'Soeur Béatrice. Miracle en trois actes'
(1901)–Anoniem Beatrijs– Auteursrecht onbekend
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Personnages:
Mendiants, pèlerins, infirmes, enfants de choeur, etc.
La scène au XIVe siècle dans un couvent des environs de Louvain. | ||||||||||||
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Acte IUn vaste corridor voûté. - Au milieu, la grande porte close du couvent. - A droite, en pan coupé, la porte de la chapelle, à laquelle on accède à l'aide de quelques marches. - Dans l'angle formé par cette porte et le mur du corridor, au fond d'une sorte de niche, se dresse, sur un piédestal à gradins praticables, une statue de la Vierge de grandeur naturelle. Elle est habillée, selon la coutume espagnole, de somptueux vêtements de velours et de brocart qui lui donnent l'apparence d'une princesse céleste. Une large ceinture orfévrie lui enserre la taille, et un diadème d'or où étincellent des pierredes couronne la chevelure qui se répand sur les épaules de l'image. - A gauche du grand portail, on entrevoit l'intérieur de la cellule de Béatrice. Cette cellule, blanchie à la chaux, ne contient qu'un grabat, une table et une chaise. Il fait nuit. Une lampe brûle devant la statue aux pieds de laquelle est prosternée soeur Béatrice.
béatrice.
Madame, ayez pitié de moi, je vais tomber dans le péché mortel!... Il reviendra ce soir et je suis toute seule!... Que faudra-t-il lui dire; et que faudra-t-il faire?... Il me regarde et ses mains tremblent et je ne sais ce qu'il désire... Lorsque je suis entrée dans cette sainte maison - il y aura quatre ans à la fin de Juillet, -je n'étais qu'une enfant et je ne savais rien; et maintenant je ne sais rien encore; et je n'ose pas interroger l'abbesse, ni parler à personne du mal ou du bonheur qui | ||||||||||||
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tourmente mon coeur... On dit qu'il est permis d'aimer un homme dans le mariage... - Il m'a promis qu'au sortir du couvent, un ermite qu'il connaìt et qui fait des miracles nous unirait tous deux... On nous parle souvent des ruses du malin et des pièges de l'homme; mais lui, vous le savez, il n'est pas comme les autres... Il venait le dimanche au jardin de mon père quand j'étais toute petite, et nous jouïons ensemble... Je l'avais oublié, mais je m'en souvenais souvent dans mes prières ou lorsque j'étais triste... Il est prudent et sage; et ses yeux sont plus doux que les yeux d'un enfant qui se met à genoux... - Il s'est agenouillé l'autre soir sous la lampe; l'avezvous remarqué? - Il ressemblait à votre fils... Il sourit gravement comme s'il parlait à Dieu, alors même qu'il ne parle qu'à moi qui ne peux le comprendre et ne possède rien... Voyez, je vous dis tout; je suis très malheureuse, bien que depuis trois jours je ne puisse plus pleurer... Il a juré qu'il périrait si je le repoussais... On dit que c'est possible; et que de jeunes hommes, grands et beaux comme lui, se sont donné la mort à cause de l'amour... Un jour il m'a parlé de Paul et de Françoise... Je ne sais si c'est vrai; le monde est plein de trouble et l'on ne nous dit rien... Madame,éclairez-moi, j'ignore ce qu'il faut faire; et qui sait si ces bras que je tends en tremblant vers votre sainte image ne seront pas demain deux torches effroyables aux fiammes de l'enfer!... | ||||||||||||
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On entend au dehors un bruit de pas qui se rapprochent.
Ecoutez... avez-vous entendu?... Il y a plusieurs chevaux... Ils s'arrêtent... Il s'approche du seuil... Il a touché la porte... On frappe . Ma mère! que faut-il faire?... Je n'irai pas si vous le défendez...
Elle se léve et court à la porte.
Bellidor?...
bellidor,
au dehors.
Béatrice! c'est moi... ouvre vite...
béatrice.
