Septentrion. Jaargang 13
(1984)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Jos de Haes: pensée et poésieL'oeuvre du poète flamand Jos de Haes (1920-1974) ne s'est fait connaître à l'étranger que de manière très sporadique. Même à l'intérieur de l'aire néerlandophone elle ne jouit pas de la réputation qu'elle mérite. Il y a à cela plusieurs raisons. D'abord, l'oeuvre n'est pas très ample: elle tient en une centaine de poèmes que l'on a pu lire dans les recueils Het Andere Wezen (L'Autre, 1942), Ellende van het Woord (Misère de la parole, 1946), Gedaanten (Figures, 1954) et Azuren Holte (Creux d'azur, 1964); en outre, elle se situe en dehors des courants artistiques et littéraires qui se sont manifestés durant la vie de l'écrivain et, de par sa difficulté, elle exige de la part du lecteur un considérable effort de pensée. Le poète, qui fut chef de production des émissions littéraires et dramatiques de la BRT, était un homme modeste, peu enclin à occuper l'avantscène. Qu'il ait obtenu plusieurs prix littérairesGa naar eind(1) n'a rien changé à sa situation relativement marginale. Encore étudiant en philologie classique à l'université de Louvain, De Haes publia en 1942 ses premiers poèmes et proses critiques dans un périodique intitulé Podium. Les animateurs de cette revue, dont De Haes faisait partie, la présentèrent comme une ‘anthologie permanente de l'oeuvre des jeunes’ pour échapper ainsi à la censure allemande qui contrôlait très sévèrement les revues mais pas les livres... Tout comme l'avait fait Paul van Ostaijen pendant la première guerre mondiale, De Haes s'en prenait à la poésie figée de ses prédécesseurs immédiats. En tant que jeune écrivain formé aux lettres classiques il refusait tout avenir aussi bien à l'art mythique et ‘populaire’ qu'à la célébration vitaliste de la personnalité ‘forte’ telle qu'elle s'était manifestée chez Hendrik Marsman ou, soixante ans plus tôt, chez Albrecht Rodenbach. Dans un bref essai, le jeune De Haes soulignait la double fonction de la poésie: au plan esthétique, la création d'une forme de beauté linguistique et, au plan éthique, une contribution à l'éclaircissement des ‘rapports fondamentaux entre l'être et l'existence’. La parfaite conjonction des deux plans ne pouvait être atteinte, selon lui, qu'à travers ‘la donnée de départ, le verbe, sa perfection relative et séante, aussi bien rationnelle qu'intuitive’. Ce que le poète débutant exigeait ainsi de la poésie en 1942, il a tenté, tout au long de sa vie, de le réaliser. Qu'il y soit vraiment parvenu, c'est ce que le temps nous dira. Nous croyons cependant que la réponse, quant aux meilleurs de ses poèmes, sera positive. Dans ses pièces majeures on peut lire une répulsion face à toute musicalité impressionniste qui trop souvent mène à de purs effets de surface. Sans doute ses origines paysannes ainsi que le pays où il vécut enfant (le ‘Hageland’ entre Louvain et Keerbergen) ont-ils exercé une profonde influence sur la formation de sa personnalité. Il n'aimait guère la légèreté, le jeu gratuit. Toujours il a voulu que sa poésie véhiculât un contenu, une pensée, sans qu'il faille entendre par là ‘une pensée cérébrale’, qu'il condamnait sévèrement, songeant sans doute à des poètes comme Albert Verwey qui furent souvent tentés d'introduire dans leurs vers emphatiques une vision du monde philosophiquement formulée. De Haes désirait, quant à lui, une méditation intuitive sur l'existence. Il ne considérait pas cette dernière comme limitée à notre passage ici-bas. Dans une interview avec la romancière Maria Rosseels, le 23 mars 1967, celle-ci lui ayant demandé si ‘la dimension religieuse était présente dans sa pensée’, il affirma: ‘Cela ne cesse de me préoccuper quand j'écris: je veux dire le problème de l'éternité, de | |
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l'être que nous nommons Dieu. Il s'agit là d'une conscience constante, souvent doublée d'un sentiment de révolte. C'est alors que je fais un peu la cour au paganisme classique’. C'est dans cette perspective qu'il faut lire les poèmes très beaux et très personnels qu'il consacre à Delphes. Ce cycle prit naissance pendant
Jos de Haes (1920-1974).
ou peu après un séjour en Grèce (qui lui inspira également un petit volume de Lettres de Voyage publié en 1957) et comporte six pièces assez courtes composées d'un nombre variable de quatrains. Ces poèmes ne sont pas faciles à saisir pour qui ne connaîtrait rien ni de la mythologie grecque ni du rapport subtil que De Haes n'a cessé d'établir entre paganisme et | |
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christianisme. Que signifiait le site de Delphes aux yeux du poète?
