Septentrion. Jaargang 17
(1988)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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[Nummer 3]Simon Vestdijk, monstre sacré de la littérature néerlandaiseNombreux sont les critiques qui, en abordant l'oeuvre de Simon Vestdijk (1898-1971), sacrifient à une tradition désormais bien établie aux Pays-Bas: ils mettent l'accent sur les proportions monumentales de cette oeuvre qui compte en effet cinquante-deux romans, une trentaine de nouvelles, des centaines de poèmes et de nombreux essais traitant de littérature, de musique ou de problèmes existentiels divers; Vestdijk est à leurs yeux ‘celui qui écrit plus vite que Dieu ne peut lire’. Les multiples facettes de cet écrivain-caméléon, obscur et cérébral, lui valent aussi l'appellation d'‘artiste du diable’ qu'on lui octroie avec une frayeur mêlée de respect. Né le 17 octobre 1898 à Harlingen, petite ville maritime située en Frise, au nord-ouest des Pays-Bas, Simon Vestdijk reste enfant unique, choyé par sa mère. De tempérament mélancolique, celle-ci ne se plaît pas dans cette ville de province, froide et brumeuse. Par contre, son père, professeur de gymnastique à l'école secondaire de l'endroit, est un homme sociable et dynamique. C'est en grande partie à son instigation que le jeune Simon débarque à Amsterdam en 1917 pour y entreprendre des études de médecine. Son rêve était pourtant de devenir compositeur ou... écrivain. Il termine néanmoins sa médecine en 1927. De 1927 à 1932, il est médecin intérimaire en divers endroits. Mais, assis au chevet de ses malades, il griffonne des poèmes par dizaines. En 1932, il publie un premier recueil de poésie Verzen (Poèmes). La littérature prend alors définitivement le dessus. Il devient bientôt ‘l'ermite de Doorn’, petite ville située près d'Utrecht, où il mène une vie quasi monacale, entièrement consacrée à la littérature. Après la publication de Verzen, Vestdijk s'essaie au roman. Enthousiasmé par la lecture de Proust et désireux de partir, lui-aussi, à la recherche du temps perdu, il rédige en quelques mois un roman-fleuve largement autobiographique, Kind tussen vier vrouwen (Enfant parmi quatre femmes). Ce premier roman est refuséGa naar eind(1). Un moment désorienté, Vestdijk se lance à nouveau dans l'aventure littéraire. Il collabore à la revue Forum, fondée en 1932 par ses amis et mentors Menno ter Braak (1902-1940) et Eddy du Perron (1899-1940). Tous deux sont d'ardents défenseurs d'une littérature engagée; ils attachent infiniment plus d'importance à la personnalité de l'écrivain qu'à l'éventuelle ‘beauté littéraire’ de son oeuvre. La position de Vestdijk vis-à-vis de cette éthique personnaliste restera toujours ambiguë. Il publie en 1934 Terug tot Ina Damman (A la recherche d'Ina Damman) qui remporte tous les suffrages de la critique. Ce roman raconte l'histoire d'un amour adolescent entre Anton Wachter, timide et gauche, et Ina Damman, une jolie fille au teint pâle, froide et réservée. Elle finit par le congédier mais ce premier amour restera pour Anton un souvenir aigu et cristallin qui s'incrustera à tout jamais dans sa mémoire. La petite écolière devient son idéal féminin, sa princesse lointaine. Il sait bien qu'elle se refusera toujours à lui mais veut rester fidèle à cette expérience tout empreinte d'une délicieuse angoisse et qui sera pour lui à la fois une ‘vita nuova’ et un enferGa naar eind(2). Parmi les nombreux autres romans que Vestdijk écrivit par la suite, beaucoup mettent en scène un être beau et mystérieux, froid et pâle comme la lune, séduisant mais inaccessible. Ainsi Lysbet dans De vuuraanbidders (Les adorateurs du feu, 1947), long roman historique qui retrace la guerre de Trente Ans; Trix Cuperus dans De koperen tuin (Le jardin de cuivre, 1950) ou Hugo Verwey dans De bruine vriend (L'ami brun), nouvelle | |
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Simon adolescent avec ses parents.
