Septentrion. Jaargang 9
(1980)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Domela Nieuwenhuis (1846-1919).
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L'anarchisme aux Pays-Bas et en FlandreA.L. ConstandseNé le 13 septembre 1899, à Brouwershaven (province de Zélande). Etudes de philologie romane. Thèse de doctorat sur le baroque espagnol et Calderón de la Barca en 1951. A milité de 1919 à 1939 dans les rangs des mouvements libres penseurs, antimilitaristes et anarchistes et publié dans des revues comme Alarm, Opstand, De Nieuwe Cultuur, De Dageraad et De Vrije Arbeider. De 1890 (environ) jusqu'en 1940 s'est développé aux Pays-Bas un mouvement anarchiste qui fut, proportionnellement, plus important que les mouvements analogues dans n'importe quel autre pays d'Europe, à l'exception de l'Espagne. Les marxistes aiment, à ce sujet, souligner l'industrialisation peu développée et la vie économique assez restreinte de l'époque comme deux éléments qui favoriseraient le particularisme et l'individualisme. Aux Pays-Bas, toutefois, l'anarchisme a pris son essor dans les villes comme dans les régions rurales de la Hollande septentrionale, de la Frise et de Groningue, qui furent tout autant des berceaux de la social-démocratie comme du communisme. On se réfère parfois aux traditions de la Republique fédérale des Sept Provinces (1579-1795) et de la République Batave qui lui succéda (jusqu'en 1806), bien que cette dernière respectât dans une moindre mesure l'autonomie régionale et municipale qui régnait au grand siècle. Une autre explication se fonde sur le fait que l'absence de guerres depuis 1815 avait considérablement renforcé l'esprit de pacifisme et d'antimilitarisme.
La signification de ces explications est assez relative. Il est incontestable que l'anarchisme est étroitement lié à l'existence d'une Libre Pensée active et organisée, génératrice, pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, de toutes sortes de courants progressistes tels que l'anticolonialisme, l'anticléricalisme, la compassion sociale à l'égard du prolétariat, l'émancipation des femmes, le respect de la raison philosophique et de la science empirique areligieuse et la promotion de l'Etat socialGa naar eind(1). La cause principale semble toutefois résider dans le pouvoir suggestif d'un homme qui sut faire du socialisme aux Pays-Bas un véritable mouvement populaire, Ferdinand Domela Nieuwenhuis: il passa progressivement des idéaux sociaux-démocrates | |
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Pamphlet de couleur orange apposé sur les murs à Amsterdam dans la nuit du 26 au 27 juin 1886. Il portait le texte suivant:
‘Ouvriers néerlandais! A bas la monarchie qui dévore tout et n'apporte rien de bon et dont la Poupée néerlandaise à La Haye est un représentant. Vive l'homme du peuple F. Domela Nieuwenhuis et tous les innocents déjà condamnés avec lui. La presse des nihilistes.’ aux idéaux anarchistes dans les années 1891-1897, et entraîna dans son sillage d'importants groupes de ses adhérentsGa naar eind(2). Le titre qu'il donna à son autobiographie, publiée en 1910, Van christen tot anarchist (Du christianisme à l'anarchie), constitue à lui seul tout un programme. | |
L'anarchisme avant 1897.Domela Nieuwenhuis ne fut pourtant pas le premier propagandiste néerlandais de l'anarchisme conçu comme une forme de socialisme libertaire. Le socialisme était issu des nombreux courants qui réagissaient depuis 1848 à la pratique comme à la théorie capitalistes. Déjà en 1847, un certain nombre d'ouvriers allemands émigrés aux Pays-Bas et qui étaient en contact avec Karl Marx oeuvrèrent en faveur du communisme. Les troubles que connurent également les Pays-Bas en 1848, inspirés des actions révolutionnaires à Paris et à Berlin, pouvaient être considérés comme républicains et orientés vers la mise sur pied de l'Etat social, dont les fédérations ouvrières et le suffrage universel tant désiré seraient les instruments. Toutes sortes d'idéaux de ce genre s'exprimèrent au sein de l'association de libres penseurs De Dageraad (L'Aurore), créée en 1856.
