Septentrion. Jaargang 15
(1986)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Arthur van Schendel et l'idéalisme moderneOn constate ces dernières années aux Pays-Bas un regain d'intérêt pour un auteur qui menaçait de devenir un ‘monument national’, avec tout ce que cette expression implique de figé et de cliché. Alors qu'il paraissait atteint de sclérose et confiné dans un rôle d'auteur scolaire, Arthur van Schendel (1874-1946) semble tout à coup revivre. Meulenhoff entreprend la publication de ses oeuvres complètes (1976-1978), tandis que paraissent successivement une étude sur sa vision sociale (1980) et une ébauche de biographie (1983). Et nous passons sous silence les rééditions d'oeuvres séparées, les éditions destinées à l'enseignement et les articles de revues. Au printemps 1983, le Musée historique d'Amsterdam consacra une exposition à Arthur van Schendel et ses amis. A cette occasion, on organisa deux manifestations littéraires, l'une à La Haye, l'autre à Amsterdam, avec exposés sur la vie et l'oeuvre, interview et film sur l'auteur. Mais qui est cet écrivain, peu connu en France et dans la partie francophone de la Belgique? Peu connu et pour cause, car trois de ses romans à peine ont paru en traduction française, d'abord Een zwerver verliefd (1904) en 1923 (Le vagabond amoureux, Labor, Bruxelles), puis De grauwe vogels (1937) en 1939 (Les oiseaux gris, Plon, Paris). La traduction d'un de ses plus beaux romans, De waterman (1933), L'homme de l'eau, est publiée en 1984 chez Gallimard; nous en reproduisons un extrait dans les pages qui suivent. Et pourtant, Arthur van Schendel a vécu quelques années à Bellevue (Seine-et-Oise), à l'époque où ses enfants étudiaient à la Sorbonne. C'était autour de 1930; sa fille y étudiait les lettres italiennes et son fils, qui allait devenir plus tard et pour de longues années directeur du Rijksmuseum à Amsterdam, y faisait des études d'histoire de l'art. Van Schendel alliait d'ailleurs de façon assez remarquable le caractère national hollandais et le cosmopolitisme. Est-ce là la raison pour laquelle sa candidature fut proposée pour le prix Nobel de littérature en 1938? Une note de l'essayiste néerlandais de renom Menno ter Braak (1902-1940) le suggère. La critique littéraire et, à sa suite, les manuels scolaires présentent toujours Van Schendel comme un des plus grands prosateurs néerlandais qui, de surcroît, aurait admirablement évoqué la mentalité hollandaise. Et ce n'est sans doute pas faux, bien qu'il faille ajouter immédiatement qu'il a situé certains de ses romans et la plupart de ses nouvelles hors des Pays-Bas et que, même lorsque son personnage est ‘typiquement’ hollandais (mais qu'est-ce à dire?), il s'agit pour lui de tout autre chose que de la description du caractère national. Il n'y a aucune commune mesure entre sa problématique et le réalisme des romans régionalistes. Le cosmopolitisme apparaît déjà dans sa vie. Né à Batavia, la capitale des Indes néerlandaises où son père était lieutenant-colonel de l'armée, il vient aux Pays-Bas à l'âge de cinq ans. Il y déménage maintes fois pendant sa jeunesse: on le retrouve à Haarlem (apparemment sa ville préférée), à La Haye, à Amsterdam, à Apeldoorn. Entre 1896 et 1899, il enseigne le français en Angleterre. A partir de 1920, il partage sa vie entre l'Italie et les Pays-Bas. L'hiver, il séjourne le plus souvent à Sestri Levante, dont le climat est bénéfique pour la santé de son épouse; il passe l'été à Ede, en Gueldre, souvent après s'être arrêté à Bruxelles, où vivent ses amis Jan Greshoff (1888-1971) et Jan van Nijlen (1884-1965). Ajoutons à ce ‘panorama géographique’ de la vie de Van Schendel ses voyages en Forêt Noire, en Espagne, en Palestine, à Lourdes, son séjour pro- | |
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Arthur van Schendel (1874-1946).
