar de Atlasvlinder. Een reis naar Sumatra (Revoir l'attacus atlas. Un voyage à Sumatra, 1989), elle dressa un portrait réussi et ému du pays où elle fut élevée, avant que de continuer hardiment son périple sans souci du poids des années. Sa formule ‘Il s'agit de s'appliquer à trouver une bonne place en tête du bus à côté du chauffeur. La destination atteinte ne laisse pas alors de surprendre’ est un écho contemporain de la maxime prononcée au XVIIIe siècle par la célèbre exploratrice de La Haye, Alexandrine Tinne, partie à la découverte de la source du Nil: ‘La distance que nous couvrirons? Mais je n'en ai aucune idée’.
Lieve Joris (o1953) enfin, d'origine flamande, vécut dans le Golfe une expérience que peu de femmes osèrent entreprendre dans les années 70: parcourir en solitaire pendant quatre mois une région gagnée en grande partie à un islamisme radical et en faire, qui plus est, une relation critique. Ce récit fut reconnu à sa juste valeur à l'occasion de la guerre du Golfe: le livre fut alors réédité sur-le-champ à titre de document significatif. La publication de De melancholieke revolutie (La révolution mélancolique, 1991) lui permit d'asseoir encore sa réputation d'auteur engagé et subtil. Alors que l'empire communiste craquait de tous côtés, Lieve Joris, séjournant sur place, fit l'analyse des conséquences de ce phénomène sur la vie quotidienne des Hongrois. Pour elle aussi, la déception est de taille lorsque la révolution touche à son terme, un terme mélancolique: la plupart des choses demeurent telles qu'elles étaient, à croire ‘qu'une lumière gris uni s'est abattue sur tout un chacun’. Sa
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Lieve Joris (o1953).
Jan Brokken (o1949).
récente publication De poorten van Damascus (Les portes de Damas), lui permet de boucler la boucle en revenant au Moyen-Orient, représenté sous les traits de son amie d'autrefois, Hala. Elle nous dépeint, sous toutes ses facettes et toutes ses phases, le changement dont a été sujet l'intellectuel du monde islamique.
Dans Saluut aan Holland (Salut à toi, Hollande), Koos van Zomeren (o1946) adopte de son côté un ton très hollandais, se permettant une pointe d'ironie dans des pages non dénuées pour autant de tendresse. Aucun doute que ces Pays-Bas débordants d'habitants lui tirent plaintes et gémissements (‘Partout des gens, partout du bruit, partout de nouvelles constructions, pas un horizon immaculé à perte de vue, jamais plus d'obscurité totale. On ne peut faire un pas sans buter sur un panneau, une barrière, des ordures’), mais il ne peut s'empêcher en même temps d'éprouver de la commisération pour les créatures cantonnées dans ces bleds: ‘Si vous aimez les jeunes mamans, passez donc par Zeewolde. Cet endroit en fourmille’. Peut-on faire plus hollandais?
Étayer un ‘Nouveau récit de voyage’ passe pour certains par une prédilection avérée pour une marche ‘sur les traces de...’. Dans De regenvogel (L'oiseau de la pluie, 1990), Jan Brokken (o1949) a ainsi démonté nombre de mystifications et levé le voile sur nombre de zones d'ombre entourant des personnages de romans de Georges Simenon ou le romancier lui-même. Puis dans Goedenavond Mrs. Rhys (Bonsoir Mme Rhys), il se précipite sur l'île de Saint-Domingue, lieu de naissance de la romancière et cadre dans lequel se joue sa principale oeuvre autobiographique, Wide Sargasso Sea. Brokken se sentait surtout emporté par
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quelques phrases de cet ouvrage: ‘Trop de bleuté, trop de pourpré, trop de vert. Les fleurs trop rouges, les montagnes trop hautes, les collines trop proches. Et la femme, une étrangère’. Phrases qui l'ont livré à la réflexion, ce qui nous donne de lire aujourd'hui une belle histoire. Pour terminer, citons encore Herman Portocarero (o1942) qui, chaussé des ‘semelles de vent’ de Rimbaud, se mesure à l'Afrique dans ses livres Door de naamloze vlakte (Par la plaine sans nom) et Neo-graffiti (1992), sans oublier de voler aussi vers d'autres continents.