Ombilic de la terre de Dieu. Assis
nous écoutons des éperviers qui boivent.
On dirait quelque métal qui tinte
et se fond dans un brasier d'azur.
Manuscrit du ‘Vieux moulin’.
sacré de la Grèce nous indiquent le chemin que son esprit a suivi dans l'expression du sentiment et de la pensée. Les intermédiaires entre le visiteur du sanctuaire, la voix de l'oracle et son ennemi, sont, d'une part, ces éperviers et, d'autre part, le serpent biblique que l'on retrouve également dans l'épopée de Gilgamesh. Les éperviers communiquent à l'esprit | |
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du poète ‘un tesson errant de lumière qui dans le sable sombre’, ils lui disent ‘qu'il y a sève, qu'il y a écorce, qu'il y a Christ fait chair’, malgré la matière sidérée et rocailleuse de Delphes... Dans l'interview susdite, le poète ajoutait: ‘l'homme est un être en chemin... Peut-être que dans un avenir lointain se profilera un sujet parfait: pour moi ce rêve est inaccessible’. Contrairement à une certaine philosophie, il ne croyait guère à l'absurdité de l'existence. Au contraire, seuls l'impossible et l'inaccessible avaient sens pour lui. Parce qu'ils arrachent le sujet à la pétrification d'une existence limitée. Une telle vision, qui présuppose une conviction religieuse, sauve du désespoir, car celui-ci, estimait l'écrivain, n'est qu'une résignation facile qui dispense l'homme de toute tension et de toute quête. Dans le poème intitulé Le Phoque, extrait du recueil Gedaanten (Figures), le poète se dit finalement convaincu qu'il sera un jour libéré de la matière emprisonnant le principe de vie:
Elle est à trouver pour le souffle la fente,
le trou dans la glace à l'étroit fourreau
par lequel, venant à la surface,
gisant en eaux froides et sels volatiles,
je suce vie d'une nuit meuble comme neige.
C'est la mort qui permet ainsi l'accès à l'éternité. L'espoir d'une vie immortelle ne confère cependant aucune tonalité joyeuse à la poésie de De Haes. Il soupçonne en quelque sorte que peu seront élus, que très peu sans doute pourront atteindre le but par un total détachement des liens et des attaches avec ce monde. Dans le poème Médée, il met en scène la souffrance aigrie et le ressentiment de celle (ou de celui) qui juge impossible ce franchissement du temporel et qui se comporte en conséquence. ‘La douce consolation des femmes les plus aimables / sonne faux en ce palais et bien trop téméraire’. La Sibylle qu'il évoque dans un autre poème du même recueil est une véritable déesse noire qui ‘trône depuis les siècles et nourrit le coeur des méchants / d'amère science et de grand secret, / d'angoisse dans l'arôme brut du thym sauvage’. Qui s'endurcit dans une telle complaisance se sclérose, se pétrifie, se calcine et, pour finir, tombe en poussière. Il y a sans doute quelque parenté, et certaines critiques l'ont souligné, entre la vision philosophique et religieuse de De Haes et celle de Teilhard de Chardin. Mais parenté ne veut pas dire correspondance totale. Nous ne savons évidemment pas comment cette pensée aurait évolué si le poète avait vécu. Nous ne pouvons que constater, dans son dernier recueil, la manière tragique dont il avoue son impuissance à communiquer l'amour et la préoccupation du bonheur d'autrui:
Alors elle, en vain aimée de moi,
de moi qui ne trouve larmes ni deuil,
ne sais que faire et jamais ne pus consoler
et qui suis là, noir sur l'horizon.
Pour finir, ceci. Lorsqu'on parcourt l'évolution de la poésie néerlandaise des quarante dernières années, surtout en Flandre, on remarquera l'importance et la grandeur de De Haes même si d'autres influences, directes ou indirectes, étrangères ou non, ont été plus fortes ou plus spectaculaires. Un élément important dans la poétique de De Haes est la rigueur complexe des images. Tout comme le poète ouestflamand O. Karel de Laey (1876-1909), il attachait une importance décisive au langage figuré. Non seulement à cause de sa puissance évocatrice, mais surtout à cause du jeu des références aux mythes et aux données culturelles qu'il permet et qui confère à la poésie un contenu totalisant. Par le choix de ses vocables, De Haes a introduit dans les lettres néerlandaises une langue toute particulière qui souvent semble obscure et rébarbative mais qui oblige le lecteur à la réflexion et qui fait ainsi de ce dernier un participant actif à la création et à la vision du poète. ANDRE DEMEDTS Poète, romancier et critique littéraire. Adresse: Condédreef 77, B-8500 Kortrijk. Traduit du néerlandais par Frans de Haes. |
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