longé à Bellevue et ses nombreux déplacements à l'intérieur de l'Italie et des Pays-Bas. Ce grand voyageur n'est cependant pas un homme ‘du monde’. Il ne fréquente guère les écrivains de sa génération, sinon une poignée dont il apprécie l'amitié. Il est discret et réservé, timide et solitaire, s'extériorisant peu. Il se tient à l'écart du monde politique, tout en manifestant beaucoup d'intérêt pour la chose publique. Sa ‘biographie intérieure’ est dès lors beaucoup plus intéressante que ce qu'on entend communément par biographie; celle-là, c'est son oeuvre qui nous la révèle. Lui-même affirmait d'ailleurs que l'oeuvre d'un écrivain est plus importante que sa vie et que quiconque veut connaître la personne doit le faire à travers l'oeuvre. Quelles sont, du reste, les sources extratextuelles que nous possédons à son sujet? Elles ne sont pas nombreuses. Les photos nous montrent un homme grand, distingué, une tête qui impressionne par la chevelure blanche un peu folle et le regard intense et profond. Détail pittoresque: la pipe qui l'accompagne presque partout et qui accentue, à nos yeux, le côté méditatif de la personne. Nous le voyons seul, avec sa famille ou ses bons amis, la plupart écrivains ou peintres néerlandais avec qui, par ailleurs, la correspondance a été conservée. Mais Van Schendel ne s'y livre guère. Même dans son oeuvre, il se dévoile peu. Il n'a écrit qu'un seul texte habituellement considéré comme autobiographique, à savoir Fratilamur (1928), au titre énigmatique. D'un article paru dans la revue LiteratuurGa naar eind(1), il ressort toutefois que l'essentiel dans ce texte n'est pas l'élément autobiographique, mais bien la problématique poétique de l'auteur, qui se joue précisément autour de la relation entre la réalité et l'imaginaire. En s'appuyant aussi bien sur la littérature secondaire que sur ses oeuvres, qui remplissent huit volumes dans l'édition de Meulenhoff, il est cependant possible de dégager les traits saillants de sa personnalité. Arthur van Schendel est un taciturne, un homme de peu de mots; il ne cherche pas à éblouir, à séduire ou à convaincre; en cela, il | |
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était très peu méridional et contrastait sans doute avec les pêcheurs italiens qu'il côtoyait. Il semblait totalement accaparé par son monde intérieur mystérieux, auquel personne, sinon peut-être ses lecteurs, n'avait accès. C'est ainsi que, même au milieu d'une marmaille piaillant sur la plage autour de lui, il pouvait s'abstraire de cette réalité, et, physiquement présent dans sa chaise longue, être mentalement à mille lieues de la vie qui s'y déroulait. C'est curieusement sur les plages italiennes ensoleillées qu'il écrit ses livres les plus sombres dont l'action se passe souvent dans une Hollande pluvieuse. Il y avait apparemment en lui une force intérieure qui l'isolait entièrement, qui l'immunisait contre le monde extérieur. Les héros de ses romans sont de la même veine: ils parlent peu (les dialogues sont rares dans son oeuvre), ils vont leur chemin sans se soucier du qu'en-dira-t-on, suivant avec une obstination qui fait leur force la voie que leur trace leur conscience. Ce chemin, qui s'écarte de celui du commun des mortels, n'est pas sans embûches, mais, animés par une foi inébranlable en la vie, ils supportent les déceptions et les peines en silence. Cette sobriété se manifeste bien sûr essentiellement dans le style de l'auteur. Van Schendel dit beaucoup en peu de mots; la lecture de ses textes est dès lors souvent poignante et nécessite de fréquents arrêts, tant la tension est forte. Les moments les plus dramatiques sont rendus de manière allusive en fin de chapitre ou, simplement mentionnés laconiquement, à la façon d'une chronique, en début de chapitre. Et n'est-il pas vrai que les moments les plus tragiques de l'existence, de même d'ailleurs que les plus beaux, sont indicibles? On ne peut que les suggérer par une image, une atmosphère ou ... un silence. La critique a employé à propos de sa prose les termes ‘suggestion d'atmosphère’, ‘réserve aristocratique’. Cette prose est aussi synthétique; Van Schendel avait une aversion pour le style impressionniste et analytique de la plupart des romans néerlandais de la fin du siècle passé. Il n'est pas non plus un adepte de l'art pour l'art; la beauté de la forme est chez lui subordonnée à l'idée, de portée infiniment plus
Arthur van Schendel dans sa chaise longue à la plage en Italie.