Lorsque fut fondée en 1864 la Première Internationale, fortement marquée par Marx et Engels, des sections commencèrent à se former aux Pays-Bas, s'appuyant notamment sur les syndicats des typographes, ébénistes, diamantaires, cigariers, constructeurs de navires et ferronniers. Ces derniers intitulaient leur association Recht voor Allen (Justice pour tous), appellation qui serait érigée en programme. Les fondateurs du socialisme aux Pays-Bas étaient donc des ouvriers qualifiés. Bien qu'il y eût aux Pays-Bas toutes sortes de contacts avec l'Internationale, les Flamands étaient nettement en avance à cet égard. Des contacts furent établis avec ceux-ci en 1869. En 1870 fut même organisé un congrès commun à Anvers. La section néerlandaise de l'Internationale ne fut créée qu'en 1869Ga naar eind(3).
Entre-temps s'affrontaient déjà, au sein de l'Internationale, les ‘libertaires’ adhérents de Proudhon et de Bakounine et les partisans ‘autoritaires’ de Marx et d'Engels. Cette scission ne se manifesta pas tout de suite aux Pays-Bas ni en Flandre. Toutefois, les années 1870-1871 furent plutôt défavorables au mouvement socia- | |
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liste. Alors que la grande crise économique devait encore commencer - elle ne s'annonça qu'en 1873 pour atteindre son point absolu en 1893 -, les rapports sociaux étaient particulièrement déprimants, ce qui n'était pas de nature à encourager la croyance au socialisme.
La Commune de Paris, en 1871, servit de détonateur. Un mouvement de sympathie se créa en faveur des Communards. Voilà que l'Internationale, elle aussi, avait ses martyrs! Aucune fraction ne pouvait se soustraire à ce culte. Alors que la Commune, par la réaction négative de l'Etat français, par son désir d'organiser une fédération de communes et par la propagation d'une révolution sociale, s'efforçait de mettre en pratique les idéaux de Bakounine, le communiste Marx, de son côté, se voyait obligé de la défendre lui aussi dans son ouvrage Bürgerkrieg in Frankreich (1871 - La guerre civile en France). Toutefois, il se rendait très bien compte que l'influence de l'anarchisme menaçait son idéologie. La question fut tranchée lors du congrès qui eut lieu à La Haye en 1872. Bakounine y fut radié, ce qui eut pour effet le départ des socialistes libertaires. La scission au sein de l'Internationale obligea les socialistes néerlandais et flamands à faire leur choix.
La délégation néerlandaise, dont seul Victor Dave - Belge d'origine - était familiarisé avec l'anarchisme, choisit le côté des anarchistes. Le socialiste flamand Philip Coenen et le délégué bruxellois Désiré Brismée votèrent eux aussi contre l'exclusion de Bakounine. Mécontents, ils quittèrent le congrès de La Haye avec les délégués néerlandais.
L'anarchisme ne fut bel et bien installé aux Pays-Bas qu'après 1872. Ses adeptes collaborèrent avec le socialiste flamand H. van den Abeele, qui représentait les Flamands et les Néerlandais au congrès des sections socialistes libertaires à Genève en 1873. Cette coopération persista pendant plusieurs années, mais l'année 1877 sonna la fin de l'anarchisme en Belgique et temporairement aussi aux Pays-Bas. La social-démocratie, sous la direction de Domela, s'y fit prédominante.
Par la suite, l'anarchisme fut défendu aux Pays-Bas par J.C.Ph.H. Methöfer, qui avait adhéré à la Sociaal-Demokratische Bond (Union sociale-democrate) fondée en 1881. A La Haye, il entra en contact avec la publication De Vrije Pers (La presse libre), qui avait des sympathies pour l'anarchisme. Après sa disparition à la fin de 1887, les anarchistes de La Haye éditèrent, en 1888, la feuille De Anarchist. Orgaan van goddelozen, havelozen en regeringlozen (L'anarchiste. Organe d'athées, de dépossédés et de sans-maîtres). Bien que Domela, le grand homme de l'Union sociale-démocrate et de Recht voor Allen (Justice pour tous), leur réservât tout l'espace voulu pour des essais anarchistes, Methöfer et ses amis estimèrent qu'ils avaient besoin de leur propre organe. En 1890, De Anarchist traversa une période difficile, mais il reparut, grâce notamment à l'aide financière de Domela (à l'époque, membre de la Deuxième Chambre!). Les anarchistes ne lui en surent pas gré pour autant; ils lui en voulaient d'être devenu député en 1888. Il ressort du courier qu'il publiait que De Anarchist fut beaucoup lu en Flandre aussi, et principalement à Gand. Dave était encore actif à cette époque-là. De 1892 à 1897, les rapports entre les anarchistes de Malines et leurs coreligionnaires néerlandais étaient excellents.