parue en 1938 dans le recueil Narcissus op vrijersvoeten (Narcisse en quête de l'amour). La fascination exercée sur le héros par un être qui le dédaigne ou ne peut l'aimer révèle une relation à l'autre essentiellement problématique. Celle-ci est en effet source d'angoisse car l'autre est un monde énigmatique où le sujet aimant risque de se perdre. La relation d'amour constitue dès lors une menace pour l'individualité du moi. Ce danger se manifeste surtout lorsque l'autre apparaît entouré d'une aura mystérieuse, lorsqu'il incarne ce que J.J. Oversteegen a appelé ‘le complexe thématique Ina Damman’Ga naar eind(3). Le héros vestdijkien peut avoir d'autre part une relation tout à fait sécurisante avec une personne qui lui reste foncièrement indifférente. L'amour est alors vidé de son contenu
Vestdijk âgé de 27 ans dans la maison d'une amie, Helene S. Burgers (1925).
Vestdijk à l'époque où il écrivait ‘Het vijfde zegel’ (La vie passionnée d'El Greco), (1937).
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quasi magique et n'est plus qu'une question de convenances personnelles ou sociales. Ainsi, dans les romans qui font suite à Terug tot Ina Damman et qui relatent le séjour d'Anton Wachter à Amsterdam, on constate que le jeune étudiant mène une vie sexuelle assez débridée. Mais celles qui l'émeuvent véritablement deviennent par là même intouchables. Le
Vestdijk au piano (photo Johan van der Keuken, Amsterdam).
héros vestdijkien pourrait se retrancher dans la solitude et se soustraire ainsi à l'emprise d'autrui. Mais il est animé par une véritable soif d'identification, un désir intense de communion qui se heurte cependant à l'insurmontable angoisse de perdre ainsi son individualité. Cette problématique constitue un thème fondamental dans l'oeuvre de Vestdijk. Elle apparaît | |
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aussi bien dans les romans semi-autobiographiques (dont fait partie le cycle Anton Wachter qui comporte huit livres) que dans les romans historiques et psychologiques. Vestdijk aborde cette même problématique dans un écrit théorique Het wezen van de angst (L'essence de l'angoisse, 1968). Dans ce volumineux essai conçu au départ comme thèse de doctorat - qu'en fait il ne présentera pas -, Vestdijk distingue différentes sortes d'angoisses: les angoisses de la mort, de la sexualité, de la conscience, du surnaturel. Il tente ensuite de dégager leurs caractéristiques communes et conclut que l'angoisse est toujours suscitée par l'autre; celui-ci nous semble proche et familier mais nous pouvons soudainement être confrontés à un aspect de son être qui nous échappe et nous inquiète. Le sentiment de ‘solitude paradoxale’ qui en résulte provoque l'angoisse. Ce que Vestdijk nous dit à propos de l'angoisse rejoint indéniablement le thème fondamental que nous avons souligné précédemment dans ses oeuvres de fiction. On peut en effet constater qu'il n'y a pas d'hiatus entre les diverses expériences et les divers modes d'expression mis en oeuvre par Vestdijk. Qu'il s'agisse de la vie affective ou de la vie spéculative, nous retrouvons les mêmes lignes de force qui nous permettent de cerner la thématique vestdijkienne. Il est également important de souligner que Vestdijk s'est beaucoup intéressé aux questions religieuses qu'il aborde d'ailleurs dans de nombreux romans, entre autres Iersche nachten (Nuits irlandaises, 1946) et De kellner en de levenden (1949) qui fut traduit en 1966 par L. Roelandt sous le titre Les voyageurs. Dans un essai intitulé De toekomst der religie (L'avenir de la religion, 1947), il considère que le phénomène religieux traduit un processus psychologique. L'homme aspire à un bonheur durable et total qu'il ne croit pas pouvoir atteindre ici-bas. Il se forge dès lors un idéal qui peut être un Dieu lointain (c'est le cas dans la religion chrétienne) ou une communauté fraternelle (Vestdijk mentionne la ‘religion’ marxiste). Vestdijk se prononce, quant à lui, en faveur des religions orientales qui situent l'idéal dans l'épanouissement individuel et la recherche d'une harmonie intérieure. Toutefois, il est frappant de constater que les personnages vestdijkiens sont loin de connaître cette plénitude intérieure. Ils sont très souvent partagés entre l'âme et le corps, l'intelligence et la sensibilité, le désir d'identification et la volonté de domination, et sont donc psychologiquement désintégrés. Le bourgeois et le poète, le puritain et le pirateGa naar eind(4), le père et le fils s'opposent violemment dans l'univers vestdijkien. Souvent aussi, le héros, lorsqu'il est enfant, se trouve confronté à un père et une mère aux personnalités diamétralement opposées et qui incarnent des conceptions de vie totalement différentes entre lesquelles il se sent obligé de choisir (Nous relevons ici une analogie frappante avec la biographie de Vestdijk). Ainsi, dans Iersche nachten, Robert Farfrae, devenu adulte, rejette l'Irlande mythique et fantasmatique figurée par la mère et se range du côté du père, homme honnête et scrupuleux mais terne et rigide.
