Septentrion. Jaargang 7
(1978)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Le poète Paul SnoekLionel DefloNé en 1940 à Menin (province de Flandre occidentale). Professeur de néerlandais et d'histoire dans le cycle secondaire. Rédacteur en chef de la revue de critique littéraire et artistique Kreatief. Publications: une anthologie Nieuw-realistische poëzie in Vlaanderen (1972 - La poésie néoréaliste en Flandre), une monographie sur le romancier et poète Clem Schouwenaars (1976), des nouvelles, critiques et essais dans les principales revues flamandes. Collaborateur de la revue Ons Erfdeel. Le poète et artiste peintre Paul Snoek, pseudonyme d'Edmond Schietekat, dans la vie quotidienne homme d'affaires et directeur de vente, né le 17 décembre 1933 dans la ville provinciale de Saint-Nicolas (Flandre orientale), était le fils aîné d'un fabricant de textile. Après des années estudiantines assez mouvementées à Gand, il crée à Anvers, avec les poètes Gust Gils et Hugues C. Pernath, récemment décédé, la revue d'avant-garde Gard Sivik (1955). Dans les premières années de son existence, cette revue se fait le porte-parole de la deuxième vague expérimentaliste - celle des poètes des années cinquante-cinq - dans la poésie flamande. [De la première génération expérimentaliste de 1950 faisaient notamment partie Jan Walravens, Hugo Claus, Louis Paul Boon, qui s'étaient groupés autour de la revue Tijd en Mens (Le temps et l'homme).] Contrairement au groupe de Tijd en Mens, dont les préoccupations étaient principalement humanitaires, sociales et éthiques, les jeunes poètes gravitant autour de Gard Sivik s'intéressèrent davantage à une esthétique résolument expérimentale, comme l'écrivit Paul Snoek en guise de programme dans un article paru dans le journal gantois Vooruit du 21 janvier 1956: ‘Les poèmes que nous écrivons ont une causalité qui se fonde principalement sur l'association d'images. Ainsi, ce sont les images qui ont évincé le mot et la métaphore, et leur rôle consiste à remplir une fonction autonome dans la progression, le “tempus” du poème. (...) (Nous avons) découvert dans la manière d'exprimer de nos sentiments et, simultanément, dans le mot utilisé comme image, un facteur nouveau, à savoir le facteur de l'imagination.’Ga naar eind(1).
Le critique Paul de Vree souligne lui aussi ce caractère primordial de l'imagination poétique, lorsqu'il situe les premiers poèmes de Snoek dans un contexte littéraire et historiqueGa naar eind(2): ‘Dans le climat | |
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général du malaise de l'après-guerre, était né auprès des jeunes nés dans les années trente, parmi lesquels Paul Snoek, un véhément désir d'un “monde habitable”, ce qui impliquait un refus de l'ordre établi, qu'accompagnait souvent un véritable sentiment de haine à l'égard de celui-ci. Ce désir ne trouvait guère de sol nourricier dans le langage traditionnel. Le mot devait être sorti des mécanismes de pensée consacrés et réévalué quant à son contenu d'après sa valeur d'image, ce qui mettait en branle un certain mécanisme d'imagination’Ga naar eind(3).
Il est remarquable que cette conception soit déjà présente, en même temps que les motifs les plus importants de la vision poétique du monde de Snoek, dans le poème qui a donné son titre au premier recueil de poèmes, Archipel (1954), que je veux citer intégralement à titre d'illustrationGa naar eind(4). A l'aide de ce premier poème, je me propose de m'attarder sur quelques motifs et thèmes importants, qui constitueront des caractéristiques essentielles du monde poétique de Paul Snoek.
Archipel
Je suis une ruine de la mer,
entouré de tous les noms de l'eau,
où chaque rêve devient une île
qui s'appelle Elbe
et chaque désir
du sable de Sainte-Hélène.
Où je suis l'enfant de mai qui sur les plages
joue avec des cercles de soleil
et le soir ramasse des coquillages de la mort.
Où je suis le corps
qui donne ses mains inhabitées,
Célèbes à Dieu et la Terre de Feu aux hommes,
mais qui trop rarement est homme, homme exclusivement.
Le poème est imprégné d'une infinie solitude existentielle. Le poète est ‘une ruine de la mer’, qui ne trouve de refuge pour ses rêves et désirs que dans l'imagination, cette île individuelle qui peut offrir une liberté spirituelle illimitée. A ce propos Snoek déclare dans un entretien avec Herwig Leus: ‘Qu'est-ce en effet que l'imagination sinon une tentative d'échapper aux obligations programmées, à la contrainte.’Ga naar eind(5). ‘Dans mes poèmes, je m'efforce de créer par l'imagination une nouvelle dimension’Ga naar eind(6). ‘J'essaie aussi d'écrire à partir de l'imagination que me fournit la langue’Ga naar eind(7).