Oui... oui... Elle ouvre la grande porte. On aperçoit sur le seuil le prince Bellidor, vêtu d'une cotte de mailles et d'un long manteau bleu. A ses côtés un enfant, les Bras chargés d'étoffes somptueuses et de bijoux éblouissants. Près de la porte, sous un arbre, un vieillard retient par la bride deux chevaux richement harnachés. Au fond, l'azur sombre d'un ciel étoilé sous lequel s'étend la campagne éclairée par la lune.
béatrice,
s'avançant.
Vous êtes seul? - Qui est là sous cet arbre?...
bellidor.
Approche, approche et ne crains rien!... Il s'agenouille sur le seuil et baise le bas de la robe de Béatrice.
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O Béatrice! que tu es belle quand tu t'avances ainsi au devant des étoiles qui t'attendent en tremblant sur le seuil!... Elles savent enfin qu'un grand bonheur est né; et comme un sable d'or qu'on répand en silence sous les pieds d'une reine, elles se répandent toutes par les longs chemins bleus où nous allons marcher!... Que fais-tu? - déjà tes pas hésitent?... Tu détournes la tête?...Non, non, mes bras t'enlacent, t'enlacent à jamais en présence du ciel; tu ne t'en iras plus et c'est en t'enchaînant que l'amour te délivre!... Va, va, ne cherche plus l'ombre pâle des lampes où cet amour dormait... Il a vu la lumière qu'il n'avait vue; et chaque rayon qui passe éclaire son triomphe, unit nos jeunes âmes et fixe nos destins!... Béatrice! Béatrice! Je te vois, je t'atteins, je te touche, je t'étreins, je t'embrasse pour la première fois!... A ces mots il se dresse brusquement, saisit Béatrice à la taille, et lui donne un baiser sur la bouche.
béatrice,
reculant et se défendant, défaillante.
Non, ne m'embrassez pas, car vous aviez promis...
bellidor,
redoublant ses baisers.
Ah! ce n'étaient point là les promesses de l'amour!... L'amour ne peut pas dire qu'il n'adorera point et ne promet plus rien quand il a tout donné!... Il offre à chaque instant tout ce qu'il peut atteindre; et lorsqu'il a juré d'étouffer un | ||||||||||||
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baiser ou de le faire attendre, il en donne cent mille pour effacer l'injure qu'il a faite à ses lèvres!... Il l'enlace plus violemment et cherche à l'entraîner.
Viens, viens!... La nuit se hâte; déjà l'aube blanchit, et mes chevaux se cabrent... Encore un pas à faire, une marche à descendre, et la route inouïe emporte nos deux coeurs!... Il remarque soudain que Béatrice s'affaisse dans ses bras.
Tu ne me réponds pas? - Je n'entends plus ton souffle... et tes genoux fléchissent... Viens, viens, n'attendons pas que l'aurore envieuse tende ses pièges d'or par les chemins d'azur qui mènent au bonheur...
béatrice,
presque insensible.
Non, non, je ne peux pas... Je ne peux pas encore...
bellidor.
Béatrice! - Tu pâlis, et mes baisers s' éteignent au contact de tes lèvres comme des étincelles au contact de l'eau froide!... Relève ton beau front, ouvre ta douce bouche qui ne veut plus sourire... Ah! ce sont ces grands voiles qui t'étreignent la gorge et pèsent sur ton coeur. Ils sont faits pour la mort et non pas pour la vie!... Tandis qu'elle semble encore inconsciente, il écarte et déroule lentement le voile qui enveloppe son front. - Bientôt apparaissent les pre-
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mières boucles d'or; puis, tout à coup forçantles derniers plis, comme des flammes délivrées, jaillit toute la chevelure qui inonde le visage de Béatrice qui se réveille.
bellidor,
ébloui.
Oh!...
béatrice,
doucement, comme si elle sortait d'un songe.
Qu'as-tu fait, Bellidor? - Qu'est-ce que mes mains touchent; qu'est-ce que ces douces choses qui caressent mon front?...
bellidor,
enivré et embrassant éperduement la chevelure éparse.