générale. Ses romans racontent le plus souvent la vie d'un personnage depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et pourtant, ils dépassent rarement les 150 pages. C'est que cette vie est construite autour d'une idée-maîtresse, d'un fil conducteur dont il nous montre, non tous les méandres, mais uniquement les moments-charnières. Le reste est sans importance et peut aisément être complété par le lecteur. Il s'agit donc pour le lecteur de ‘sentir’ beaucoup de choses, implicitement présentes mais non exprimées. Van Schendel et ses personnages sont des êtres extrêmement sensibles, chez qui l'irrationnel et l'intuitif l'emportent, au point qu'ils sont traités d'originaux ou de fous par le commun. C'est une force occulte qui pousse le jeune Maarten Rossaart vers l'eau où se déroulera toute sa vie, jusqu'à la mort (De Waterman, 1933 - L'homme de l'eau, 1984). C'est sans la moindre expérience que Jacob Brouwer va diriger avec une maîtrise qui force le respect de ses compagnons une frégate, à laquelle il s'attache, comme à une femme qu'on aime, et qui va donner tout son sens à sa vie (Het fregatschip Johanna Maria, 1930 - La frégate Johanna Maria). Dans un autre roman (De wereld een dansfeest, 1938 - Le monde une fête de la danse), un personnage est né avec le sens | |
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Arthur van Schendel au travail.
du rythme tandis que sa compagne s'acharnera toute sa vie à trouver ce rythme qui la rendra digne de lui. Vraiment con-naître, au sens étymologique du terme, n'est pas l'apanage de tout un chacun! Il ne faudrait pas toutefois en déduire que nous avons affaire ici à une littérature fantaisiste ou fantastique où l'imaginaire se donne libre cours, même si une petite partie de l'oeuvre appartient à la veine fantastique. Dans les grands romans, ceux des années 30, appelés aussi ‘romans hollandais’, l'imagination est tenue en bride. Le texte est le fruit d'un travail sur la réalité, d'une transposition imaginaire de cette réalité. Van Schendel ne veut pas nous décrire une réalité, mais bien plutôt la pénétrer, la ‘com-prendre’, s'en faire une représentation et nous la transmettre sous forme d'images. Tout comme Albert Verwey (1865-1937), nous pourrions dire que Van Schendel ‘pense en images’; sa réflexion se traduit dans l'imaginaire. De sorte que son héros n'est pas le portrait fidèle d'un ‘étant’, mais l'évocation de ‘l'être de l'étant’. Van Schendel doit être situé - et cela a été reconnu dès la publication de son premier roman en 1896 - dans le mouvement idéaliste qui, à la fin du siècle, s'inscrit en faux contre les prétentions scientifiques du positivisme. Van Schendel conteste l'hégémonie de la pensée discursive et prétend la transcender par une instance supra-rationnelle, à savoir l'imagination créatrice, qui se sert certes du sensible, dans ce cas l'image, mais pour révéler une réalité d'un autre ordre. On peut, dans ce sens, parler aussi de symbolisme, dans la mesure où le récit illumine, tel l'iconostase des églises orthodoxes, le monde caché du Divin, pris ici dans son sens métaphorique, le Divin étant pour Van Schendel la Totalité mystérieuse dans laquelle nous sommes intégrés, l'Idée, la cause première de toute existence, la Vie dans son insondable dynamique. Notons au passage que Van Schendel a écrit une biographie du poète symboliste Verlaine. L'imagination symbolique transcende la réalité empirique, la dépouille de son caractère fonctionnel et utilitaire et la métamorphose en un bien idéel, à la poursuite duquel toute une vie mérite d'être consacrée, même si cette quête peut paraître ‘économiquement’ vaine. Ainsi voyons-nous Brouwer personnaliser une frégate vouée à la destruction et n'avoir de cesse d'en acquérir la propriété, nécessairement vaine, Kasper Valk idéaliser la terre dont il prend soin comme d'un trésor (De grauwe vogels, 1937 - Les oiseaux gris, 1939), Rossaart aimer l'eau de façon inconditionnelle, Daniel Walewijn élever la danse au rang d'absolu et s'y livrer tout entier (De wereld een dansfeest). Voilà autant de ‘rêves’ qui laissent les autres... rêveurs, eux qui n'ont en vue que la rentabilité du réel et non sa charge affective. D'où le conflit présent dans tous les romans entre le héros en quête d'une valeur idéelle et la société fonctionnant suivant un code de vie préétabli. Ce conflit se termine de façon apparemment tragique pour le héros, qui succombe pour n'avoir pas respecté les normes sociales, érigées pour assurer la permanence et la survie de l'individu. Mais la chute n'est qu'apparente, car, en fait, dans la conscience du héros, la chute n'est pas le symptôme d'un échec, mais | |