L'intérêt littéraire du récit de voyage croît encore quand l'auteur cherche la confrontation avec son propre passé ou avec le passé d'un pays, quand il parvient à élever le personnel à l'universel et à ramener le général à un simple détail. Quand, pour tout dire, il franchit la frontière entre littérature et réalité avec aisance et sans rien laisser paraître. Het volgende verhaal (L'histoire suivante) de Cees Nooteboom répond à ces exigences. Tout comme Het beloofde land (La Terre promise, 1990) et In Afrika (En Afrique, 1991) d'Adriaan van Dis (o1946). Les retrouvailles avec de vieux amis en Afrique du Sud, esclaves des faits ou non, les guerres civiles atroces qui déchirent les pays limitrophes dans lesquels il se faufile tant bien que mal, les conversations bizarres à propos de politique, de confusion et de chaos permanents: Van Dis n'a pas son égal quand il s'agit de jeter un pont entre voyage et littérature. Écoutons-le: ‘La langue est devenue acuponcture, elle dissipe mon angoisse. Et tandis que les balles sifflent autour de moi, je m'inquiète de la place à donner à une virgule’.
Par opposition, Cees Nooteboom paraît bien placide, lui qui, dans son Omweg naar Santiago déjà mentionné, emmène son lecteur à pas mesurés au Prado et dans des couvents silencieux, en pèlerinage dans les cryptes de son âme et celles de l'Espagne anarchiste. En réalité, ce contraste n'est qu'apparent. Car Nooteboom traduit à la perfection l'éternel feu qui brûle dans l'écrivain voyageur et qui le fait toujours aller de l'avant: ‘Une fois encore, je veux faire ce voyage mais sais déjà que je ne me tiendrai pas à la ligne droite, que me mettre en route ne signifiera jamais rien d'autre pour moi que faire des détours, le labyrinthe éternel que le voyageur crée à son gré, lui qui se laisse tenter à chaque fois par un chemin de traverse, par le mystère du nom inconnu inscrit sur un panneau à la croisée des routes, par la silhouette du château dans le lointain auquel pas même un vrai chemin ne mène, par ce qu'il y a peut-être à découvrir derrière la colline ou le sommet suivants’.
RUDI WESTER
Directeur adjoint du ‘Nederlands Literair Produktie- en Vertalingenfonds’ à Amsterdam.
Adresse: Frederiksplein 14, NL-1017 XM Amsterdam.
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin.
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Bibliographie:
lieve joris, Mon oncle du Congo (titre original: Terug naar Kongo), Actes Sud, Arles, 1990. |
lieve joris, Chanteuse à Zanzibar (titre original: Zangeres op Zanzibar), Actes Sud, Arles (à paraître). |
cees nooteboom, Une année allemande (titre original: Berlijnse notities), Actes Sud, Arles, 1991. |
cees nooteboom, L'histoire suivante (titre original: Het volgende verhaal), Actes Sud, Arles, 1991. |
cees nooteboom, Désir d'Espagne (titre original: De omweg naar Santiago), Actes Sud, Arles, 1993. |
cees nooteboom, Histoires d'Extrême-Orient, Actes Sud, Arles (à paraître). |
adriaan van dis, Sur la route de la soie, (titre original: Een barbaar in China), Actes Sud, Arles, 1990. |
adriaan van dis, En Afrique (titre original: In Afrika), Actes Sud, Arles, 1993. |
adriaan van dis, La Terre promise (titre original: Het beloofde land), Actes Sud, Arles, 1993. |
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