Voilà! Voilà! ce sont tes flammes qui t'éveillent; c'est ta propre beauté qui t'inonde, et tes propres rayons qui t'étreignent!... Ah! tu ne savais plus et je ne savais pas que tu étais si belle!... Je croyais t'avoir vue et je croyais t'aimer!... Il n'y a qu'un instant tu étais la plus belle dans mes songes d'enfant; maintenant, te voici la plus belle des plus belles dans mes yeux qui s'éveillent, dans mes mains qui te touchent, dans mon coeur qui te trouve!... Attends, attends, il faut que tout entière tu sois pareille à ton visage; il faut que tout entière tu sois libre; il faut que tout entière tu sois reine!... D'un geste prompt il lui enlève son manteau; de sorte qu'elle apparaît en longue robe de laine blanche. Ensuite, il fait signe à l'enfant qui attendait près de la porte, et qui s'avance avec des vêtements précieux, une ceinture d'or et des colliers de perles, tandis que Béatrice est tombée à genoux aux pieds de la statue, et sanglote, le visage caché dans les plis du manteau et du voile.
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béatrice.
Non... Non... Je ne veux pas!... Rampant sur les genoux aux pieds de la statue.
Ma mère, vous voyez!... je ne peux plus lutter si vous ne m'aidez pas... Je ne peux plus prier si vous m'abandonnez!...
bellidor,
accourant et enveloppant Béatrice des vêtements précieux qu'il a pris aux bras de l'enfant.
Béatrice!... Il est temps!... Voici les vêtements de ta vie qui commence!... Ce n'est pas une esclave que j'enlève au Seigneur, c'est une souveraine que je rends au bonheur!...
béatrice,
toujours agenouillée, et s'accrochant aux barreaux de la grille qui entoure le piédestal.
Madame, écoutez-moi; je ne sais plus prier, je ne puis plus parler... Je n'ai que mes sanglots; et je ne savais pas que je l'aimais ainsi; et je ne savais pas que je vous aimais tant!... Ecoutez, regardez!... Je ne suis qu'un enfant qui ne peut. rien prévoir... On m'a dit si souvent que vous accordez tout, que vous êtes très bonne, que vous avez pitié!...
bellidor,
s'efforçant de la relever et de l'arracher doucement à la grille.
Oui, oui, elle a pitié; elle est reine d'un ciel que l'amour a créé... Ouvre tes douces mains que le fer a glacées... Regarde son visage; il n'est pas irrité; il pardonne, il rayonne... Ses yeux ont | ||||||||||||
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rencontré la prière de tes yeux et tes larmes éclairent l'amour de son sourire... Est-ce lui qui t'implore; est-ce toi qui pardonnes?... Mes regards vous confondent et je crois voir deux soeurs dont les mains se bénissent dans la gloire de l'amour!...
béatrice,
levant la tête et regardant la vierge.
Oui, l'on m'a dit souvent que je lui ressemblais...
bellidor.
Regarde ses cheveux à travers tes cheveux quand mes mains en divisent le voile qui tressaille... Ce sont les mêmes rayons de la même lumière et des mêmes délices!... Tandis qu'il parle encore, trois heures sonnent à l'horloge du couvent.
béatrice,
se redressant soudain.
Ecoute!...
bellidor.
Trois heures!...
béatrice.
C'est l'heure des matines que j'aurais dû sonner!...
bellidor.
Viens, viens; l'aube s'avance, les fenêtres bleuissent... | ||||||||||||
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béatrice.
Oui, voilà les fenêtres que j'ouvrais avant l'aube, afin que la lumière et l'air frais du matin et le chant des oiseaux saluassent mes soeurs au sortir du sommeil... Voilà la corde de la cloche qui sonnait leur réveil et la fin de la nuit... Voici la porte de l'église dont mes mains n'iront plus pousser les lourds battants qui accueillaient l'aurore; et les cierges de l'autel qu'une autre allumera... Voici l'aiguière d'or, la corbeille aux aumônes, les vêtements des pauvres... Ils viendront tout à l'heure, m'appeler par mon nom, et ne verront personne...
bellidor.
Viens, la lumière augmente; tes soeurs vont s'éveiller... il me semble déjà que des pas retentissent...
béatrice.
Elles viennent mes soeurs; mes soeurs qui m'aimaient tant et me croyaient si sainte!... Elles trouveront ici tout ce qui restera de l'humble Béatrice... son voile et son manteau qui traînent sur les dalles... Relevant soudain le manteau et le voile et les déposant sur la grille aux pieds de la statue.
