Septentrion. Jaargang 18
(1989)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 7]
| |
Aspects du vitalisme dans la littérature de langue néerlandaiseAl'origine, le terme vitalisme désigne un ensemble de ‘théories biologiques qui tendent à distinguer nettement les processus vitaux des autres phénomènes physiques ou chimiques’Ga naar eind(1). Il existerait un principe vital distinct et autonome qui régit toutes les fonctions et les processus propres à la vie; ceux-ci ne seraient nullement explicables par les autres mécanismes physico-chimiques. Ces théories remontent au xviiie siècle et l'on cite généralement à ce propos l'Ecole de Montpellier avec Paul-Joseph Barthez et Théophile de Bordeu. Barthez donne en 1778 la définition suivante: ‘J'appelle principe vital de l'homme la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps humain.’ Ce principe vital est distinct aussi bien de l'âme pensante que de la matière; il est spécifique aux êtres vivants. La définition reste vague, mais implique en tout cas une idée d'énergie, de développement un peu incontrôlé. Ces biologistes voulaient en effet réagir contre les théories mécanistes tendant à expliquer la vie humaine par des lois physiques ou chimiques. Ces théories réapparaissent à la fin du xixe siècle en réaction cette fois contre le positivisme. Ainsi Hans Driesch (1867-1941) invoque dans Der Vitalismus als Geschichte und als Lehre (1905) un principe vital pour expliquer le développement des êtres vivants. Pour lui aussi, le vivant présente un aspect original et irréductible. Ce vitalisme biologique a son répondant au plan métaphysique avec Friedrich Nietzsche (1844-1900) et Henri Bergson (1859-1941). Leur pensée remet à l'honneur les forces instinctives et intuitives qui avaient été négligées par le scientisme et le positivisme de la seconde moitié du xixe siècle. H. Bergson conçoit la Vie comme un flux continu, un ‘élan vital’ qui cherche à s'actualiser dans la création perpétuelle; l'essence de cette force est inaccessible à la raison analytique et ne peut être saisie que par le biais de l'intuition, de l'expérience existentielle. Le vitalisme de Fr. Nietzsche est plus biologique. Pour lui, la Vie est ‘eine bestimmte Grösse von Kraft’, une certaine quantité d'énergie, de force, une puissance inconsciente, dont l'éternelle fécondité productrice mais aussi la voracité destructrice ne cessent de se manifester dans la nature. Cette exaltation de l'instinct et de l'intuition va de pair avec la condamnation de l'intellect, qui en freine le libre déploiement. Le vitaliste ne s'enferme jamais dans une vérité abstraite. Le seul Absolu qu'il accepte étant la Vie, il relativise tout produit de la raison. Il ne faut dès lors pas s'étonner que, dans le sillage romantique, le vitaliste préfère la nature sauvage et originelle à la civilisation bien ordonnée autour de ses systèmes, qu'ils soient sociaux, politiques, philosophiques, religieux, éthiques ou esthétiques. Aucune abstraction, produit de la pensée rationnelle, ne trouve grâce aux yeux du vitaliste, pour qui la pierre angulaire de toute vérité est l'expérience personnelle et concrète. Aux Pays-Bas, cette pensée philosophique trouve son expression littéraire dans la période de l'entre-deux-guerres, période d'insécurité économique et politique s'il en est, où la littérature est dès lors plus axée sur la réalité. La revue Forum (1932-1936), créée à l'initiative de Menno ter Braak (1902-1940) et Eddy du Perron (1899-1940), défend une idéologie personnaliste dans laquelle on retrouve bon nombre d'éléments nietzschéens: l'anti-intellectualisme, la critique de la culture européenne, bourgeoise et chrétienne, de l'égalitarisme démocratique, de l'esthéticisme, le dilettantisme intellectuel, l'élitisme. Ter Braak exprime ces idées sous forme d'essais, où triomphe le paradoxe à la | |
[pagina 8]
| |
