Septentrion. Jaargang 16
(1987)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Multatuli (pseudonyme d'Eduard Douwes Dekker), 1820-1887.
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La signification de Multatuli dans la littérature néerlandaise du 19e siècleLa parution en 1860 de Max Havelaar, le roman bien connu de Multatuli, se situe à un moment-charnière dans l'histoire des idées aux Pays-Bas. L'année suivante paraît, sous la plume de J. van Vloten, une étude sur Spinoza, le seul philosophe hollandais de format international, par laquelle l'auteur se propose de réhabiliter le philosophe aux yeux de ses compatriotes tout en donnant à ses écrits une coloration positiviste, notamment en assimilant le dieu spinoziste à la nature empirique. La totalité des phénomènes naturels promue au rang d'Absolu est le fondement de la doctrine positiviste élaborée par A. Comte dans son Cours de Philosophie positive (1830-1842); la nature existe en soi de toute éternité; elle n'a donc pas sa cause dans un Dieu transcendant ou une entité métaphysique et n'est subordonnée à aucune fin; l'ordre de la nature est régi par des lois universelles qu'il importe à la raison d'induire de l'observation et de l'expérimentation des faits naturels. Si la philosophie de Comte reçut d'emblée un accueil favorable dans le monde anglo-saxon, l'esprit naturaliste qu'elle incarne souffla en force dans les milieux théologiques allemands. En 1836 paraît la Vie de Jésus de D. Strauss, qui mine les fondements du christianisme en niant l'historicité du Christ, réduit à un mythe. Cet ouvrage, bien plus que la Vie de Jésus (1863) d'E. Renan, lui-même inspiré par l'exégèse biblique pratiquée dans les écoles modernistes de la théologie allemande, va ébranler les milieux théologiques hollandais et entraîner deux apostasies qui vont faire du bruit. En 1862, C. Busken Huet, dont les prêches des dernières années révèlent une foi chrétienne chancelante, rompt avec la hiérarchie réformée; il s'abstiendra désormais d'approfondir davantage le problème à ses yeux insoluble du sens de la vie et se consacrera quasi exclusivement à la critique littéraire, dont il deviendra un des représentants les plus éminents. En 1865, c'est au tour d'Allard Pierson, un autre pasteur de renom, de déposer sa charge. D'autres pasteurs, moins favorisés sur le plan de l'éloquence de la chaire ou de l'art littéraire et dès lors moins connus, suivent le mouvement, ne pouvant concilier la foi en un Dieu personnel avec le principe de nécessité, la pierre angulaire de l'idéologie positiviste. Le positivisme, animé par une soif insatiable de vérité scientifique, n'est guère favorable à la littérature, dans la mesure où la fiction ne se prête pas aux critères de vérité. C'est Renan qui écrit: ‘Moins les choses sont poétiques, plus elles sont vraies’Ga naar eind(1). De fait, les auteurs cités plus haut, et nous y ajouterons les noms de C. Vosmaer et de P.A.S. van Limburg Brouwer, ont été de grands penseurs, mais n'ont guère brillé sur le plan de la création artistique. Nous n'en voulons pour preuve que le nombre dérisoire de rééditions de leurs romans, ceux-ci n'étant prétexte qu'à des discussions philosophiques maladroitement intégrées dans une histoire sans relief. Le seul artiste véritable de cette époque est Multatuli. Son roman en grande partie autobiographique Max Havelaar est réédité régulièrement et a fait l'objet, après la dernière guerre, de plusieurs études montrant entre autres la complexité et l'originalité de la structure de l'oeuvre. A partir de 1862, Multatuli rédigea ses Idées, réunies en six volumes, et qui constituent un amalgame de récits et d'aphorismes. Nous en extrayons les quelques lignes suivantes: ‘Exercices mathématiques, ma poésie préférée. Telle ligne, tel coin, tel cercle, tel contenu... tout cela ne trompe pas. Chaque fois, de son temple de la vérité, la chère Nature me fait | |