Mais non, je ne veux pas qu'une d'elles s'imagine que j'aie foulé aux pieds la robe d'innocence qu'elles m'avaient donnée... Ma mère, vous leur direz si je reviens un jour... | ||||||||||||
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Pliant et rangeant avec soin les vêtements sur la grille.
Il ne faut pas qu'un grain de poussière les ternisse... Ma mère, je vous les donne et vous les garderez... Je remets en vos mains tout ce que je possède; tout ce que j'ai reçu durant ces quatre années... Voici mon chapelet avec sa croix d'argent, voici ma discipline, et les trois lourdes clefs que portait ma ceinture... C'est celle du jardin, celle de la grande porte et celle de l'église... Je ne reverrai plus le jardin qui verdit; je ne reverrai plus les nappes de l'autel qui tremblaient sous nos mains comme un ruisseau de lait dans l'odeur de l'encens... Est-il écrit là-haut qu'on ne pardonne point; que l'amour soit maudit; qu'on ne puisse expier?... Dites-moi! Dites-moi!... Je ne suis pas perdue si vous ne voulez point!... Je ne demande pas une chose impossible!... Un seul signe suffit; un signe si petit que personne ne verra... Si l'ombre de la lampe qui dort sur votre front se déplace d'une ligne, je ne m'en irai pas!... Je ne m'en irai pas!... Regardez-moi, ma mère, je regarde, je regarde, et j'attends! et j'attends!... Elle regarde longuement le visage de la vierge? tout demeure immobile.
bellidok,
l'enlaçant et lui donnant un baiser passionné sur la bouche.
Viens!... | ||||||||||||
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béatrice,
lui rendant pour la première fois son baiser.
Oui!... Ils sortent étroitement enlacés. - Le jour monte: la porte demeure ouverte sur la campagne qui s'éclaire. Bientôt, on entend le galop des chevaux qui s'éloignent. Le rideau tombe; et peu après, la cloche du couvent retentit dans l'aurore, sonnant matines à toute volée.
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Acte IIMême décor. La grande porte du couvent est refermée; et toutes les fenêtres du corridor sont ouvertes aux premiers rayons du soleil. Durant l'ouverture, on entend les derniers tintements de la cloche qui sonne matines. A peine le rideau est-il levé, que l'on voit la statue de la Vierge s'animer, comme au sortir d'un long sommeil divin, descendre lentement les gradins du piédestal, s'approcher de la grille, et revêtir par-dessus sa robe et sa chevelure resplendissantes, le manteau et le voile abandonnés par Béatrice. - Ensuite, elle se tourne vers la droite en étendant la main et, par la porte de la chapelle qui s'ouvre sous son geste, on aperçoit les cierges de l'autel, qui magiquement s'allument un à un. - Aprés quoi, elle ravive la lumière de la lampe, et, ayant pris devant le piédestal, la corbeille qui contient les vêtements qu'on doit distribuer aux pauvres, elle s'avance en chantant vers la porte du couvent.
la vierge,
chantant.
A toute âme qui pleure,
A tout péché qui passe,
J'ouvre au sein des étoiles
Mes mains pleines de grâces.
Il n' est péché qui vive
Quand l'amour a prié;
Il n' est âme qui meure
Quand l'amour a pleuré...
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Et si l'amour s'égare
Aux sentiers d'ici-bas,
Ses larmes me retrouvent
Et ne s'égarent pas...
Durant les dernières paroles de ce chant, une main timide a frappé à la porte du couvent. La vierge ouvre les deux battants, et l'on voit sur le seuil, une petite fille, nu-pieds, extrêmement misérable et déguenillée. Elle se cache à demi derrière le chambranle de chêne, n'avançant que la tête et regardant la vierge avec étonnement.
la vierge.
Bonjour Allette. - Pourquoi te caches-tu?
allette,
s'approchant en faisant un signe de croix effrayé et extasié.
Soeur Béatrice, vous êtes plus belle qu'elle!...
la vierge.
C'est le jour du Seigneur et je suis bien heureuse...
allette.