manière de Nietzsche et de Multatuli. Du Perron, plus créatif, doit sa célébrité au fameux roman Le pays d'origine (1935). Ces deux personnalités, fort différentes par leur origine sociale, leur éducation, leur formation, leur genre de vie, se rejoignent toutefois autour d'un idéal personnaliste et vitaliste, qu'on a souvent associé à la devise ‘de vent boven de vorm’. Le terme ‘vent’, emprunté au langage populaire, est difficile à traduire et exprime tout à la fois la personnalité, le courage, la force de caractère, bref la vitalité. Pour eux donc, l'oeuvre littéraire est affaire de vitalité, bien plus que de forme; le premier et l'ultime critère de la beauté est la personnalité de l'écrivain, telle qu'elle s'exprime dans l'oeuvre littéraire. Mais c'est le poète Hendrik Marsman (1899-1940) qui, dans sa Prose critique, a introduit le terme ‘vitalisme’ aux Pays-Bas. Dans des articles et des conférences, il défend l'esthétique vitaliste. Pour lui, l'art est indissociable de la vie, dont il est l'expression la plus pure. La valeur d'une oeuvre est dès lors déterminée non par des qualités esthétiques prétendument objectives, mais par l'intensité de vie qui s'en dégage. L'art est donc l'expression de la vitalité de son créateur, ‘la recréation vivante de la vie’Ga naar eind(2), la poésie est ‘un organisme vivant’Ga naar eind(3). L'écrivain vitaliste se réalise en écrivant, écrire est sa manière de vivre. L'essentiel pour lui n'est pas l'oeuvre en elle-même, le produit achevé, mais bien l'écriture, l'acte créateur. ‘L'acte créateur, qui donne corps et forme à la vie informe, à la matière, est la fonction vitale par excellence et, pour le poète, la fonction essentielleGa naar eind(4).’ ‘Dans l'acte créateur, l'artiste vit avec tous ses organes: le coeur et le cerveau, le sang et le sexeGa naar eind(5).’ ‘Le poète est avant tout celui qui vit intensément et en abondanceGa naar eind(6).’ Quant au lecteur, il est appelé à
Menno ter Braak (1902-1940).
dépasser l'aspect esthétique du texte pour y percevoir, derrière les mots, la ‘musique’, c'est-à-dire l'indicible, l'inexprimable surabondance de vie qui anime le poète et, au-delà, la Vie elle-même. Le poète vitaliste ne pratique pas l'alchimie du verbe, le mot visant à définir, à donner un sens; il utilise le langage de tous les jours, tout en s'efforçant de le déconceptualiser pour en faire ressortir la ‘musique’, expression idéale de la Vie, indéfinissable. Tout formalisme est banni, un ‘contenu’ authentique, vécu crée sa forme adéquate. Si Marsman introduit le vitalisme dans la littérature néerlandaise, c'est aussi lui qui en annonce la mort dans un écrit de 1933 qui porte d'ailleurs le titre non ambigu: La mort du vitalisme. Il y exprime sa profonde déception de ne pas avoir été suivi par la jeunesse dans son rêve de créer une communauté enthousiasmante par son dynamisme, son besoin d'innover et de créer. Il y a dans ce rêve un relent de fascisme. Marsman a le sentiment de s'être heurté à une collectivité prudente, indifférente, apathique, manquant | |
[pagina 9]
| |
totalement d'âme. D'où sa conclusion: ‘Le vitalisme, comme théorie de la vitalité, comme idéal d'une jeunesse forte, né en moi, parce que dans la réalité cette vitalité n'était pas présente, oui ce vitalisme-là est mortGa naar eind(7).’ ‘Le vitalisme, c'était moi’, conclut-il. On ne peut s'empêcher de penser ici à l'unanimisme de Jules Romains, pour qui tous les membres d'une communauté ne forment qu'une même ‘âme’. La communauté représente donc plus que la somme des individus qui en font partie. On retrouve des idées semblables dans la littérature néerlandaise des années vingt, en particulier dans le courant qu'on a appelé expressionnisme humanitaire, avec le jeune P. van Ostaijen, Wies Moens et d'autres. C'est l'époque de l'immédiat après-guerre, où tous les rêves de fraternité universelle et d'amour sont permis. Chez Marsman, cet unanimisme est lié à son expérience de l'unité cosmique de tous les êtres vivants. Mais revenons-en au poète Marsman. De constitution physique assez faible (il avait été atteint d'une grave pneumonie à l'âge de dixneuf ans et en avait gardé une bronchite chronique), il semblait vouloir compenser cette déficience physique par une vie ‘dangereuse’, passionnée et aventureuse. Issu d'une famille chrétienne, il perdit la foi tout en ayant la nostalgie de l'époque à la fois grandiose et rassurante de l'apogée du christianisme; Marsman rêve du temps des croisades et des cathédrales; sa quête incessante d'un ‘lien animé’ (‘bezield verband’) entre les choses et les êtres, sa recherche métaphysique ne sont que le reflet de son désir de trouver un substitut au Christ. Le Dieu chrétien se muera en Dionysos païen, le seul capable de sauver l'homme de l'angoisse et de la culpabilité dans lesquelles l'a précipité le christianisme. Marsman, dont la nature est fondamentalement
Rien et Hendrik Marsman en compagnie de Eddy du Perron.