Parce qu'il se trouve isolé en tant qu'homme - la solitude est le premier et le dernier mot de cette oeuvre poétique, écrit Lieve ScheerGa naar eind(8) -, à la fois par le besoin et l'absence de contact humain, mais aussi par le sentiment d'être incompris, le poète s'enferme dans un cocon de réalité imaginée. Ce sentiment de déception, de désenchantement quant aux agissements des ‘hommes’, de misanthropie même, était par ailleurs tout à fait caractéristique des jeunes poètes qui se faisaient entendre dans les années cinquante. Snoek veut combler d'imagination l'Umwelt, le monde environnant ressenti comme vide, transformer la déception en illusion, métamorphoser, en un jeu consolant avec la fantaisie, la réalité en un monde onirique d'étonnement.
Dans le recueil Noodbrug (1955 - Pont de fortune), il se dit dans le poème ‘Conversation avec mes fleurs’ un être qui se trouve parmi des hommes, mais qui est seul. Sur le mode irréel plein d'espoir, il exprime un souhait:
‘Je voudrais voir le monde
transformé en
une maison brillante,
où devant chaque fenêtre
se trouverait un jardin
où ne poussent pas d'humains.’
Dans le recueil Ik rook een vredespijp (1957 - Je fume le calumet de la paix), l'aliénation humaine et la fuite dans une réalité imaginaire demeurent les thèmes centraux: le poète se dit un ‘outlaw’, ‘un étranger’, mais il ajoute:
‘Maintenant je me suis peint le front
d'une couleur de rêve.’
Dans ce contexte, le magnifique poème | |
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Paul Snoek (o1933).
‘Château en Espagne’ occupe une place essentielle dans ce recueil; le poète veut:
‘devenir l'artisan
d'un château en Espagne,
car je dispose
des douces mains
d'un inventeur.’
Revenons un instant au premier poème ‘Archipel’, qui comme nous l'avons dit, témoigne déjà, bien qu'à l'état embryonnaire, de l'évolution poétique de Paul Snoek. Dans ce poème, nous lisons: ‘là je suis le corps’ (c'est nous qui soulignons). Mot clé, en effet, qui reviendra fréquemment dans le recueil Hercules (1960), où Snoek deviendra extrêmement conscient de l'existence de son corps en tant que refuge lui permettant de sortir de l'isolement. Ce thème avait déjà été abordé dans un recueil un peu à part, De heilige gedichten (1959 - Poèmes sacrés), qui constitue un sommet dans l'oeuvre poétique de Snoek, sur lequel je reviendrai. Dans le poème ‘Tabula rosa’, nous lisons, en une sorte d'anticipation:
‘Ceci devrait être l'unique vie:
un homme surdoré, créé pour sa
beauté et pour rien d'autre.’
Si les premiers recueils respirent la déception, la démystification et la solitude, le poète se convertira, dans les vers extatiques et hymniques du recueil Hercules, en chantre de la glorification vitaliste de la vie. Ce culte de ce qui est vivant, porteur et générateur de vie, qui se traduit dans des mots clés comme ‘en fleurs’, ‘pollen’, ‘semence’, ‘germe’, etc. culmine dans une enivrante expérience corporelle. A ce sujet, Lieve Scheer, dans son étude sur Paul Snoek, s'attarde plus spécialement sur le remarquable ‘don d'observation tactile’ du poète tel qu'il ressort abondamment des formes verbales inchoatives et intensives: respirer - bouger - manger - boire - dormir - nager. | |
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Ce recueil comporte des poèmes qui sont parmi les plus beaux que Snoek ait écrits: ‘Dit à la mer’, ‘Horror vacui’, ‘Hercules’, ‘Le soleil est un père’ et le magnifique poème ‘Un nageur est un cavalier’. Particulièrement présentes dans ce recueil sont ‘la mer’ et ‘l'eau’, sources primitives de la vie. Pour Snoek, l'eau est en effet la matière première de son imagination, comme il le déclare dans un entretien avec Herwig Leus, parce que, dans son esprit, l'imagination doit toujours être liée à un élément naturel. ‘L'eau est aussi une source primitive, un principe créateur... et elle est fluide, sexuelle pourraiton dire...’Ga naar eind(9). La symbolique érotique telle qu'elle se trouve sublimée dans le poème ‘Un nageur est un cavalier’ renvoie indéniablement aux jeux de l'accouplement et au coït (‘le créateur qui embrasse sa création’).
