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Corneille par lui-même
Corneille Guillaume Beverloo est né à Liège en 1922 de parents néerlandais. Pendant la guerre, il étudie à l'Académie des Beaux-Arts d'Amsterdam. En 1946, en compagnie de Karel Appel (o1921) et d'autres jeunes peintres qui appartiendront au Groupe expérimental en Hollande, il participe à une exposition au Musée de la ville d'Amsterdam. En janvier 1947, Corneille et Appel exposent ensemble dans cette même ville.
Puis, du jour au lendemain, son travail est reconnu: Corneille revient d'une galerie, poussant une charrette chargée des toiles qu'il avait espéré y vendre. A proximité de la vieille maison au dernier étage de laquelle il a installé un atelier provisoire, avec vue sur l'Amstel survolé par les mouettes s'élevant et piquant en rase-mottes, une dame l'interpelle. Des taches de couleur ont attiré son attention et elle souhaite en voir plus. Corneille lui montre son ouvrage. Elle s'enthousiasme et propose au jeune homme quelque chose d'à peine croyable: voudriez-vous découvrir la Hongrie? Exposer à Budapest? Corneille ne se le fait pas dire deux fois: quelques semaines plus tard, il se trouve sur les berges du Danube.
Pour Corneille, la Hongrie s'avère une authentique révélation. Il découvre dans une bibliothèque la poésie de Rimbaud et celle de Lautréamont. Le surréalisme également. Il s'avère que tout le monde y connaît Paul Klee. Corneille rencontre le peintre français Jacques Doucet et voit des représentations de la main de Juan Miró. Il se prend d'admiration pour Klee et Miró. ‘Et il y a Chagall, poète lui aussi, chargé de spleen à l'idée de son pays, la Russie, des maisonnettes, des paysans, des vaches, des coqs qui, sur les toiles, en un tour de main, tombent à la renverse: les femmes sont changées en coqs, des paysans perdent leur tête et de jeunes paysannes adoptent des allures de princesses’, écrit-il de retour de voyage, le 15 novembre 1947 de Paris, à son ami Louis Tiessen.
Le 24 mai 1947, Corneille annonce à son ami combien il vit son art: ‘Je voulais transposer les motifs que je trouvais ici en une langue universelle sur un plan universel - en des signes purement plastiques portant la marque du penchant lyrique qui était déjà mien... Ce n'est qu'à présent que je perçois le chemin énorme que j'ai couvert depuis l'an passé; la propension à l'analyse et surtout à la synthèse est dorénavant lisible dans l'ensemble de mon travail. Ma force ne repose pas dans la couleur - au contraire de Karel qui saisit les couleurs avant même les formes et les lignes. C'est la forme qui me touche en tout premier lieu - je veux des formes agressives, pointues, heurtées qui reflètent l'inquiétude dont est fait le fond de mon être’. Il est également réceptif à la beauté de la nature: ‘Mais ce que je découvris là, ce furent les jardins du palais royal et les autres disséminés à flanc de colline: des jardins qui changeraient un poète en statue tant leur apparence le frapperait. (...) Dans un de ces jardins, je vis un garçon âgé d'environ quatorze ans qui, armé d'un marteau, travaillait un calcaire; curieux de savoir ce qu'il fabriquait, je regardai et vis qu'il était en train de tailler un coeur gigantesque. J'en fus attristé: le pauvre, il ne connaît pas encore les affres de l'amour.’ Christian Dotremont, le premier biographe de Corneille, racontait en 1949: ‘Il est arrivé à son ami Constant de dire de lui qu'il est un enfant. Cela est exact.’
Aussi aime-t-il les dessins d'enfants. Il aime le mouvement, le jeu, la spontanéité qui fait courir et grandir la ligne. La gaîté d'une tache de couleur qui appelle une forme.