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un clin d'oeil, comme si elle voulait dire: vois-tu bien comme je reste constante toujours, partout et en toutes choses? Tu peux chercher... nulle part tu ne trouveras la moindre dérogation à mes lois immuables, prescrites par la nécessité’Ga naar eind(2). Nous retrouvons dans cette citation les thèmes favoris des positivistes: la reconnaissance de la nature comme seule et unique réalité, dont la vérité s'impose comme une évidence; l'adhésion à la nécessité et au déterminisme; l'intérêt pour les sciences exactes, en particulier la mathématique. Si ce texte porte l'empreinte du positivisme, il frappe cependant par son manque de scientificité. D'une part, Multatuli ne prouve rien, se contentant d'affirmations gratuites; d'autre part, il introduit systématiquement un élément affectif qui enlève à ses affirmations l'objectivité requise par la démarche scientifique. Les exercices mathématiques y deviennent un objet poétique; la nature, en soi objective et dès lors indifférente aux sentiments humains, prend l'allure d'une mère attentive à l'éducation de ses enfants; cette nature-mère est aussi sacralisée: elle détient la vérité qu'elle proclame dans le temple qui lui est consacré. Paradoxalement, le concept est systématiquement détruit par l'image, le message démenti par la forme poétique, le rationnel neutralisé par l'irrationnel. Cette dualité contrastive se manifeste d'ailleurs aussi dans Max Havelaar au niveau des personnages. Droogstoppel, le courtier en café, s'oppose à Havelaar, le fonctionnaire-artiste; Droogstoppel est le froid calculateur, le parfait formaliste bourgeois n'ayant que mépris pour l'art et l'artiste; Havelaar, au contraire, est le poète, le sentimental, qui n'a en vue que le bien-être de ses administrés et se moque du formalisme bureaucratique dès que le coeur lui a dicté sa ligne de conduite. Pourquoi Multatuli, tout en épousant les thèses positivistes, s'acharne-t-il à en atténuer l'impact par une formulation poétique qui en détruit la force conceptuelle? Nous abordons ici le côté romantique de Multatuli. Tout comme ses contemporains, il a été marqué par les auteurs romantiques qu'il fréquenta dans sa jeunesse. Faut-il aussi rappeler que le jeune Douwes Dekker était animé d'une foi intense et que c'est à lui qu'Abraham des Amorie van der Hoeven Jr., un ami mort prématurément, confia la mission dont il avait rêvé, à savoir révéler en paroles et surtout en actes aux habitants des Indes néerlandaises le message évangélique, un message d'amour. Son extrême sensibilité, Multatuli l'exprimera dans la poésie. Selon la théorie romantique, c'est en effet dans l'art que l'homme réalise pleinement sa liberté; celle-ci consiste à s'abstraire du monde phénoménal, dont l'existence est liée à une organisation sociale rationnelle et contraignante, ou plutôt à le recréer selon une autre logique, celle de l'imagination. La liberté n'est donc pas déterminée, comme vont bientôt l'affirmer les marxistes, par les structures sociales et économiques, mais est l'apanage de l'artiste, qui par le ‘jeu’ de l'esprit crée un monde conforme à ses aspirations profondes. C'est cette liberté que revendique en tout premier lieu Multatuli en tant qu'artiste. Nous avons vu que le positivisme, qui a pris le contre-pied du romantisme, est réfractaire à la poésie et prétend soumettre l'artiste au même déterminisme que tout autre phénomène naturel. Souscrire à l'idéologie positiviste reviendrait pour Multatuli à étouffer toute spontanéité, à sacrifier le sentiment, irréductible à l'analyse rationnelle, bref à renoncer à la liberté et à la poésie, qui est sa vocation. Toute idéologie, tout système de pensée cohérent, tout ‘isme’ est considéré par Multatuli comme un instrument d'oppression; la théologie en tant que science des choses divines n'échappe pas à cette règle: ‘Celui qui recherche la puissance, veut Dieu. Celui qui a un besoin de puissance et d'autorité crée un Dieu (...). Ainsi agit encore aujourd'hui quiconque veut régner’Ga naar eind(3). Cette thèse sera reprise par Fr. Nietzsche et les néo-idéalistes au début du xxe siècle. Ils accuseront les philosophes et les hommes de science en général de simplifier et de mutiler la vie, irréductible à tout schéma conceptuel. De plus, ceux-ci ont tendance, au nom de la vérité attribuée à ce modèle, de l'imposer au plus grand nombre, sans tenir compte des nuances individuelles. Comme le dit J.-P. Sartre: ‘Les idéologies sont liberté quand elles se font, oppression quand elles sont faites’Ga naar eind(4). | |