romantique, rêve de la pureté originelle, du paradis perdu (cf. poèmes Paradis et Virgo), où les notions de bien et de mal n'existaient pas. Pour se libérer de son sentiment de culpabilité, il s'efforce de franchir les limites de son Moi dans une union mystique avec la nature. Sa personnalité se dissout dans une expérience extatique du monde; il est mû par un désir de se perdre dans l'Autre, ici la nature appréhendée comme un havre de paix. Cette communion avec la nature est d'ordre purement biologique; elle se fait par le biais du corps, du sensuel, dans une sorte d'ivresse dionysiaque. Délivré de toute entrave, l'homme s'y livre à des forces aveugles, animales et primitives. Là où Dieu est mort (cf. Nietzsche), c'est l'homme lui-même qui se veut créateur, démiurge. Marsman publiera quelques vers typiquement nietzschéens, - Marsman subit fortement l'influence de Nietzsche, dont il traduisit d'ailleurs Also sprach Zarathustra en 1939 et auquel il consacra une étude, - où transparaît l'amor fati, le sentiment de vivre une vie héroïque et tragique. Nous retrouvons bien chez ce poète tous les thèmes typiquement vitalistes: le rejet de tout dogmatisme et de tout a priori, la foi en la vie élémentaire, l'affirmation du Moi créateur, la vitalité poussée à l'extrême, l'élément dionysiaque et érotique, l'exaltation du corps, l'idéal de | |
[pagina 10]
| |
la personnalité exceptionnelle, l'ouverture sur l'irrationnel, sur le mystère de la vie et de la mort. Chez Marsman, comme chez Unamuno d'ailleurs, ce vitalisme alterne avec son revers: le mortalisme. On peut même se poser la question de savoir si le vitalisme de Marsman n'est pas tout simplement une tentative de conjurer son angoisse de la mort (cf. les poèmes Agonie et Lex barbarorum). Il semble continuellement en proie au conflit entre les deux extrêmes d'une vie intense: Eros et Thanatos. Hanté par la mort, et, apparemment, doué d'un talent visionnaire, il paraphrase en quelque sorte sa propre mort sur un navire torpillé par les Allemands, huit ans avant les faits. Remarquons en passant que les trois grands écrivains vitalistes néerlandais meurent de mort violente au début de la deuxième guerre mondiale: Ter Braak se suicide le 14 mai 1940, Du Perron succombe le même jour à une crise d'angine de poitrine et Marsman périt dans la Manche la nuit du 20 au 21 juin. Etrange coïncidence... Dans l'univers de Marsman, la soif de vivre, combinée avec l'angoisse de la mort, engendre une volonté d'action aveugle; par contre, l'instinct de mort joint à l'angoisse de vivre provoque le désir d'anéantissement, de fusion avec le néant. Dans son essai sur la poésie de Marsman, René Verbeeck montre l'évolution du poète d'un vitalisme biologique vers un vitalisme plus philosophique, évolution qui passe d'ailleurs par la crise du mortalisme. Surtout à partir de 1930, Marsman réserve une place de plus en plus grande au spirituel. A la différence de Ter Braak, dont le vitalisme est ‘intellectualisé’, Marsman le vit en poète. Son vitalisme est fortement teinté de romantisme; le désir et le rêve sont des thèmes fréquents dans sa poésie. Mais ceci ne doit guère nous étonner, étant donné les liens certains qui existent entre la tradition romantique et les conceptions vitalistes. Marsman ne fut certes pas le seul poète vitaliste néerlandais, bien qu'il fût de loin le plus important. Herman van den Bergh (1897-1966), Jacob van Hattum (1900-1981), Gerard den Brabander (1900-1968), Ed Hoornik (1910-1978) et surtout Jan Greshoff (1888-1971) méritent aussi d'être cités.
Jan Greshoff (1888-1971).