Il entre ‘Par la grande porte’ comme l'énonce Dotremont dans le titre de son introduction à l'occasion de l'exposition ‘La fin et les moyens’
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Corneille, ‘La ville’, dessin, 40 × 46, 1949, ‘Gemeentemusea’, Amsterdam.
tenue à Bruxelles du 19 au 27 mars 1949 et de l'exposition Appel-Constant-Corneille tenue dans la galerie Colette Allendy à Paris. ‘Ils estiment que la joie de vivre n'est pas indigne de la peinture et que la joie de peindre n'est pas indigne de la vie qui est la nôtre. Et ils ont donc laissé la grand-porte ouverte’. La rencontre avec Constant ( o1920) remonte à 1947; elle déboucha en 1948 sur deux expositions du trio, ‘la tête de Cobra’ selon la formule de Dotremont: ‘Appel, le peintre peignant, Constant, le peintre manifestant et Corneille, le peintre poète.’ Corneille y exhibe ses ‘visages’: visages d'enfants riants, interrogatifs ou songeurs dont le jeu auquel ils s'adonnent est aussi un jeu de lignes, circulaire et souvent plein de joie. ‘L'oeuvre de Corneille de la période Cobra est plus fantaisiste et plus mordante que son travail ultérieur; elle contient de nombreuses créatures bizarres, elle est terriblement moqueuse (mais on ne sait à l'égard de qui) et elle utilise le dessin enfantin et le masque du Pacifique pour en faire un jeu pictural lyrique et spirituel.’
Le 16 juillet 1948, Corneille était présent lors
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de la fondation en Hollande du Groupe expérimental qui ne tarderait pas à se joindre à Cobra. En compagnie d'Appel et de Constant, il représenta le groupe lors de la visite du Höstudstillingen au mois de novembre au Danemark. ‘Le jour même, nous fûmes confrontés à l'oeuvre des Danois. La vie connaît des émotions qui marquent à jamais et le premier regard que nous portâmes sur ces peintures nous procura une telle sensation. Pratiquement tout ce qui était accroché là nous livrait la preuve de la vitalité de leur art.’
En mars 1949 parut à Copenhague le premier numéro de Cobra. Le deuxième sortit quelques semaines plus tard à Bruxelles. Au mois d'avril, Appel et Corneille se rendirent à Paris. Ils amenaient dans leurs bagages des toiles de Constant en vue de l'exposition dans la galerie Colette Allendy dont le vernissage eut lieu le 3 mai 1949. Deux semaines plus tôt, le 19 avril, Corneille écrivait à Constant: ‘J'ai fait du très bon travail à Bruxelles avec Dotremont. Des taches que j'appliquais sur le papier le portaient à écrire un texte (le tout sur des feuilles différentes). Quatre séries de sept gouaches chacune, le chiffre sept fut retenu, un chiffre mystique. Il en a déjà fait encadrer une. Nous devons également procéder à de telles expériences en Hollande avec nos poètes.’
Corneille prépare aussi le quatrième numéro de Cobra à Asterdam, numéro composé à l'occasion de la grande exposition internationale d'art expérimental tenue au Musée de la ville du 3 au 28 novembre 1949.
En septembre 1950, Appel, Constant et Corneille s'établissent à Paris; Corneille pour de bon. Entre-temps des poètes néerlandais prennent eux aussi le chemin de Paris. Corneille se joint à la colonie des poètes. Le 13 décembre 1952, il écrit de la capitale à Louis Tiessen que
Corneille, ‘Lumière du Sud’, gouache, 40,3 × 39,5, 1959, ‘Haags Gemeentemuseum’, La Haye.
‘les poètes seuls ont compris les peintres qui luttaient pour atteindre une nouvelle forme.’
La peinture de Corneille s'est affermie, les oiseaux et les poissons se détachent de manière plus évidente. ‘La partie supérieure de mes tableaux présente souvent une frise de lignes mouvantes. Mais au-dessous, et dans tous les cas, j'appose un cercle en contrepoint. Rouge, bleu ou vert. On a pu écrire: c'est un soleil, une balle. Je n'ai rien contre. Mais pour moi, ce cercle est un endroit de paix. Tout comme la place est un endroit de paix dans une ville. Elle n'est pas exempte de mouvement; l'animation y est présente mais elle trouve un point où elle est organisée et un moment où elle prend une forme fixe. Je peins le cercle. Il doit y être. Cela doit. C'est
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une nécessité. La paix opposée au mouvement. Il s'agit d'une forme d'harmonie.’
‘Un matin, je vis une balle rose chair rebondir de manière formidable alors que, collé au sol, j'avais le sentiment que la ligne pâle de l'horizon était en train de basculer.’ C'est une matinée que Corneille passa dans le désert, le Hoggar. Un voyage en Afrique du Nord l'amène à représenter le monde organique et minéral dans des toiles telles que ‘Terre brûlée’, ‘Paysages aux fossiles’, et ‘La forêt de pierres’; une composition abstraite très mouvementée donne consistance à la vibrante chaleur. Des aplats naissent, clos, pleins d'émotion retenue, s'équilibrant les uns les autres; les lignes s'épaississent, jusqu'à devenir des traits qui tracent un chemin, cherchent une issue.
