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l'oeuvre de jan dibbets
carel blotkamp
Né à Zeist (province d'Utrecht) en 1945. Etudes d'histoire de l'art. Depuis 1969 collaborateur scientifique à l'Institut d'histoire de l'art de l'Université de l'Etat d'Utrecht, où il assume le cours d'histoire de l'art moderne.
Collaborateur pour la section des arts plastiques de l'hebdomadaire Vrij Nederland depuis 1967. Articles sur l'histoire de l'art et sur les théories artistiques du dix-neuvième et du vingtième siècle dans les revues Delta, Integration, Museumjournaal, Simiolus et Studio International.
Auteur de Na de beeldenstorm (1970 - Après les iconoclastes) et Pyke Koch (1972). Coauteur de Kunst van nu. Encyclopedisch overzicht vanaf 1960 (1971 - Art Contemporain. Aperçu encyclopédique à partir de 1960).
Adresse:
Maliesingel 60, Utrecht, Pays-Bas.
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1.
Les modifications importantes qu'a subies l'oeuvre de l'artiste néerlandais Jan Dibbets en 1967 nous permettent de parler d'une véritable rupture dans son évolution et de distinguer nettement les oeuvres d'avant 1967 des créations ultérieures. Ces modifications se sont manifestées très clairement et sans équivoque dans l'apparition visuelle ou autrement perceptible de l'art de Dibbets. Il faut les intégrer dans une évolution plus fondamentale, à savoir celle de ses conceptions, ce qui nous renvoie, somme toute, aux modifications générales des conceptions artistiques telles qu'elles se sont produites chez les artistes au cours de la dernière décennie.
Jusqu'au printemps 1967, Jan Dibbets a peint des tableaux. A partir de la seconde moitié de la même année, son oeuvre comporte des objets, des résultats visibles d'actes exécutés dans le paysage ou dans des espaces intérieurs, des photos, des films, des enregistrements de sons et de textes. Parfois, il combine plusieurs de ces éléments. Au cours des dernières années, il semble marquer une prédilection pour les photos et les films. Les problèmes que posent des oeuvres récentes en ce qui concerne l'interprétation de l'évolution de Dibbets feront l'objet de la seconde partie du présent article.
Il y a une nette différence, non seulement du point de vue extérieur, mais également en ce qui concerne le caractère et la tradition, entre le moyen dont Dibbets usait jadis pour présenter son art et les intermédiaires dont il se sert à présent. Nous reviendrons encore sur cette différence; signalons un seul élément en guise
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Deux carreaux par Jan Dibbets (1966).
d'exemple. On pouvait dire que les peintures de Dibbets constituaient des oeuvres d'art à proprement parler. Ce que nous appelons l'art était pour ainsi dire inclus dans leur existence matérielle. Il est impossible d'en dire autant pour ses oeuvres d'après 1967. Dans les oeuvres nées entre 1967 et 1970, surtout, la manifestation visuelle ou auditive n'est souvent qu'une documentation aussi adéquate que possible sur l'oeuvre proprement dite qui est elle-même une idée, une abstraction. Dibbets a consacré toute son attention au choix de la forme sous laquelle il a finalement présenté son art: elle n'est sûrement pas arbitraire, mais pas aussi absolue non plus que c'est le cas pour un tableau; elle n'est pas l'expression unique, donc que l'on ne peut répéter, de l'oeuvre d'art. Signalons à l'appui de ce que nous disons là que la valeur de l'illustration reproduite à la page 79 du présent article n'est pas moindre, en fait, que celle de la photo originale. Tout comme le Musée communal d'Amsterdam, l'abonné de la revue Septentrion possède son propre Dibbets.
Les différences extérieures entre les premières oeuvres et les oeuvres ultérieures de Jan Dibbets nous conduisent presque automatiquement à l'évolution des conceptions artistiques qui s'est probablement trouvée à l'origine de son oeuvre de la période cruciale de 1967 et des années suivantes.
Les peintures d'avant 1967 montrent des divergences assez importantes. Etalées sur quelques années seulement, elles constituent un éventail si large de possibilités picturales qu'on finirait par croire que Dibbets n'avait pas encore décidé pour lui-même de la voie à suivre en tant qu'artiste. Cette incertitude diminue à mesure qu'il se consacre plus attentivement à un ensemble de problèmes essentiels caractérisant l'art pictural du vingtième siècle. En schématisant et en généralisant, par nécessité, on pourrait les résumer en disant qu'il s'agit du problème de la possibilité d'existence ou même du droit à l'existence du tableau.