Comment caractériser globalement et brièvement leur poésie? Les thèmes récurrents sont connus: l'individualisme, l'égocentrisme même, le sentiment de puissance (cf. Nietzsche), la conscience de soi, le sentiment cosmique, le mouvement, la lutte, la créativité, l'éternelle jeunesse, le devenir, l'aventure (‘gefährlich leben’), le voyage, l'‘élan vital’... - Remarquons au passage que la poésie de Bertus Aafjes (né en 1914) gravite autour des mêmes thèmes. Cf. par exemple Une randonnée à Rome (1946) où apparaissent les motifs du voyage, de l'aventure, de l'errance, de la liberté, du désir amoureux, le sentiment cosmique, la communion avec l'espace et la nature, l'exaltation du corps. On est très proche ici de la poésie de Marsman d'une part, de la prose d'un Van Schendel de l'autre. - Quant à la forme, elle est assez classique et apollinienne. Une des formes privilégiées est la ‘poésie parlante’ ou le ‘parlandisme’, caractérisée par l'emploi du langage parlé cou- | |
[pagina 11]
| |
rant. Cette forme fut pratiquée par Du Perron, Greshoff, Hoornik, Martinus Nijhoff (1894-1953). De même que dans l'aphorisme, genre dans lequel Greshoff excelle (cf. Nachtschade), la poésie y naït du choc des mots dans des combinaisons inattendues, donnant naissance à des images percutantes. Les plus fréquentes appartiennent à l'ordre cosmique: l'opposition journuit, soleil-lune, les étoiles et le firmament, l'espace, le vent, l'air, les nuages, le ciel, la forêt, la lumière, l'eau et surtout le feu, symbole même de l'intensité de vie (cf. Il fuoco de d'Annunzio). A titre d'illustration, nous reproduisons ici un des plus célèbres poèmes de Marsman en traduction française d'André Piot: Paradise regained
Le Soleil et la Mer par bonds étincelants galopent:
éventail de soie et de feu;
au long des coteaux bleus de l'aube
le vent file, ainsi qu'une antilope
se sauve...
Au travers des fontaines de lumière,
au bord des ronds-points auréolés de l'onde,
je guide à mes côtés une naïade blonde
qui chante et, sans souci, par les eaux sans âge, erre.
Et me captive et me ravit la mélodie:
‘Va, nef du Vent, fendre les flots.
Lune et soleil sont des roses de givre.
Matin et Nuit sont deux bleus matelots...
Ensemble, vite, au Paradis... y vivre!’
Nous proposons aussi la traduction de deux couples de vers du long poème épique de B. Aafjes, qui illustrent particulièrement bien, à notre sens, le vitalisme:
Je veux croire profondément au corps,
Là même où ses rêves se déploient dans toute leur pureté.
Je veux me savoir voisin des étoiles
Et être à l'unisson avec la terre.
Simon Vestdijk (1898-1971).
psychologie et de la psychanalyse, il met à nu toute la complexité de la personne humaine, où bien et mal, amour et haine s'interpénètrent souvent. Simon Vestdijk (1898-1971) illustre le mieux l'esthétique nietzschéenne, harmonisant dans ses romans, comme le faisaient les dramaturges pré-socratiques, l'apollinien et le dionysiaque. Ses romans présentent en effet, d'une part, une structure rigoureuse où rien n'est laissé au hasard, au point qu'aux yeux de beaucoup Vestdijk passe pour un artiste cérébral, dans la mesure où tout y est pensé, où le moindre détail est repris et amplifié dans la suite du récit; les personnages sont soigneusement individualisés, aussi bien sous l'angle physique que psychique. Mais d'autre part, cette construction narrative d'une cohérence parfaite unifie les passions les plus contradictoires, telles que amour et haine, satanisme et angélisme, volonté de puissance et ascétisme. Bref, Vestdijk imite dans l'oeuvre romanesque la puissance créatrice de la Vie en | |
[pagina 12]
| |
Maurice Roelants (1895-1966).