La prise de conscience corporelle de Snoek, sa ‘renaissance’ qui s'accomplit dans Hercules, il la prêchera sous la forme d'un message cosmique et prophétique dans Richelieu (1961) et de manière encore plus poussée dans Nostradamus (1963). Dans Richelieu, il écrit:
‘Reposant sur un pivot d'or je me tenais debout
et respirais dans la clarté et la vérité’
et plus loin:
‘Etre saint c'est habiter silencieux
dans les arbres ardents de la vérité’
‘dormant contre la dure colonne de la vérité’
‘Tel le soleil dans une goutte dormante
j'embrasse tendrement avec de l'eau
l'ombre couvrante de la vérité’
‘La vérité est mon pénible instrument’
‘Enfant abandonné j'ai l'étincelle de ma vérité’
‘A l'intérieur du luxe je chéris la vérité’
Snoek est pour ainsi dire submergé par un ardent désir métaphysique de vérité, comme il l'écrit, par ailleurs, dans un essai intitulé De dichter en de waarheid (1962 - Le poète et la vérité): ‘Le poète est l'instrument, la machine, non pas en tant qu'inventeur, mais en tant qu'exécuteur au service de la vérité. Et cette vérité est la vérité spirituelle du poète, nourrie par la lumière. Non pas la lumière du soleil, qui n'est qu'une conséquence symbolique de la chaleur, non pas la lumière des röntgen, qui n'est que pure matière, mais la lumière plus forte des siècles, se nourrissant d'une source de lumière divine’Ga naar eind(10).
Si le recueil Richelieu a révélé la prise de conscience du poète en tant que prophète de la vérité, il la prônera ‘en tant qu'exécuteur au service de la vérité’ dans le recueil Nostradamus (1963). Comme le note à juste titre Paul de Vree, cette terminologie n'est pas dépourvue de résonances évangéliques et religieuses traditionnelles, mais en réalité, elle est plutôt étroitement liée à une ‘prélogique primitive païenne’Ga naar eind(11). Dans le cycle ‘Le poète d'argent’, Snoek est devenu un prophétique ‘sorcier de la parole’, comme l'écrit Paul de Vree: ‘Il a trouvé (inventé) l'alliage de mots par lequel il peut témoigner de sa vérité, qu'il a péniblement acquise. Il s'adresse à nous à partir d'une certitude et d'une paix absolue et se sent élevé tel un dieu’Ga naar eind(12). Alors que prédominaient dans les premiers recueils la symbolique de ‘la mer’ et de ‘l'eau’, l'isolement, l'élan créateur et la purification, Nostradamus traduit la glorification de ‘la lumière’ en tant qu'exaltation métaphysique du bonheur.
Mais:
‘après le luxe de la parole
naît une solitude, de tristes dégâts’
(‘Sérénade’ dans De zwarte muze). Après l'euphorie et la présomptueuse griserie du bonheur, le poète entrevoit l'aspect artificiellement mythique et rhétori- | |
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que de son rôle de visionnaire et il devient conscient de la réalité dans toute sa nudité: son infinie solitude et le vide. ‘Où est le temps où tu me nourrissais de ton luxe’ écrit-il plein de mélancolie dans le poème qui donne son titre au recueil De zwarte muze (1967 - La muse noire). Le poète descend du Parnasse dans une cellule de silence:
‘D'un tissu de pluie et de lassitude
le silence nous a vêtus, a dirigé nos lèvres vers
le nord qui prie à force d'avoir froid’
confesse-t-il dans le magnifique ‘Poème écrit avec du silence’. Et plus loin:
Le coeur est solitaire jusqu'au bout des doigts,
angoissant de silence autant que la maison
qui s'écroule sous l'imperceptible tintement des clefs’
Une fois encore le prophétique prêcheur de la vérité resurgira dans le cycle Woord voor woord (1968 - Mot par mot; non paru en recueil, mais figurant dans le recueil des poésies complètes Gedichten 1954-1968); mais il retombe dans le silence et dans le vide: ‘Le silence est presque mon sosie’. Il habitera le silence, mot par mot, comme un refuge provisoire. Et le poète doute d'un avenir heureux, doute aussi d'un avenir poétique fructueux, comme il le dit dans le magnifique poème ‘Un bel été’, qu'il écrivit au cours de l'hiver 1967-1968 et sur lequel s'ouvre le volume de ses poésies complètes, mais qui lui sert en même temps de clé de voûte: le poète doute qu'il y ait encore un été (= une moisson poétique) pour lui.