Au mois de septembre 1894 fut organisé un congrès d'anarchistes à Amsterdam. Ce fut un échec. Les dissensions s'étaient par trop accentuées. De Anarchist cessa provisoirement de paraître en 1896 et disparut pour de bon en 1899. Fort déçu par la démocratie parlementaire, Domela, deux ans auparavant, était devenu un | |
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La ‘Vrije Pers’ (Presse libre) était la première feuille anarchiste aux Pays-Bas.
anarchiste convaincu et sa nouvelle publication, De Vrije Socialist (Le socialiste libertaire), devint le porte-parole de la plupart des socialistes libertaires aux Pays-Bas. | |
L'anarchisme en Belgique.Nous venons de mentionner à plusieurs reprises des anarchistes en Belgique. Si ceux-ci finirent par dépendre des mouvements et périodiques néerlandais, initialement c'était la situation inverse qui se présenta. Après la Commune de Paris, un certain nombre de Communards, parmi lesquels les frères savants Reclus, s'établirent à Bruxelles. Le très original César de Paepe se fondait sur le mutualisme de Proudhon, qui proposait de régler l'échange de produits d'ouvriers et d'associations indépendants sans l'intermédiaire de l'Etat. Il voulait éviter que par l'appropriation des moyens de production, I'Etat ne s'enrichît encore davantage. Au congrès de l'Internationale, en 1867, et par la suite encore, à Bruxelles, il s'opposa au socialisme d'Etat. Il combattait aussi très énergiquement la guerre et le militarisme: ‘Il y aura la guerre aussi longtemps qu'il y aura des classes dans la société; la raison essentielle de la guerre ne réside pas dans les armées permanentes, mais dans le fait que les structures économiques, et dès lors politiques, manquent d'équilibre’. Les minorités possédantes pouvaient ainsi condamner la masse démunie à l'esclavage militaire. Comme nous l'avons indiqué plus haut, la délégation belge choisit le côté de Bakounine et vota contre son expulsion lors du congrès de l'Internationale de 1872 à La Haye. Elle proposa de remplacer le système de salaires en vigueur par des fédérations de producteurs libres. Les syndicats devaient aider à former des communes; celles-ci, à leur tour, devaient constituer une communauté fédérale au lieu de l'Etat.
César de Paepe était de nouveau présent lorsqu'après la rupture de La Haye, l'internationale anarchiste se réunit à Bruxelles en 1874. Il souligna l'importance des municipalités pour la composition de toute administration nationale et défendit l'autonomie des municipalités et des provinces, prônant en même temps la décentralisation de l'Etat. Mais à Berne, en 1876, on annonça qu'en Belgique, l'anarchisme perdait du terrain et que de plus en plus d'organisations ouvrières se tournaient vers l'Etat pour solliciter de l'aide et pour exiger des lois sociales. L'année suivante, De Paepe avait rompu avec l'anarchisme. En 1877 eut lieu un congrès libertaire à Verviers, où étaient encore représentées des fédérations wallonnes, mais pas de fédérations flamandes. A partir de ce moment-là, l'anarchisme en tant que mouvement avait perdu toute signification en Belgique, et certainement en Flandre.
On lisait encore les publications néerlandaises en Flandre. Le mouvement néerlandais de réforme sexuelle et de limitation du nombre d'enfants Nieuw-malthusiaanse Bond (Ligue néo-malthusienne) aussi comptait un certain nombre de points d'appui en Belgique, et son promoteur, J. Rutgers, y tint de nombreuses causeries. Rutgers était un grand admirateur de Domela Nieuwenhuis devenu anarchiste et réussit à faire des adeptes de ce ‘libérateur’ en Flandre également. A Malines existait encore la feuille anar- | |
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chiste Recht door Zee (Sans détours) et le groupe de libres penseurs anversois De Solidairen (Les solidaires) comptait bon nombre de membres anarchistes, dont plusieurs immigrés des Pays-Bas, qui surent étendre leur influence à Gand et à Malines.
Comme il ressort de la rubrique des correspondances dans les publications néerlandaises, ces contacts avec les Pays-Bas furent maintenus dans la période de l'entre-deux-guerres, mais ils ne représentaient pour ainsi dire rien au niveau de la politique concrète.