‘Après son retour du Hoggar, une clarté statique, proche de celle de Mondrian, apparaît dans ses toiles. La plaine de sable aux montagnes rocheuses, les marais gris ciment, son idéal, se clarifiaient. Le Hoggar avait fait son oeuvre,’ écrit en novembre 1951 le poète Hugo Claus (o1929). Le même Claus restitue sa visite à l'atelier parisien de Corneille: ‘L'atelier est lumineux et clair; en plus des toiles de Corneille, on a accroché aux murs d'étranges trophées: cruches en bois, perles, bourses du Sahara colorées et ouvragées... Il est maigre et nerveux et quand il parle, il modèle des formes fantasques avec ses bras. Lorsqu'il évoque par exemple un dromadaire, Corneille se déplace dans l'atelier, courbant le dos et allongeant les jambes. Un beau jour qu'il racontera quelque chose au sujet d'un merle, il disparaîtra par la fenêtre je crois. (...) Je scrute encore une fois ses peintures. Chez lui, l'imagination est un élément prépondérant. Il renforce le chaos du paysage, de la nature morte et des figures au point de les rendre événements personnels et fantastiques. La poétique lui est quelque chose de familier.’
Corneille, ‘Terre pastorale’, huile sur toile, 1966, ‘Gemeentemusea’, Amsterdam.
1952: Corneille a trente ans, le groupe Cobra a éclaté. Peintres et poètes empruntent chacun leur propre voie. En 1953, Corneille perfectionne sa technique de la gravure dans l'atelier réputé de S.W. Hayter. Un an plus tard, il se consacre à la céramique en Italie, où Appel et Jorn travaillent également pendant quelque temps en 1956, et participe à la Biennale de Venise. Il devient célèbre jusqu'en Amérique même, obtenant en 1955 une mention honorable de la Carnegie International et recevant en 1956 le prix Solomon Guggenheim pour la peinture intitulée ‘La ville hostile’. Il se prend alors d'intérêt pour les parties du monde qu'il ne connaît pas encore.
Corneille le voyageur nous ouvre l'approche de son oeuvre par les comptes rendus de ses expériences
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Corneille, ‘Un rève’, lithographie, 1972.
oculaires. En 1958, il voyage en Amérique du Sud, à Haïti, à Cuba, en Jamaïque, à Porto-Rico et ‘élit domicile là où il surplombe la plaque tournante la plus agitée de la planète: Times Square’. ‘Je commençai peu à peu à mieux comprendre et à aimer cette ville où la géométrie triomphe comme nulle part ailleurs au monde. Je ne découvris pas tout de suite la New York verticale, dimension qui caractérise vraiment cette ville: me tenant debout, je fus d'abord désespéré de la voir horizontale, tabulaire et nue (je ne connais pas de ville plus nue)... Ile verte coupée de voies rapides, pourtant calme, ordonnée: c'est Central Park. C'est là que j'ai retrouvé un paysage du Sahara. Non... du Hoggar plus précisément, en raison des énormes roches lisses et brillantes éparpillées entre de frêles arbrisseaux. Ces roches ressemblent aux dos des phoques. Elles forment un ensemble (comme vernis) qui fait penser à des troupeaux d'hippopotames - pétrifiés dans l'indolente position qu'ils affectionnent - qu'on verrait de dos.
Présence inhabituelle tout à coup! Levez les yeux: voici les gratte-ciel, un arrière-plan qui vous dépasse et vous trouble.’ Corneille dessine et peint ce monde: de fantasques blocs, tantôt empilés les uns sur les autres, tantôt entrecoupés de flots noirs ou blancs, ‘la roche qui veut triompher du ciel’.
Le mouvement fascine Corneille. C'est pourquoi il se sent proche ‘des futuristes qui aspiraient au mouvement mais ne recherchaient que la vitesse et l'impétuosité; moi, je veux de plus la paix. En cela, je ressemble peut être plus à Mondrian qu'on ne pourrait le penser’.