respectant les deux pôles qui se complètent pour former le Tout qu'est la Vie, à la fois Une et Multiple. Vestdijk avait fait des études de médecine, mais ne pratiqua guère, sa raison d'être étant l'écriture. Il vécut de sa plume, une plume alerte, qui lui permit ‘d'écrire plus vite que Dieu ne peut lire’; il aborda tous les genres littéraires à l'exception du théâtre. Le roman historique ‘à la manière vitaliste’ se présente sous forme de ‘vie romancée’. L'histoire y est conçue comme une suite non de faits mais d'actes humains. L'intérêt du vitaliste se porte non sur le passé en tant que tel, sur l'histoire en tant que science, mais bien plutôt sur les hommes qui ont contribué à faire l'histoire. Il s'agit donc dans un roman historique de faire revivre le passé en décrivant la vie des hommes qui l'ont fait et en mettant à nu leurs motivations secrètes. Les romans historiques de Vestdijk se situent aux périodes les plus diverses, allant de l'antique Hellas à l'Irlande du xixe siècle en passant par l'Espagne du xvie. Un autre Forumien, le Flamand Maurice Roelants (1895-1966), pratique le roman psychologique et prend plaisir à décortiquer le comportement humain et à démêler la complexité des relations humaines. Roelants est catholique, mais, tout comme Vestdijk dans son essai intitulé L'avenir de la religion (1947), il psychologise la religion, qui devient plutôt une projection de l'homme que la présence du divin dans l'humain. Le romancier hollandais Arthur van Schendel (1874-1946), qui écrivit ses meilleurs romans dans les années trente, était particulièrement apprécié par les Forumiens, qui le considéraient comme leur maître. Il suffit de parcourir l'oeuvre critique de Ter Braak, de Marsman, de Du Perron ou de Vestdijk pour s'en rendre compte. Cependant, à la première lecture, Van Schendel est beaucoup plus poétique que les romanciers que nous venons de citer et son imagination plus féconde. Lui aussi a écrit des romans dont l'action se situe dans le passé, que ce soit l'Italie du moyen âge, la France du xviiie siècle ou les Pays-Bas de la fin du xixe ou du début du xxe. Son propos est certes de faire revivre ces époques, d'en faire ressentir l'atmosphère par le lecteur, mais surtout d'illustrer l'atemporalité du vitalisme idéaliste. Rien de nietzschéen donc chez cet auteur, sinon la négation de la finalité, l'anti-intellectualisme, l'individualisme et le culte du désintéressement. Ses héros sont poussés par une force mystérieuse à assumer les valeurs humanistes, mais à leur façon, en tenant compte de la situation concrète dans laquelle ils se trouvent, et sans se soucier des normes sociales, ce qui les marginalise dans la société bourgeoise. Rien ne les arrête dans leur volonté de répondre à leur vocation, au mépris de leur moi existentiel. Nous pourrions les considérer dans une certaine mesure comme des saints laïques, uniquement soucieux d'Absolu, un Absolu que seule la mort leur permet d'atteindre. Alors que chez les nihilistes vie et mort s'interpénètrent contradictoirement, chez Van Schendel la mort est intégrée dans la Vie, qui transcende la mort. C'est un christianisme, où le Dieu personnel transcendant a fait place à la Vie transpersonnelle et immanente. Van Schendel traduit dans le roman le néo-idéalisme | |
[pagina 13]
| |
vitaliste surtout présent dans la poésie d'A. Verwey (1865-1937) et P.N. van Eyck (1887-1954). Nous ne pouvons évidemment dans le cadre de cet article nous arrêter à tous les écrivains dont l'oeuvre présente à un moment ou l'autre des caractéristiques vitalistes. Nous aimerions toutefois, pour terminer, souligner la différence qui nous apparaît manifeste entre les romanciers vitalistes hollandais et leurs homologues flamands. A de rares exceptions près (M. Roelants et Marnix Gijsen), le vitalisme flamand nous semble plus breughelien, moins intellectualisé que le vitalisme hollandais. Pensons par exemple au roman-type du vitalisme flamand: Houtekiet (1939) de Gerard Walschap (né en 1898), cette évocation d'un personnage qui ne connaît ni foi ni loi et se laisse mener uniquement par ses instincts. L'animalité s'étale à l'état pur chez ce personnage, sauf tout à la fin du roman, lorsqu'une femme, Iphigénie, parvient à lui faire comprendre qu'il existe aussi une dimension spirituelle, méta-physique. L'exaltation de la Vie, dans son acception la plus physique qui soit, l'apologie du corps et du sexe est un thème bien présent dans la littérature flamande de l'époque (cf. Pallieter (1916) de F. Timmermans, Maria Speermalie (1940) de H. Teirlinck). De même la relation intime avec la nature est-elle un trait marquant de la littérature de ce peuple flamand, dont l'économie était restée jusqu'à la seconde guerre mondiale essentiellement agraire. Pensons à Stijn Streuvels (1871-1969), qui dans ses romans, en particulier dans son chef-d'oeuvre Le Champ de Lin (1907) a évoqué avec un talent poétique incontestable la relation souvent conflictuelle entre l'homme et la nature; en toile de fond apparaît parallèlement l'antagonisme natureculture, bios-logos, notamment dans son
Gerard Walschap (o1898).