Les Belges de langue française pouvaient prendre connaissance, bien sûr, des publications importées de Paris. Entre les deux guerres mondiales, l'un de leurs porte-parole et publicistes les plus connus fut Hem Day (pseudonyme de Marcel Dieu), qui, en sa qualité d'éditeur et de libraire, faisait en réalité partie des anarchistes français. Tout en étant rédigée en néerlandais, la revue flamande Van Nu en Straks (Aujourd'hui et demain), grâce à certaines tendances libertaires, avait des contacts avec des auteurs belges écrivant en français tels que Georges Eekhoud. Hem Day consacra une étude importante à Eekhoud pour démontrer qu'il était un ‘individualiste anarchiste’ traduit en justice pour motif de pornographie en raison de son roman Escal Vigor. Par ailleurs, le principal rédacteur de Van Nu en Straks était August Vermeylen, qui, à la fin du siècle dernier, se posait en ‘individualiste aristocratique’ et s'opposait à bon nombre d'autorités de son époque. Toutefois, cette attitude d'opposition antiétatique n'était pas inhabituelle dans les milieux littéraires.
Le mouvement ouvrier en Belgique, pour sa part, se développa sous l'influence de la social-démocratie et du solidarisme catholique, et ultérieurement aussi de l'une ou l'autre des variantes du communisme. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l'anarchisme ne représentait plus qu'une philosophie de minorités très limitées. | |
Ferdinand Domela Nieuwenhuis.Ferdinand Domela Nieuwenhuis naquit le 31 décembre 1846. Il était le fils d'un pasteur luthérien très aisé. Il suivit l'exemple de son père et se fit pasteur à son tour. Influencé par le modernisme très critique, puis par l'athéisme - notamment par la lecture des écrits de Ludwig Feuerbach -, il tourna le dos à l'Eglise en 1879 pour se consacrer à ‘l'élévation de la classe ouvrière’. Dans son organe Recht voor Allen (Justice pour tous), il défendit le socialisme tel qu'il avait été formulé en 1875 dans le programme de Gotha lors de la création d'un parti allemand unique composé de partisans de Marx et de Lassalle. Domela écrivit aussi des introductions aux idées de Marx: Kapitaal en Arbeid (Le capitalisme et le travail). Il attachait une grande importance à l'action directe des ouvriers, par l'intermédiaire de leurs syndicats, par exemple. Il était partisan de la grève générale en tant que moyen d'empêcher toute guerre et il souscrivait également au passage du programme de Gotha relatif à l'autogestion socialiste indépendante de l'Etat. Domela ne fonda pas de parti lui-même. Une Sociaal-Demokratische Vereniging (Association sociale-démocrate) avait été constituée à Amsterdam en 1878, précurseur de l'Union sociale-démocrate déjà citée, fondée en 1881, qui serait appelée souvent ‘parti’. Vers 1873, un certain capitalisme florissant commença à décliner. Le prolétariat adopta une attitude de plus en plus radicale. Les ouvriers, déclaraiton, devaient se libérer eux-mêmes par la voie de la lutte des classes. Il fallait mettre fin à la propriété privée des moyens de production: ce qui était créé par l'ensemble du peuple devait aussi être géré | |
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Page de titre du numéro du 1er mai 1890 de ‘Recht voor Allen. Orgaan der Sociaal-Demokratische Partij’ (Le droit pour tous. Organe du parti social-démocrate), publication éditée par Domela Nieuwenhuis. Grâce à la réunion des forces, le mouvement social, représenté sous la forme d'un brise-glaces, peut briser la glace compacte symbolisant la société. Sur les glaçons sont mentionnées les valeurs qu'il faut combattre: le monopole, les trusts, la presse, la corruption, l'association patronale, la bourse, la royauté, le militarisme et le clergé.
par celui-ci. La plupart des syndicats songeaient encore avant tout à apporter des changements au système existant. Dans l'organe de Domela, on lisait cependant: ‘Ne laissons pas le peuple assujetti et ne gouvernons pas avec une bonté paternelle pour le peuple, non, mais que tout soit fait par le peuple.’ Le terme de ‘bonté paternelle’ visait ceux qui prônaient une sorte de ‘despotisme éclairé’, qui avait été l'idéal du dix-huitième siècle. Les termes d'‘associations de producteurs libres et égales’, mis en avant par Proudhon, avaient trait à l'autoactivité et l'autogestion en matière économique.