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bien au contraire la condition même de l'émergence vers la plénitude de l'Etre. Il est écrit dans l'Evangile: celui qui perd sa vie la sauvera; nous pouvons appliquer cette formule aux héros de Van Schendel, étant entendu que la Vie doit être ici dissociée d'un Dieu personnel et prise comme valeur absolue, immanente. La plupart des romans présentent une structure cyclique, le contexte final étant identique au contexte initial. Après les multiples péripéties qui ont éloigné Brouwer de sa ville natale, c'est ici qu'il amarre à la fin de sa vie sa frégate; c'est l'eau, au début du roman, qui confronte pour la première fois Rossaart au mystère de la mort, c'est à ce mystère qu'à la fin du roman Rossaart participe par sa mort dans l'eau. Ce mouvement cyclique traduit symboliquement la dialectique de l'Idée: celle-ci, essentiellement une et immatérielle, actualise sa dynamique dans le monde phénoménal, qui est par sa matérialité et sa diversité l'antithèse de l'Idée, tout en en partageant l'essence, puisque c'est en elle qu'il prend racine. Toute la vie du héros, de la naissance à la mort, est ainsi déterminée par une force mystérieuse, que Van Heerikhuizen, auteur d'une étude sur Van Schendel, appelle à tort le destin, et qui le pousse perpétuellement à se transcender, à devenir, selon l'expression de Nietzsche, ‘ce qu'il est’ essentiellement, c'est-à-dire l'Idée. Celle-ci étant opposée à la matière, on comprend que les notions de profit, d'intérêt, de rentabilité, de pragmatisme, de productivité, de rationalisation, d'efficacité sont étrangères aux héros Van Schendeliens. Le bien-être du corps, les besoins physiques, par exemple la sexualité, occupent une place dérisoire. De prestige social, il n'en est pas question. Ce qui compte exclusivement, c'est la réalisation du ‘moi’, l'épanouissement maximal du ‘don’ reçu de la Vie, quelles qu'en soient les implications sociales. C'est cette soumission, non pas subie comme destinée (cf. Van Heerikhuizen), mais ratifiée par la conscience et dès lors transformée en volonté, qui pousse le héros à l'action, sans considération des normes sociales, qui réglementent cette activité. C'est sur ce point que le héros se heurte à la société. Il en retient les valeurs (le travail, l'épargne, le sens de l'initiative, l'amour, la générosité) mais en refuse les normes. Il travaille, mais aussi bien le dimanche qu'en semaine, si cela est nécessaire; il fait le bien et aime son prochain, mais ne fréquente pas l'église. Certains prétendent, à la suite de Van Heerikhuizen, que leur rêve n'est qu'un alibi pour masquer leur impuissance. Nous dirons plutôt qu'ils jouent un rôle essentiel et positif en s'affirmant comme la conscience de la société, à laquelle ils rappellent la priorité des valeurs, c'est-à-dire des buts à atteindre, sur les normes, qui ne sont que des moyens arbitraires de les réaliser. Cette vision du monde s'explique dans le contexte de l'entre-deux-guerres marqué par la crainte de la massification, de la culture de masse telle qu'elle se développe aux Etats-Unis. L'Europe veut défendre son humanisme personnaliste et s'opposer à l'‘American way of life’, caractérisé par la recherche de l'argent, du confort et de la rentabilité. Au taylorisme qui tue la personnalité, Huizinga oppose l'homo ludens et Van Schendel ‘de dansende burger’, ‘le bourgeois dansant’, le jeu ou l'idéal gratuit contre le réel, le pragmatique et l'utilitaire.
SONJA VANDERLINDEN Docteur en philologie germanique. Chargée de cours à l'Université catholique de Louvain. Adresse: Invalidenlaan 177/12, B-1160 Brussel/Bruxelles. | |
Bibliographie:Nous nous contentons de citer trois études: f.w. van heerikhuizen, Het werk van Arthur van Schendel. Achtergronden, karakter, ontwikkeling (L'oeuvre d'Arthur van Schendel. Arrière-fonds, caractère, évolution), Meulenhoff, Amsterdam, 1961. s. vanderlinden, De dansende burger. A. van Schendels sociale visie (Le bourgeois dansant. La vision sociale d'A. van Schendel), Nauwelaerts, Louvain, 1980. ch. vergeer, Arthur van Schendel, BZZTôH, La Haye, 1983. Pour un premier contact avec l'auteur, nous renvoyons aux monographies écrites par j. noe pour les collections Ontmoetingen (1961) et Grote Ontmoetingen (1980). | |
Photos:Les photos proviennent des archives du Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum (Musée des lettres et Centre de documentation néerlandais) de La Haye. |
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