roman Le Déclin du Waterhoek (1927), où l'intellectuel bourgeois francophone, qui prétend mettre le paysan ou le manoeuvre flamand ‘à la raison’, n'est guère ménagé. Ces problèmes sont vécus instinctivement par les personnages, sans qu'apparaisse la moindre tentative de rationalisation. C'est peut-être la raison pour laquelle ces romans flamands sont de puissantes oeuvres d'imagination, des récits colorés et alertes où l'homme se mesure avec ses forces instinctives à la nature, à la société et à Dieu. G. Walschap, P. van Aken (1920-1984) et Stijn Streuvels par exemple sont des conteurs nés qui évoquent, à la façon impressionnante d'un Permeke, la force instinctive de l'homme aux prises avec le destin. Il semble d'ailleurs que ce soit là une veine importante de la littérature flamande, qui, encore de nos jours, trouve des adeptes, et non des moindres. Pensons à | |
[pagina 14]
| |
Hugo Claus, à Louis-Paul Boon, à Jef Geeraerts, trois auteurs devenus incroyants chez qui le corps prend une dimension presque sacrée. Dans la littérature d'aujourd'hui, les scènes érotiques ne choquent plus personne. Mais décrire sans peur ni honte, en 1929, comme le fait Walschap dans Adelaïde, la lutte d'une femme contre sa propre sensualité, relevait du défi dans la société catholique d'alors. C'est pour libérer le corps des interdits moraux que Walschap, et après lui, Gijsen rompirent avec le catholicisme, qu'ils accusent d'avoir falsifié les rapports de l'homme avec la nature. Ne déduisons pas de ceci que le catholicisme est incompatible avec le vitalisme. Gaston Duribreux (né en 1903) et André Demedts (né en 1906) en Flandre, Gerard Bruning (1898-1926) aux Pays-Bas, s'inscrivent dans la ligne d'Unamuno et identifient la vie à une recherche inlassable de Dieu à travers la multitude des expériences existentielles. Concluons. Le vitalisme est une ode à la Vie, cette force mystérieuse et omniprésente qui ne se laisse approcher que par l'instinct, l'expérience et l'intuition. Elle transgresse tout ce qui l'empêche de créer librement et ne s'arrête donc pas aux lois de la société, de la morale (cf. L'Immoraliste de Gide, traduit par Marsman en 1935) ou de la religion. Il existe un vitalisme du corps qui tend à l'expérience physique la plus complète possible de la force vitale en l'homme, qui le pousse même à transcender les limites de son propre corps dans la fusion dionysiaque avec le cosmos. Il existe aussi un vitalisme de l'esprit, de l'imagination, de l'intuition qui permettent d'appréhender par touches allusives le Grand Mystère de la Vie; mais cet esprit, pour être libre et atteindre aux profondeurs abyssales du mystère, doit d'abord se dégager de toutes les forces contraignantes qui émanent de la société et de la culture qu'elle véhicule. Voilà les deux extrêmes qui, si nous poursuivons la caricature, sont représentés par le roman flamand Houtekiet (exaltation du corps et de l'instinct) et les essayistes de Forum (critique de la société et de la culture intellectualiste). Entre les deux, toutes les nuances trouvent leur forme littéraire propre: la poésie de Marsman (évolution du biologique vers le philosophique en passant par le mortalisme), les romans de Van Schendel des années trente (approche intuitive et suggestive du mystére de la vie et de la mort), l'oeuvre de Walschap et de Gijsen où le biologique se double de la critique du catholicisme.
SONJA VANDERLINDEN
Docteur en philologie germanique. Chargée de cours à l'Université catholique de Louvain. Adresse: Invalidenlaan 177/12, B-1160 Brussel/Bruxelles. | |
Bibliographie:goedegebuure, jaap, Op zoek naar een bezield verband, twee delen, Van Oorschot, Amsterdam, 1981. henrard, roger, Menno ter Braak in het licht van Friedrich Nietzsche, Heideland, Hasselt, 1963. vanderlinden, sonja, De dansende burger. A. van Schendels sociale visie, Nauwelaerts, Louvain, 1980. verbeeck, rené, De dichter H. Marsman, Heideland, Hasselt, 1960. westerlinck, albert, Mens en grens, Orion, Brugge, 1972 - Het Vitalisme als Cultuurprobleem, pp. 83-191. zuidgeest, jan, Over de poëzie van H. Marsman, Arbeiderspers (Synthese), Amsterdam, 1984. |
|