Il ne faut pas soulever la question de savoir si, et dans quelle mesure, cette problématique a déjà joué un rôle par le passé. On peut affirmer cependant qu'au cours des siècles qui ont précédé le vingtième, le problème capital était celui des rapports entre la forme et le contenu. L'oeuvre d'art n'était pas encore menacée dans son existence même. Vers la fin du dix-neuvième et au cours du vingtième siècle seulement, lorsque l'aspect dichotomique de l'expérience de la réalité
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Perspective Correction - diagonal I crossed I diagonal par Jan Dibbets (1968)
s'est imposé davantage, le dualisme de l'illusion et de la réalité a été reconnu en tant que problème primordial pour l'art pictural, et l'existence de l'oeuvre d'art elle-même a été mise en question, aussi bien la position de l'image peinte entourée d'images réalisées de façon différente que la position du tableau en tant qu'objet parmi d'autres. Il n'y a pas de courants ni d'artistes importants de ce siècle qui n'aient essayé, par la parole et par les actes, de préciser leur point de vue sur ces questions.
La série de shaped canvasses de 1967 et de 1968 prouve que Dibbets s'en est également préoccupé. Il s'agit de tableaux dont le contour s'écarte de la forme rectangulaire habituelle. Dibbets avait composé ces tableaux aux formes irrégulières en juxtaposant plusieurs toiles peintes
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Stills from video tape twelve hours tide object with corrections of perspective par Jan Dibbets (1968-69).
d'une même couleur de format rectangulaire et triangulaire, de sorte qu'en surface plane elles donnaient à nouveau l'impression de volumes dans l'espace, comme un cube.
La peinture monochrome de plusieurs toiles et le montage nettement visible conféraient à ces oeuvres un certain aspect concret que troublait cependant l'illusion d'un espace tridimensionnel. Cet illusionnisme fait pourtant défaut dans plusieurs oeuvres que Dibbets appelait des ‘peintures entassées’, des tas de toiles amoncelées par terre ou contre le mur, avec lesquelles il a mis fin à ses activités picturales.
Ces toiles consacrent la rupture dans son évolution à laquelle il a déjà été fait allusion. Elles ont, ainsi que plusieurs shaped canvasses de 1966 et 1967, été présentées au public lors de l'exposition 248 objekten (248 objets) donnée à Leyde en 1968, mais l'article biographique sur Jan Dibbets dans le catalogue de l'exposition précisait explicitement: Il ne peint plus depuis 1967.
Ne plus peindre. Dans l'histoire de l'art moderne, ces mots d'une grande simplicité constituent une notion dont le sens est plus profond que ce que nous serions tentés de croire lorsqu'il s'agit simplement d'un acte négatif tel que l'arrêt d'une activité quelconque. Une sorte de crise se terminant le plus souvent par la fin de toute activité picturale intervient dans l'évolution d'un nombre considérable de peintres.
L'histoire de l'art du vingtième siècle comporte deux périodes où des phénomènes de crise de ce genre se présentent plus fréquemment qu'il n'est normal. La première se situe entre 1915 et 1925; la seconde commence vers 1960. L'exemple classique du peintre se détournant de la peinture a été celui de Marcel Duchamp (1887-1968) en 1919, Il ne s'est pas arrêté au moment où il s'est mis à sélectionner des ready mades - des objets tout faits -, comme on l'a dit souvent, mais un peu plus tard. Vers la même époque, plusieurs artistes russes importants tels que Vladimir Tatlin (1885-1953), Naum Gabo (1890) et El Lissitzky (1890-1941), des dadaïstes comme Kurt Schwitters (1887-1948) et Francis Picabia (1879-1953), des artistes
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Studio square par Jan Dibbets (1969).
en rapport avec l'école du Bauhaus tels que Laszlo Moholy-Nagy (1895-1946) et d'autres encore semblent avoir ressenti la peinture comme très problématique et l'avoir pratiquement abandonnée, même si par la suite ils reprenaient occasionnellement leur pinceau en main.
Nous pouvons déduire les objections que ces artistes nourrissaient à l'égard de l'art pictural des autres formes de création développées dans leur oeuvre ultérieure. Retenons deux de ces objections, des plus importantes qui nous permettront peut-être de mieux comprendre les motifs pour lesquels Dibbets et de nombreux artistes contemporains ont tourné le dos à la peinture.