‘Ce qui se meut sur mes toiles,’ dit-il, ‘n'est rien d'autre que le vol des oiseaux. L'oiseau est l'image parfaite du mouvement. Il ne s'agit pas seulement du mouvement tendu vers un but, c'est aussi la joie que suppose le mouvement. Regardez-vous parfois les oiseaux? Ils volent dans telle ou telle direction mais obliquent tout d'un coup, se laissent choir et s'abandonnent au mouvement, au pur plaisir du mouvement. C'est ce mouvement que je veux atteindre. C'est pourquoi je trouve qu'un oiseau qui ne vole pas est porteur d'un sinistre mystère.’
Les ‘oiseaux infatigables tirant d'innombrables traits’ sont le motif incontournable de ses dessins et de ses toiles.
En 1960, le Musée de la ville d'Amsterdam présenta des dessins de Corneille dont les plus anciens dataient de 1943. Dans la série Musée de Poche, parut une monographie écrite par Jean-Clarence Lambert. Le Musée municipal de La Haye proposa en 1961 une rétrospective de son
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oeuvre. Eurent lieu des expositions à Londres et New York, Paris et Stockholm et en 1964 fut présenté à Mexico son oeuvre gravé. En 1966, le Musée de la ville d'Amsterdam organisa à nouveau une importante exposition et en 1970 on pouvait voir ses peintures et gouaches récentes à la galerie Ariel à Paris.
Les voyages de Corneille au Mexique et en Amérique du Sud en 1964, durant lesquels il fait l'expérience des imposants vestiges d'anciennes cultures au coeur d'une végétation luxuriante, ainsi que son séjour à Cuba en 1968, paraissent avoir donné une nouvelle orientation à son cheminement artistique. Corneille revient au figuratif. L'oiseau, la femme et le serpent retrouvent leur place dominante. Le peintre reprend en partie les caractéristiques de la période Cobra mais des couleurs vigoureuses s'annoncent, se substituant au jeu qui faisait se changer les soleils en visages d'enfants ayant un air de fête. Le rouge foncé, le jaune sable, le vert palmier laissent apparaître sous le pinceau le feuillage, le bouclier solaire enflammé, ‘le serpent de lumière’, ‘le volcan rouge’, ‘l'oiseau roi des cieux’, les fleurs aux ‘ensorcelantes couleurs brésiliennes’. Le tout prend un aspect plus primitif et la ligne se dégage avec plus de force. L'impétueuse tension des lignes et la cohésion géométrique des figures représentent la paix face au trouble, le spacial face à l'intimité. Ses peintures deviennent les signes oppressants d'une impressionnante magie.
En considérant l'oeuvre de Corneille dans son évolution, il semble que ses impressions de voyage fonctionnent comme des champs de forces à partir desquels il perce de nouveaux chemins et ouvre d'inattendus horizons. Son pinceau rend ce que sa personne éprouve comme étant essentiel au monde: la sujétion à la nature à laquelle l'homme échappe d'un brusque coup d'aile, nature qu'il aime comme une femme, et avec laquelle il lutte comme avec un serpent.
Ces motifs, spécialement la femme, l'oiseau et le soleil comme métaphores de l'amour, du mouvement et de la force vivifiante, demeurent caractéristiques de l'oeuvre plus récente de Corneille qui propage son travail par le moyen de lithographies et en expose les variantes dans de nombreuses galeries, de l'Italie à la Suède.
Le 3 juillet 1992, le soixante-dixième anniversaire de Corneille a été marqué par la parution d'un catalogue complet de son oeuvre gravé (1948-1975) et l'organistation d'expositions de ses lithographies dans les Musées municipaux d'Amsterdam et de Schiedam.
Son amour des magnifiques jardins naturels l'a aussi amené, lui le voyageur, à admirer l'art primitif. Sa collection d'art africain a été exposée dans le Musée des arts populaires de La Haye et le film Le visage africain de Corneille fut également présenté à cette occasion. Une façon de réunir sources d'inspiration et stimulants artistiques.
ERIK SLAGTER
Critique d'art.
Adresse: Eemwijkstraat 1, NL-2271 RC Voorburg.
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin.
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Bibliographie:
chr. dotremont, Corneille, Copenhague, 1950, Bibliothèque de Cobra, no 7.
s. vinkenoog, Het verhaal van Karel Appel (L'histoire de Karel Appel), Bruna, Utrecht, 1963.
w.a.l. beeren, ‘Signalement van Corneille’ (Portrait de Corneille), dans Museumjournaal, série 7, juillet 1961. |
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