Après la parution de ses poésies complètes en 1969, Paul Snoek se retire (provisoirement) du monde littéraire pour se consacrer intensivement à son oeuvre plastique. C'est une surprise lorsqu'en 1971, il annonce soudain un nouveau recueil, où il met apparemment en question toute son oeuvre antérieure, qu'il se propose pour ainsi dire de démystifier. Le recueil Gedrichten (Poèmes; titre intraduisible, du reste, puisque contamination de deux mots néerlandais: gedichten, poèmes, et gedrochten, monstres, qui se superposent) porte comme sous-titre: ‘poésie d'actualité documentée et/ou poèmes d'horreur alternatifs’. Le lecteur constate d'emblée que Snoek a abandonné son lyrisme abondant pour une poésie parlée objective et froide, épique et communicative. Ses Gedrichten fournissent des commentaires d'esprit contestataire sur certains aspects monstrueux de notre civilisation technocratique contemporaine; ils n'en portent pas moins la griffe caractéristique de Paul Snoek, par le ton ludique, relativisant, moqueur, froidement distant, raffiné et supérieur. Pourtant, cette volte-face poétique n'est pas tout à fait nouvelle, car dans le recueil De heilige gedichten, de 1959, Snoek avait déjà écrit quelques poèmes dans le style parlé, sur un ton très ironique et caricatural, qui se rapportaient très étroitement à la réalité sociale. Snoek attribuait ce changement de ton à l'influence de la littérature dadaïste allemande. Nous pouvons supposer que pendant ses deux années de silence sur le plan poétique, Snoek a probablement subi l'influence du courant du nouveau réalisme poétique, qui se manifestait dès la fin des années soixante. Nombre d'éléments dans ses Gedrichten en témoignent: la présence de la réalité et d'informations de tous les jours, l'approche anecdotique, le sens de la relativité, tout l'éventail des différentes sortes d'humour, depuis l'ironie jusqu'au cynisme, la litote et, par-dessus tout, un langage nettement plus communicatif et accessible. Il convient de souligner cependant que Snoek a assimilé ce nouveau courant de manière tout à fait personnelle et pleine de fantaisieGa naar eind(13).
Dans Frankenstein, nagelaten gedichten (1973 - Frankenstein, poésies posthumes), édition bibliophilique, Snoek progresse encore sur la voie du sarcasme, mais dans sa publication la plus récente, édi- | |
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tion bibliophilique également, Ik heb vannacht de liefde uitgevonden (1973 - Cette nuit, j'ai inventé l'amour), Snoek revient manifestement à l'esthétisme et au vers riche en images.
Cette introduction sommaire à l'oeuvre poétique de Paul Snoek ne nous permet pas d'approfondir la symbolique omniprésente, son attitude éthique, l'érotisme tel qu'il s'exprime de manière très noble, notamment dans les splendides poèmes d'amour Gedichten voor Maria Magdalena (1971 - Poèmes pour Marie-Madeleine). Nous ne nous attarderons pas davantage ici sur l'oeuvre en prose parfois caricaturale du poète; signalons, toutefois, que là aussi, le monde aquatique, sous-marin, préoccupe l'auteur, comme il ressort notamment de titres comme Reptielen en amfibieën (1957 - Reptiles et amphibies) et Kwaak- en kruipdieren (1972 - Coassants et rampants). Ce même monde aquatique et animal se retrouve, du reste, dans l'oeuvre picturale, qui respire une vision cosmique à la fois ludique et surréaliste.
A peine avons-nous dit quelque chose de ce qui rend vraiment unique en Flandre la poésie de ce poète fréquemment loué et couronné (notamment par le Prix triennal de la poésie de l'Etat en 1968) au même titre que celle de Hugo Claus, je veux dire la magistrale manipulation de cet instrument qu'est la langue. Dans son étude, Lieve Scheer parle de ‘la passion impulsive dans la langue’ chez Snoek. Sa langue est en effet très riche en fantaisie, très plastique et émotionnelle, et l'auteur manie avec virtuosité toute une gamme de moyens stylistiques et rythmiques. Il recourt abondamment à l'intensification rythmique au moyen d'allitérations, d'assonances, de techniques d'écho, de répétitions à l'intérieur même du vers, de mots composés, renforcés, d'enjambements, de constructions inversées au niveau du vers, de néologismes, d'amplifications, etc. Tout cela confère à la poésie de celui qui ‘fond de l'argent’ dans ses poèmes le brillant et le lustre d'orfèvreries royales.
Toute l'oeuvre poétique de Paul Snoek baigne dans une atmosphère de raffinement aristocratique, de pompe un peu vieux jeu et de luxe baroque, de noblesse et de sublimité, de solennité et de sacralité. Dans son oeuvre poétique, Paul Snoek apparaît comme un esthète baroque chez qui l'imagination est continuellement au pouvoir. Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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