La première objection de plusieurs artistes des importantes années 1915-1925 concernait le faible degré de réalité des résultats de l'art pictural. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, le tableau avait tiré sa force de conviction surtout de la suggestion ou, en parlant de façon négative, de l'illusion d'optique. Lorsqu'on éliminait l'aspect illusionniste, le tableau en tant que fait matériel était si insignifiant que, désireux de s'occuper de réalités, de la matière, de l'espace et du mouvement - quelque utopiques que leurs idéaux puissent nous paraître à l'heure présente -, des artistes tels que Tatlin et Gabo en arrivaient à la conclusion qu'il leur était dorénavant impossible de le faire dans le cadre du tableau. La construction d'objets tridimensionnels était pour eux l'autre manière de créer, prélude à la reconstruction totale du monde.
La seconde objection concernait le caractère unilatéral de l'art pictural, qui était sûrement moins prononcé au cours des siècles précédents lorsque les artistes et les artisans avaient ensemble une sorte de monopole dans tous les domaines de la production des arts plastiques. L'évolution des techniques de reproduction mécanique au dix-neuvième siècle entre autres a fait perdre successivement aux artistes toutes leurs fonctions, jusqu'à ce qu'il ne leur restât plus que les droits exclusifs sur la création artistique ellemême. De nos jours, la publicité, les journaux, les hebdomadaires, les films et la télévision nous confrontent quotidiennement avec une immense diversité d'images produite et orchestrée par des spécialistes en divers domaines.
Etant donné le degré de spécialisation toujours croissante de chaque discipline, cette évolution ne serait pas si néfaste si, du moins, elle n'entraînait pas en même temps un certain appauvrissement de l'art: on a consolidé chez les artistes une
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La collaboration de Jan Dibbets à l'exposition Op losse schroeven met Le musée sur un socle (1969, Amsterdam).
certaine façon de créer des images et chez le public une façon déterminée de les regarder. C'est contre un rétrécissement de la conscience de cet ordre, tant chez l'artiste que chez le spectateur, que des artistes tels que Duchamp, Lissitzky Moholy-Nagy se sont révoltés lorsqu'ils ont décidé de ‘s'arrêter de peindre’ temporairement ou à tout jamais pour s'occuper ensuite d'autres méthodes de création et de présentation artistiques. Ils s'intéressaient surtout aux nouvelles possibilités que leur offrait la technique comme, entre autres, la fabrication mécanique d'images et la multiplication d'images au moyen de la photographie, de films, etc.
Vers les années soixante, plusieurs artistes estiment les moyens de l'art pictural insuffisants et vont à la recherche d'autres moyens d'expression. C'est notamment le cas de Flavin, Judd et Morris ainsi que
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d'artistes d'une orientation toute différente tels qu'Oldenburg et Segal en Amérique. Aux Pays-Bas, on peut déceler un changement d'orientation analogue dans l'oeuvre notamment de Baljeu, de Dekkers et des membres du Nulgroep (groupe Zéro) néerlandais et ultérieurement chez Engels, Schippers, Van Elk et d'autres encore. Le point commun de ces artistes, en dépit des divergences qui les séparent, c'est qu'avant ou après 1960 ils sont passés de la peinture à la sculpture ou à une forme d'art réunissant l'une et l'autre, comme on le voit dans l'oeuvre de Flavin.
Dans plusieurs oeuvres de critique artistique, Judd a motivé son évolution en précisant que ‘la qualité spécifique et la force du véritable matériel, de la véritable couleur et du véritable espace font défaut dans l'art pictural’, ce qu'il considérait comme une faiblesse. Il traduisait ainsi l'opinion d'un nombre assez élevé d'artistes.
Il existe donc une certaine analogie entre cette conception et les objections contre l'art pictural formulées notamment par Tatlin, Duchamp et Moholy-Nagy dès les années 1915-1925. La décision de Jan Dibbets de ne plus peindre pourrait avoir des causes identiques. Ses dernières oeuvres de peintre, les ‘peintures entassées’ de 1967, pourraient être considérées comme l'ultime tentative de réaliser quelque chose de concret avec les moyens qu'offre la peinture, et en même temps comme la première tentative de créer des objets. En vertu de leur présence tangible et de leur caractère tridimensionnel, les interventions dans le paysage, les sculptures faites d'herbe et de sable, les objets constitués de matériaux naturels combinés avec des produits de la technique tels que des tubes au néon réalisés ensuite, en 1967 et 1968, possèdent une valeur de réalité tangible et plus directe que les résultats de l'art pictural ne pourront jamais atteindre.