La popularité de Domela s'accrut. Ses adhérents l'incitèrent à poser sa candidature au Parlement. Il fut membre de la Deuxième Chambre de 1888 à 1891. En sa qualité de député, il fit de l'excellent travail, en ce sens qu'il plaida énergiquement en faveur de tous les objectifs que feraient leurs les socialistes ultérieurs: le suffrage universel, la journée de travail de huit heures, la protection des enfants, l'émancipation des femmes, les soins médicaux, la pension pour les personnes âgées. Il avança également des idées que les sociaux-démocrates, par la suite, jugèrent trop radicaux: l'instauration de la république, l'émancipation des colonies, la lutte contre la guerre au moyen de grèves et par le refus de porter les armes.
Déçu par son expérience parlementaire, Domela, après 1891, évolua de plus en plus vers l'anarchisme, c'est-à-dire qu'il devint partisan d'un socialisme sans Etat. Dans cette forme de société, les entreprises devaient être gérées par des fédérations d'associations ouvrières, contrôlées par la fédération de communes qui devait remplacer l'Etat. Les termes tels qu'autonomie, liberté réciproque, coopération sur base d'égalité, fédéralisme, décentralisation, déclarer la guerre à la guerre, etc., revenaient fréquemment sous sa plume.
Dans son organe Recht voor Allen, que Domela mettait à la disposition de l'Union sociale-démocrate, les contradictions internes devinrent de plus en plus évidentes. Les vrais sociaux-démocrates voulaient que l'Union participât aux élections. Lorsque ce projet fut rejeté, les ‘réformistes’ créèrent, en 1894, le Sociaal-Demokratische Arbeiderspartij (SDAP - Parti ouvrier social-démocrate), qui est le précurseur de l'actuel Partij van de Arbeid (PvdA - Parti du travail). Ce parti éclipserait bientôt le mouvement anarchiste, surtout parce que la dépression économique prenait fin vers 1893 et que des améliorations au sein du système capitaliste s'avéraient possibles. Comme il ressort de son livre Het socialisme in gevaar (1894 - Le socialisme en danger), Domela était devenu un anarchiste conscient | |
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à partir de 1894 déjà. En 1898 parut sa nouvelle revue, De Vrije Socialist (Le socialiste libertaire). Il transféra Recht voor Allen à l'Union sociale-démocrate, qui fut bientôt supprimée. Domela - qui mourut en 1919 - consacra donc les vingt-deux dernières années de sa vie à l'anarchisme. Dans la première période de son combat, il avait fait oeuvre de pionnier pour la social-démocratie. Qu'a-t-il fait pour l'anarchisme? Abstraction faite de ses prédécesseurs et compagnons de route nommés plus haut, il fut dans une très large mesure le fondateur du mouvement anarchiste aux Pays-Bas. Dans cette période florissante de l'anarchisme fut créée la première centrale syndicale anarcho-syndicaliste, le Nationaal Arbeidssecretariaat (NAS - Secrétariat national du travail), ainsi que, à l'initiative de Domela même, l'Internationale Antimilitaristische Vereniging (IAMV - Association antimilitariste internationale). Domela exerçait une forte influence sur les idées qui inspiraient les deux organisations précitées. Nous pouvons affirmer que ce fut lui le grand inspirateur des idées que prônait le mouvement anarchiste, notamment celles de l'autogestion socialiste, le refus de porter les armes, la libre pensée, l'humanisation de la société dans différents domaines. Domela fut également un auteur infatigable. Sa bibliographie mentionne au moins cent soixante-deux livres et brochures et soixante-sept traductions. Il fut, en outre, beaucoup lu. Prenons deux exemples: son essai Hoe ons land geregeerd wordt, op papier en in werkelijkheid (1885 - Comment on gouverne notre pays, officiellement et réellement) connut un tirage final de cinquante mille exemplaires; une brochure de 1891 sur la signification (relative) des élections et du Parlement trouva cent mille acheteurs. Il ne faut pas perdre de vue, à ce propos, que les Pays-Bas, à l'époque, ne comptaient que quatre millions et demi d'habitants, dont beaucoup étaient des analphabètes (la scolarité obligatoire ne fut instaurée qu'en 1901). Lorsque Domela mourut en 1919, ses obsèques à Amsterdam devinrent la démonstration de sympathie la plus grandiose qu'ait jamais connue la capitale des Pays-Bas. | |