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C'est cette crainte de l'oppression qui pousse Multatuli à rejeter le positivisme en tant qu'abstraction. S'il nie le système dans ce qu'il a d'artificiel et de totalitaire, il y adhère par toutes les fibres de son être; il le vit concrètement, alors que pour les scientifiques il n'est qu'un modèle de pensée désincarné. Cette contradiction apparaît dans toutes les attitudes de Multatuli. Il s'en prend à la théologie, à ses yeux un facteur de tension et souvent de haine entre les différentes confessions, au nom de l'amour chrétien, qui ne connaît de ségrégation d'aucun ordre. Il rejette le libéralisme en tant qu'idéologie politique pour d'autant mieux sauvegarder l'idéal de liberté que tout homme nourrit, quel que soit son credo politique. Dans les Idées, il méprise le lecteur, qui est incapable de lire entre les lignes et a la fâcheuse habitude d'étiqueter son auteur, de le figer dans une catégorie sans tenir compte de la complexité de son être existentiel, irréductible à toute classification; par contre, à la fin de Max Havelaar il exprime son ferme souhait d'être lu par le plus grand nombre, afin que les yeux s'ouvrent sur les abus de la politique coloniale des autorités néerlandaises bénéficiant de la caution de l'Eglise réformée. Il prend ses distances à l'égard du scientisme, féru de vérité scientifique, pour d'autant mieux servir la vérité. Nous lisons dans le prospectus qui annonce la parution des Idées: ‘Dans cet écrit, je vais m'efforcer de tendre à la vérité’Ga naar eind(5). Dans l'introduction, il revient sur ce thème: ‘Soyez gratifiés par la Nature de l'amour de la connaissance... faites de la recherche de la vérité votre objectif premier, votre seul objectif...’Ga naar eind(6). De cette exhortation, nous retiendrons que Multatuli met l'accent non pas sur la vérité, mais sur la soif de vérité et la recherche inlassable de cette vérité. Rompant avec la longue tradition aristotélicienne et chrétienne articulée sur la notion de finalité, Multatuli accorde la priorité à la causalité; l'important pour l'homme n'est pas d'orienter sa vie vers une fin, une vérité universelle révélée ou non, mais d'être animé par une force intérieure, une volonté de vérité. Le résultat, si imparfait soit-il pour un esprit dogmatique, sera valorisé par l'élan existentiel qui en est la source. Multatuli donne d'emblée le ton: il ne faut pas attendre de lui un système philosophique cohérent; il se contente de livrer ses réflexions au jour le jour, au gré des événements et de ses états d'âme. Ces réflexions, il les livre sous la forme d'aphorismes, un genre littéraire qui se caractérise par un contenu très dense et par une forme lapidaire et imagée. Sa conception de la foi, par exemple, il ne la développe pas à travers une argumentation fouillée; il ne la définit pas à la manière des philosophes et des théologiens, mais nous en fait sentir la présence, ce qui est le propre de la poésie, par l'image d'un ‘noeud noué autour du cou de l'homme’Ga naar eind(7). Nous pourrions dire, à l'instar de A. Verwey, que Multatuli ‘pense en images’; il ne développe pas des gedachten, produits de la pensée pure, mais propose des denkbeelden, c'est-à-dire des images de l'activité réflexive, affirmant ainsi les droits du poète sur le vaste champ de la pensée philosophique. Il se pose comme le défenseur de la poésie dans un monde qui prétend