Généralement parlant, la transition de l'art d'illusion vers l'art des réalités que Dibbets a effectuée dans une partie de son oeuvre doit être située dans l'évolution récente des arts plastiques, mais ce n'est sûrement pas là l'aspect le plus important des modifications que son art a subies en 1967. Le fait que, pour la première fois, il a cherché et trouvé des formules nouvelles, s'opposant aux conceptions consacrées en matière de création artistique, est plus important. En 1968, il a sommairement formulé ses aspirations dans la revue néerlandaise Museumjournaal (Journal des musées): ‘Je suis consciemment à la recherche d'une forme d'art détachée de quelque tradition que ce soit, où l'oeuvre soit moins importante que la recherche’. Les oeuvres de cette époque peuvent être considérées comme une tentative de concrétiser ses aspirations.
Plus que dans son oeuvre visuelle caractéristique de cette époque, l'attitude critique de Dibbets à l'égard de la tradition se manifeste dans une série de projets d'oeuvres également publiés en 1968, comportant notamment une série d'‘objets gênants’. Je crois qu'ils n'ont jamais été réalisés, mais Dibbets semblait avoir l'intention, lors d'une exposition de groupe, de déposer un petit tas de sable à côté de toutes les oeuvres d'art exposées et d'y planter un petit sapin. Ainsi son art serait une sorte de caricature gênante de l'art.
Le désir de considérer la position de l'art
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Shutterspeed piece - Konrad Fischer's gallery I par Jan Dibbets (1971).
avec un grand sens des relativités se manifestait également dans plusieurs brochures et activités d'exposition émanant en 1967-1968 de l' International Institute for Re-education of Artists (Institut international pour la rééducation des artistes), pseudo-établissement d'enseignement par écrit, créé par Dibbets, Van Elk et Lucassen. Dans leurs brochures, ils annonçaient des cours de rééducation pour artistes, destinés à faire de ceux-ci des artistes vraiment modernes.
L'élément de relativité dans les oeuvres de Jan Dibbets, lié à l'humour et l'autocritique ironique de Klein et Manzoni, par exemple, qui se rapporte surtout à des situations typiquement hollandaises et que l'on retrouve également chez des artistes néerlandais comme Engels et Van
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Elk, n'a guère suscité l'intérêt des commentateurs étrangers de Dibbets. Peutêtre cet élément de relativité était-il difficilement conciliable avec la problématique ‘sérieuse’ et les qualités visuelles et formelles que plusieurs de ces auteurs décelaient dans son oeuvre.
Pourtant, il faut considérer les deux aspects comme connexes et complémentaires. En dépit des aspirations déjà citées vers une forme d'art détachée de toute tradition, ils rejoignent par certains côtés cette tradition, et notamment les conceptions des artistes des années vingt.
Duchamp et Moholy-Nagy ne se contentaient plus des limitations traditionnelles des arts plastiques. Pour les dépasser, ils préconisaient des méthodes artistiques non préétablies lors de la création d'images. Ils expliquaient ainsi que la conception d'une oeuvre d'art constitue le véritable travail de l'artiste, qu'elle est distincte de la matérialisation de cette oeuvre qui peut être laissée à quelqu'un d'autre ou même ne pas avoir lieu. Pour l'art moderne plus récent, les notices de Duchamp contenant des idées pour les oeuvres d'art et les tableaux en émail de Moholy-Nagy qui ont été commandés à une usine par téléphone, ont la valeur d'incunables. Moholy-Nagy a également prévu et affirmé qu'à l'époque postpicturale, une boîte de diapositives pouvant être projetées à loisir pourrait constituer une collection artistique entière. Grâce notamment à des figures comme Jan Dibbets, nous sommes peut-être à l'aube d'une ère nouvelle.
Chez Moholy-Nagy, l'utilisation des moyens de son époque était toujours liée à des idées exaltées sur ‘l'homme d'aujourd'hui’ ou ‘l'homme de l'avenir’. Dibbets et d'autres contemporains considèrent cette attitude comme si évidente qu'ils n'ont pas besoin de considérations sur ‘la vie moderne’ pour leur motivation.