Simon Vestdijk et Ans Koster (1947).
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Nous retrouvons ces mêmes thèmes dans les nouvelles ainsi que dans la production poétique de Vestdijk. Celle-ci comporte quelques centaines de poèmes dont certains sont rassemblés en cycles. Citons: Mnemosyne in de bergen (Mnémosyne dans la montagne, 1946), Grieksche sonnetten (Sonnets grecs, 1949), Madonna met de valken (La Madone aux faucons, 1949). La lecture des oeuvres de Vestdijk nous révèle une personnalité angoissée, tourmentée par des aspirations contradictoires. Ce tempérament romantique et inquiet semble par ailleurs incompatible avec la vie de fonctionnaire qui était la sienne. Vestdijk affirme dans une interview qu'il écrit ‘pour combler un manque profond’Ga naar eind(5). La littérature est pour lui un besoin vital qui toujours le ramène à l'expérience lumineuse et angoissante de la rencontre avec l'objet aimé. Vestdijk meurt à Utrecht le 23 mars 1971. Quelques années auparavant, il avait perdu Ans Koster qui fut pendant longtemps sa compagne des bons et des mauvais jours. Peu de temps après, il épousa Mieke van der Hoeven qui lui donna deux enfants. Depuis quelques années déjà, Vestdijk fait l'objet aux Pays-Bas d'une attention soutenue: on l'analyse, on le commente, on publie de nombreux inédits, entre autres De grenslijnen uitgewist. Nagelaten verhalen (Les frontières abolies. Nouvelles inédites, 1984) et Nagelaten gedichten (Poèmes inédits, 1986). Une amicale de Vestdijk, De Vestdijkkring, publie quatre fois par an une revue qui lui est entièrement consacrée. Vestdijk n'a été que peu traduit en langue française. Sont disponibles en français, outre De kellner en de levenden cité précédemment, De bruine vriend, Het vijfde zegel (La vie passionnée d'El Greco, 1937) et Rumeiland (L'île au rhum, 1940). Souhaitons que cette oeuvre riche et passionnante soit bientôt plus facilement accessible aux lecteurs francophones.
LUTGARDE NACHTERGAELE
Aspirant au Fonds National de la Recherche Scientifique. Adresse: 10, rue de la Station, B-5870 Mont-Saint-Guibert. | |
Bibliographie:m. ter braak, De duivelskunstenaar (Le magicien), dans Verzameld werk IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam, 1951, pp. 203-265.
r.a. cornets de groot, Vestdijk op de weegschaal (Vestdijk sur la balance), Literaire verkenningen, A.W. Sijthoff, Leiden, 1972.
t. govaart, Simon Vestdijk, Ontmoetingen 18, Orion-Desclée de Brouwer, Brugge, 1971.
n. gregoor, Simon Vestdijk en Lahringen. De biografische achtergronden van de Anton Wachter-romans (Simon Vestdijk et Lahringen. Les contextes biographiques des romans d'Anton Wachter), Reflex, Utrecht, 1977.
r. marres, Over ‘Terug tot Ina Damman’ en de andere Anton Wachter romans van Simon Vestdijk (A propos de ‘A la recherche d'Ina Damman’ et des autres romans d'Anton Wachter de Simon Vestdijk), De Arbeiderspers, Amsterdam, 1981.
Pour un premier contact avec l'écrivain, nous renvoyons à: r. van der paardt, S. Vestdijk dans Kritisch Literatuur Lexicon. |
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