l'éliminer au profit de la science. Comme le poétique réside essentiellement dans ce qu'on appelle couramment la forme, c'est à ce niveau que va s'exprimer la liberté créatrice de l'artiste. Multatuli va renoncer aux clichés, aux images stéréotypées, à la rhétorique traditionnelle, bref au formalisme littéraire pour en revenir au langage naturel, spontané, original; ce sera sa façon à lui de concrétiser son amour de la nature telle qu'elle se présente à nous dans sa simplicité, mais aussi dans sa richesse inépuisable. ‘L'écrivain original’, écrit R. de Chateaubriand, ‘n'est pas celui qui n'imite personne mais celui que personne ne peut imiter’Ga naar eind(8); Multatuli est bien le type même de cet original, que personne ne peut imiter ni étiqueter, car son style est unique, puisant son inspiration dans une ‘personne’ unique. Par son individualisme exacerbé, Multatuli est bien l'homme de son temps. Multatuli étant, à l'époque positiviste, le seul poète qui émerge de la grisaille littéraire, on comprend aisément que la jeune génération l'ait adoré comme un dieu. C'est dans les années 60 que sont nés les poètes qui publieront leurs premières oeuvres vers 1880 et que l'on | |
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Herman Gorter (1864-1927).
appelle communément les Tachtigers. Ils appartiennent tous à la petite bourgeoisie et ont fait des études universitaires à Amsterdam, à l'exception de Verwey. Ayant grandi dans le contexte positiviste, ils en ont nécessairement subi l'influence; nous n'en voulons pour preuve que le fait qu'ils ont tous sans exception renié la foi chrétienne dans laquelle ils avaient été élevés. Ils ont été impressionnés par la volonté d'autonomie affichée par les philosophes à l'égard des théologiens, et par les différentes disciplines scientifiques à l'égard de la philosophie. Ils vont eux aussi rêver d'autonomie, qu'ils vont tout naturellement revendiquer pour la poésie; celle-ci n'a pas selon eux à se faire la servante de la philosophie, de la morale, de l'économie et de la politique; sa raison d'être est la poésie elle-même; il s'agit de créer le beau pour le beau et de tendre à la vérité, dans ce cas la vérité esthétique. Que faut-il entendre par là? La vérité scientifique consiste en la conformité entre la chose et sa représentation conceptuelle; les Tachtigers considéreront la vérité comme l'adéquation entre les impressions reçues du monde extérieur et leur traduction poétique, ce qu'exprime leur slogan: ‘La poésie est l'expression la plus individuelle de l'émotion la plus individuelle’. Pour réaliser cet objectif, ils devront, tout comme Multatuli, renoncer aux clichés poétiques et revitaliser le langage poétique en exploitant au maximum la musicalité et la plasticité des mots. Il s'agit là d'un retour au mot perçu comme chose sensible, comme nature.
Albert Verwey (1865-1937).
Retour à la nature, triomphe de l'originalité. Ces deux éléments, nous les avons déjà rencontrés chez Multatuli; nous ne serons dès lors pas surpris si les poètes de Quatre-Vingt font de lui leur idole. Nous reproduisons à titre d'exemple les propos de Gorter et de Verwey: ‘Multatuli est mort. Beaucoup d'années ont passé où j'ai eu faim... Mais il est venu m'apporter de la nourriture et il a sauvé mon âme. Et longtemps je l'ai suivi partout où il allait et je l'ai aimé comme un chien aime celui qui lui donne à manger’Ga naar eind(9). ‘Ce héraut de la résistance, cet iconoclaste nous a ouvert le chemin. Cet apologiste du moi, cet idolâtre de sa propre nature nous a inspirés dans la construction d'une communauté naturelle’Ga naar eind(10). Que deux poètes aussi différents que Gorter et Verwey soient également laudatifs à l'égard de Multatuli montre à suffisance l'attraction qu'a exercée le génie de Multatuli sur la jeune génération.
ROGER HENRARD
Professeur ordinaire à l'Université catholique de Louvain. Adresse: 9 rue Dehin, B-4000 Liège. |
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