En recherchant des formes non traditionnelles pour l'oeuvre d'art, Dibbets s'est servi de systèmes de communication et s'est aventuré dans différents domaines de la création d'images que les artistes n'avaient pas encore ou à peine explorés. Il a manifesté un sens infaillible des caractéristiques et des possibilités spécifiques des moyens qu'il se choisissait. Citons quelques exemples. En décembre 1969, Jan Dibbets a organisé à la galerie amstellodamoise Art & Project une exposition d'une heure, comprenant un plan d'Amsterdam, une carte géographique des Pays-Bas et une mappemonde. Des lignes droites et des chiffres y indiquaient les endroits où des personnes avaient réagi à la demande écrite de renvoyer à la galerie, par retour du courrier, la moitié d'un bulletin qui leur avait été adressé.
La contribution au film de la télévision allemande Land art de Gerry Schum, diffusé au mois d'avril 1969, était une correction de la perspective selon laquelle les possibilités de la télévision étaient exploitées de façon optimale. Devant la caméra, on labourait un coin de la plage de la Mer du Nord; on creusait des sillons autour d'un trapèze qui, par l'effet de la perspective, apparaissait à l'écran comme un rectangle parfait. La marée montante, filmée avec des intervalles de quelques minutes revêtait la figure géométrique comme un rideau avant de la noyer.
Par l'utilisation variée de moyens divers, Jan Dibbets a pris pour ainsi dire le spectateur par la main et l'a rendu conscient
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Louverdrape horizontal par Jan Dibbets (1971).
du fait que, par l'intermédiaire de l'oeuvre d'art, il se trouve chaque fois dans une situation nouvelle en face d'une parcelle de la réalité qui lui était déjà connue. La suite de la citation de 1968 montre que c'était là effectivement l'objectif de notre artiste: ‘Il y a tant de points de vue possibles que prendre place en face d'un tableau ou contourner une statue, c'est choisir vraiment parmi les plus simples. On peut survoler quelque chose, longer quelque chose à pied, en auto, en train, en bateau, etc.’. Et en ce qui concerne l'effet psychologique éventuel de ce genre d'expériences: ‘On peut désorienter le spectateur dans l'espace, l'intégrer, le rapetisser ou l'agrandir. On peut lui imposer l'espace ou le lui retirer’.
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2.
Le texte qui constitue la première partie de cet article a été écrit en 1971 et publié dans la revue Museumjournaal. Il n'y a pas de raison de rétracter ce qui y est dit, mais il y a lieu de le compléter et de le revoir sur certains points à la lumière des oeuvres que Jan Dibbets a composées au cours des dernières années.
La révolte de Dibbets contre certains héritages du passé qui sont devenus des banalités semble moins explicite dans ses oeuvres récentes. Il préfère toujours des procédés de fabrication qui n'ont pas de passé, artistiquement ou historiquement surchargé, mais il se borne aux intermédiaires visuels, à savoir la photographie et
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Sea-horizon par Jan Dibbets (1971)
le film. Plus que les fondements théoriques de leur utilisation, leurs aspects visuels et formels semblent revêtir pour lui une importance primordiale.
L'interprétation des ambitions artistiques que Dibbets nourrissait au cours des années 1967-1970, dans la première partie du présent article, peut dès lors paraître un peu unilatérale. En effet, les oeuvres de cette époque ne témoignent pas seulement de ses tendances iconoclastes sur lesquelles l'accent a été mis plus haut, mais on y trouve peut-être aussi des arguments convaincants permettant d'affirmer qu'il serait un iconolâtre, un adorateur d'images, quelque contradictoire que cela puisse paraître.
On peut déduire des oeuvres des années 1967-1972 sélectionnées pour une grande exposition au Musée communal d'Amsterdam de novembre 1972 à janvier 1973 que Dibbets considère lui-même ce dernier aspect de son art comme le plus caractéristique. Il n'y avait pas d'objets tridimensionnels, pas d'oeuvres comportant des enregistrements de sons, des textes ou des actes, mais seulement des oeuvres visuelles composées au moyen de la photographie et du film.
Quel que soit le rapport entre le Dibbets iconoclaste et le Dibbets iconolâtre - en ce qui concerne son oeuvre antérieure, je les considère comme équivalents et, dans certains cas, fort préoccupés l'un de l'autre; le premier est alors responsable de quelques-unes de ses oeuvres les plus
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Sectio Aurea par Jan Dibbets (1972)
originales et les plus captivantes -, il faut constater que l'image en tant que donnée formelle occupe une place centrale dans son oeuvre actuelle. Il semble croire à nouveau à la signification de l'image ainsi qu'à la tradition de l'image. Il a de plus en plus l'ambition de confronter les moyens choisis et jugés utilisables de la photographie et du film avec les traditions de l'art pictural.