Pourquoi avez-vous mis de la lumière sur votre robe?
la vierge.
Il y en a partout quand le soleil se lève...
allette.
Pourquoi avez-vous mis des étoiles en vos yeux? | ||||||||||||
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la vierge.
Il y en a souvent au fond des yeux qui prient...
allette.
Pourquoi avez-vous mis des rayons en vos mains?
la vierge.
Il y en a toujours aux mains qui font l'aumône...
allette.
Je suis venue toute seule...
la vierge.
Où sont nos frères pauvres?
allette.
Ils n'osent pas venir à cause du scandale.
la vierge.
Quel scandale?
allette.
Ils ont vu Béatrice sur le cheval du Prince.
la vierge.
Ne suis-je point pareille à l'humble Béatrice?
allette.
Ils disent qu'ils l'ont vue et qu'elle leur a parlé... | ||||||||||||
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la vierge.
Mais Dieu ne l'a pas vue, et n'a rien entendu...
Elle prend l'enfant dans ses bras et lui donne un baiser sur le front.
Oh! ma petite Allette!... c'est toi seule, aujourd'hui, que je puis embrasser... L'innocence a senti la présence de Dieu, mais ne se trouble point...
Regardant Allette dans les yeux:
Que l'âme humaine est pure quand on la voit ainsi!... Les anges sont plus beaux, mais ils n'ont point de larmes... Va, va, ma pauvre enfant, j'entends couler les tiennes au fond de l'avenir et tu sauras leur nombre...
Déposant Allette sur le seuil.
Où sont nos frères pauvres?... Va leur dire que l'amour est plein d'impatience, va leur dire qu'ils se hâtent...
allette,
tournant la tête et regardant au dehors.
Ils viennent, Soeur Béatrice. En effet les pauvres, vieillards, infirmes, malades, femmes portant des petits enfants, etc. se sont timidement avancés, et croyant reconnaître Béatrice, craintifs, hésitants, étonnés, se rapprorchent du seuil, s'arrêtent devant la porte, regardent et attendent.
la vierge,
se penchant sur la corbeille qui contient les vêtements.
Qu'attendez-vous, mes frères, et qu'est-il arrivé? Hâtez-vous, hâtez-vous: déjà le soleil monte; c'est l'heure de la prière et mes soeurs vont passer; la porte sera close et l'aumône ajournée... Venez tous, il est temps, hâtez-vous, venez tous... | ||||||||||||
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un vieux pauvre,
s'avançant.
Ma soeur, nous avons vu deux fantômes cette nuit...
la vierge,
lui donnant un manteau qui s'éclaire à mesure qu'elle le tire de la corbeille.
Il ne faut plus songer aux fantômes de la nuit.
un infirme,
s'avançant à son tour, en se traînant sur ses béquilles.
Ma soeur, nous avons eu de mauvaises pensées...
la vierge,
tirant de la corbeille un autre vêtement qui semble se couvrir de pierreries.
Mon frère, ouvrez les yeux, c'est l'heure du pardon...
une pauvre femme.
Ma soeur, il me faudrait un linceul pour ma mère...
une autre.
Ma soeur, je vous demande pour notre dernierné... Les pauvres se pressent en foule, avides, gémissants, les bras tendus, autour de la Vierge qui, penchée sur la corbeille, en retire à pleines mains des vêtements d'où jaillissent des rayons, des voiles qui étincellent, des linges qui s'illuminent. A mesure qu'elle y puise, la corbeille déborde plus abondamment d'étoffes de plus en plus précieuses, de plus en plus resplendissantes, et, comme enivrée de son propre miracle, tandis qu'elle leur. Distribue ses trésors, qu'elle comble les mains, qu'elle couvre les épaules, qu'elle enveloppe les enfants: de tissus éclatants, la Vierge dit:
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la vierge.