L'anarchisme après Domela Nieuwenhuis.Pendant la première guerre mondiale, l'importance du mouvement libertaire ou apparenté s'était considérablement accrue. Ce renforcement ne s'est pas maintenu pour toute une série de raisons. De 1918 à 1933 - le point le plus bas de la nouvelle dépression économique -, le réformisme social-démocrate conquit du terrain, le suffrage universel fut instauré, la journée de travail de huit heures fut légalement instaurée, les mutualités contribuèrent à l'extension des soins médicaux et l'accès à l'enseignement fut considérablement élargi. La lutte contre les conservateurs libéraux et confessionnels requérait plus d'attention que l'idéal de la révolution européenne. En outre, la révolution russe suscita de profondes divisions lorsqu'elle aboutit à un gouvernement bolcheviste qui se disait communiste. En même temps, la lutte véhémente qui opposait les communistes aux anarchistes sur les questions de l'Etat et de l'armée, de la dictature et de la liberté, se termina au détriment du mouvement socialiste libertaire, plus actif sur le plan idéologique et éthique. Pendant la période de dépression économique se manifestèrent également des figures radicales extrêmes dans les rangs anarchistes. Influencé notamment par le penseur allemand Max Stirner, des individualistes tels que R. Tamminga et J.P. Hommes prêchèrent l'égoïsme. Ainsi Tamminga écrivit-il une brochure insolite, | |
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Convocation pour une réunion anarchiste. Les anarchistes se trouvant en marge du parti essayaient en automne 1893 d'influencer dans le sens antiparlementaire le ‘Sociaal Democratische Bond’ (Union sociale-démocrate).
intitulée Theorie en praktijk van het nemen (Théorie et pratique du prendre), où il affirme que les riches prennent beaucoup, tout en recommandant toujours aux autres de donner. Il faut inverser cela, prônait-il. C'était aux pauvres qu'il revient de prendre et aux riches de donner. Par ailleurs, le nombre des variantes au sein du mouvement anarchiste était trop grand. De 1922 à 1928, un groupe - avec entre autres A.L. Constandse comme rédacteur - édita les mensuels Alarm (Alarme) et Opstand (Révolte), qui dénonçaient le réformisme des syndicats. Chez les antimilitaristes, un certain nombre de propagandistes développaient une activité incessante, tels que le pasteur éclairé N.J.C. Schermerhorn, l'ex-pasteur Bart de Ligt et le sténographe Albert de Jong. Mais la guerre civile espagnole suscita des divergences de vue dans le camp des antimilitaristes. Leurs coreligionnaires espagnols, dans leur opposition à Franco, créèrent en effet une milice armée. Certains Hollandais refusèrent de prêter de l'aide aux anarchistes espagnols; d'autres, tels que Constandse, fondèrent en 1937 une Federatie van Anarchisten (FAN - Fédération d'anarchistes) en vue de soutenir la FAI libertaire espagnole. Toutefois, en 1939 on pouvait déjà affirmer que ‘le mouvement’ manquait à ce point de ligne et de contenu qu'il commença à se dissoudre. La deuxième guerre mondiale, et plus spécialement l'occupation allemande, signifia son arrêt de mort. Les anarchistes se montrèrent incapables d'organiser un mouvement de résistance illégal. Ils étaient en grande partie paralysés. Certains furent actifs dans la résistance, d'autres collaborèrent, mais la plupart demeurèrent passifs. Au lendemain de la guerre, aucune organisation ne se relevait des cendres. Il n'était plus question de ‘mouvement’ ni de mouvement ouvrier. Depuis, l'anarchisme fut surtout propagé comme une conception de la vie et du monde, une philosophie portant sur l'autogestion, le socialisme libertaire, l'éducation antiautoritaire, la réforme sexuelle, | |
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le fédéralisme et la décentralisation, l'émancipation des croyants. En tant que telle, elle semblait susciter un intérêt croissant parmi les étudiants, les travailleurs sociaux, les pédagogues et les artistes. Le mouvement ‘provo’ de 1965, qui voulut provoquer toute autorité, invoqua les principes de base de l'anarchisme, mais il s'éteignit assez rapidement. La théorie et l'histoire de l'anarchisme suscitent encore - ou toujours - beaucoup d'intérêt, mais surtout au titre de levain pour des tendances libertaires dans toutes sortes de domaines. Il n'empêche que pendant un demi-siècle, c'est-à-dire de 1889 à 1940, l'anarchisme a joué un rôle d'animateur et d'inspirateur, encouragé la lutte des classes, l'antimilitarisme et l'anticléricalisme, en vue d'aboutir à un ‘socialisme à visage humain’.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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