Comme en témoignent des publications récentes, cette reconnaissance de la tradition n'est pas passée inaperçues des commentateurs de son oeuvre. A plusieurs reprises, ils l'ont comparée avec l'art dit réaliste des paysagistes et des
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peintres de natures mortes hollandais du dix-septième siècle d'une part, avec l'évolution de l'art abstrait et notamment de Mondriaan de l'autre.
La première des comparaisons ne me semble pas très justifiée. Sur le plan de la conception du tableau, de la signification de l'image et de son rapport avec la réalité, l'art du dix-septième siècle est très différent de l'oeuvre de Dibbets. Ses affinités avec l'art abstrait du vingtième siècle sont plus manifestes, plus facilement décelables, bien que l'utilisation de moyens inusuels en différencie sa propre contribution. De plus, il ne s'intéresse pas tellement à l'oeuvre de Mondriaan, mais plutôt à l'art abstrait de l'après-guerre tel qu'il a suivi des évolutions assez divergentes en Amérique et en Europe.
Jan Dibbets semble occuper une place intermédiaire assez remarquable entre les deux traditions: formé aux Pays-Bas et en Angleterre, il s'est beaucoup intéressé à l'art américain récent et s'est lié avec plusieurs artistes et critiques américains. A partir de 1966, son oeuvre nous en offre plusieurs témoignages.
Le rôle de la géométrie est un élément indéniablement européen, surtout dans la série des Korrekties op het perspektief (Corrections de la perspective) composées entre 1967 et 1969. C'était une façon de se référer à la fois à l'art géométrique abstrait qu'il avait pratiqué au cours des années précédentes et, plus généralement, au phénomène du trompe-l'oeil et au principe de la perspective qui, depuis la Renaissance, a été si déterminant pour la notion de l'espace dans l'art européen.
La transformation des images de la réalité visible en images abstraites n'est pas moins liée à la tradition européenne. Actuellement, il réalise ces dernières images notamment par la délimitation méticuleuse des bords de l'image et par la manipulation calculée de la caméra. Dans les Korrekties op het perspektief, premières oeuvres où il a eu recours à la photographie, la manipulation se faisait encore devant la caméra. Au cours des trois dernières années, Dibbets crée des oeuvres où les modifications sont introduites dans la mise au point de la caméra elle-même, alors que les conditions extérieures demeurent inchangées: dans une série de prises de vues, la durée d'exposition était toujours plus brève, dans d'autres cas la caméra tournait autour d'un axe horizontal ou vertical.
Les images ainsi obtenues semblent se soustraire à la force de gravité, élément important dans la transformation d'images réalistes en images abstraites.
D'autres caractéristiques de l'art de Dibbets renvoient davantage à l'art abstrait américain dont l'évolution s'est beaucoup accélérée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le grand format exceptionnel qu'il choisit pour certaines oeuvres en est un premier aspect. Louverdrape horizontal (1971) mesure douze mêtres de long, et Horizon Land Sea (1971), qui comporte la projection de diapositives sur six écrans occupe deux parois d'un très vaste local. A l'instar de nombreux artistes américains, Dibbets a un sens très juste du format qui convient à son oeuvre et de son emplacement dans un espace donné.
Les peintres américains se servent souvent du format pour procurer au public des expériences très fortes, quasi physiques de l'oeuvre d'art. Sur ce point, Dibbets
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Horizon Land-Sea par Jan Dibbets (1971).
leur est également apparenté. Surtout dans les grandes créations aux motifs paysagistes en photos, films ou projections de diapositives des dernières années, le spectateur est confronté avec une nature impressionnante qui donne des impressions quasi extraterrestres. Les tableaux abstraits de Barnett Newman constituent une expérience plus ou moins semblable. Un critique américain a établi un rapport entre l'oeuvre de Newman et d'autres peintres de sa génération d'une part et celle de romantiques du dix-neuvième siècle naissant tels que le peintre allemand Caspar David Friedrich, d'autre part. Quelque chose du sublime que tant les romantiques de l'époque tardive que Newman essaient d'exprimer dans leurs tableaux semble également avoir passé dans les prosaïques paysages des polders et les marines hollandaises après que les manipulations de la caméra de Jan Dibbets les a transformés en ‘peintures abstraites’ d'une grande beauté.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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