Venez tous!... Venez tous!... Voici le linceul pâle et les langes qui rient!... C'est la vie et la mort, et c'est encore la vie!... Venez tous, venez tous, c'est l'heure de l'amour et l'amour est sans bornes! Venez tous, aidez-vous, pardonnez vos offenses et mêlez dans la vie vos bonheurs et vos larmes!... Venez tous, aimez-vous, priez pour ceux qui tombent!... Venez tous, prenez tout, le Seigneur ne voit point le mal qu'on fait sans haine... Venez tous, pardonnez, il n'est point de péché que le pardon n'atteigne!... Maintenant les pauvres stupéfaits, égarés, sont couverts de vêtements splendides. Quelques uns s'enfuient dans la campagne, en agitant des étoffes ruisselantes de pierreries et en poussant des hurlements de joie. D'autres, sanglotant de reconnaissance, entourent la sainte Vierge et cherchent à lui baiser les mains. Mais la plupart, silencieux et comme frappés d'une terreur divine, se sont agenouillés sur les marches du perron et murmurent des prières. Alors un coup de cloche retentit; la corbeille est subitement vide et la Vierge, écartant doucement les pauvres qui la pressent, referme sur eux les battants de la porte.
la vierge,
en refermant la porte.
Allez en paix, mes frères, c'est l'heure de la prière... On entend encore à travers la porte refermée le murmure de la priére des pauvres qui se transforme peu à peu en un chant indistinct de reconnaissance et d'extase. Un deuxiéme, puis un troisième coup de cloche retentissent, et, venant
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de l'extrémité gauche du corridor, les religieuses, l'abbesse en tête, s'avancent sous les voûtes pour se rendre à la chapelle.
l'abbesse,
s'arrêtant devant la Vierge qui, la tête incliriée et les mains croisées sur la poitrine, attend près de la porte refermée.
Soeur Béatrice, en ce mois de soleil, matines sont sonnées l'avant-quart de trois heures. Vous jeûnerez trois jours et prierez trois nuits aux pieds de la statue de la Vierge qui fut mère.
la vierge,
s'inclinant avec un signe d'assentiment très humble.
Dieu soit loué, ma Mère... L'abbesse reprenant sa marche arrive près du piédestal que lui masquait le mur sur lequel s'appuie la voûte de la porte. Elle va pour s'agenouiller quand, levant les yeux, elle s'arrête, pousse un cri, laisse tomber le livre et la crosse qu'elle portait, fait un geste d'indicible surprise et d'horreur.
l'abbesse.
Elle n'y est plus!... Inquiètes, puis affolées, les religieuses accourent, environnent l'abbesse, se pressent autour du piédestal; et le premier moment de stupéfaction passé, tour à tour indignées, épouvantées, sanglotantes, debout, agenouillées, prosternées ou chancelantes, parlent, crient, gémissent toutes ensemble.
les religieuses.
Elle n'y est plus! La vierge a disparu!... on a volé l'image! Les impies, les impies! Notre Mère, notre Mère! sacrilège! sacrilège! Ma Mère qu'allons-nous faire?Le cloître est profané! Sacrilège! Sacrilège! La maison va tomber! Sacrilège! Sacrilège! | ||||||||||||
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l'abbesse,
appelant.
Soeur Béatrice!... La Vierge s'avance et s'arrête près de l'abbesse, devant le piédestal. Elle regarde fixement l'endroit où se trouvait son image, et comme fermés au monde extérieur, son visage et ses yeux immobiles rayonnentd'une sorte de silence et d'espérance impassibles.
l'abbesse.
Soeur Béatrice, vous en aviez la garde. Vous aviez à veiller jour et nuit sur la gloire de celle qui fit de ce couvent le trésor de ses grâces et la demeure de ses prédilections. Je comprends votre trouble et partage votre effroi. Pourtant ne craignez rien; la volonté divine a parfois des desseins qui confondent notre zèle et notre vigilance; parlez, répondez-moi, vous devez avoir vu et vous devez savoir...
La Vierge ne répond pas.
Mais parlez! répondez!... Qu'avez-vous? Ceci me semble étrange, et je crois par moments que votre visage s'illumine... Et qu'est ce que ces vêtements qui ne ressemblent plus à ceux que nous portons?... Mes yeux me trompent-ils? On dirait, à vous voir, que vous n'êtes plus la même!... Que cachez-vous sous votre mante qui resplendit ainsi à travers votre bure?
Tâtant le manteau de la Vierge.
Et qu'est-ce que cette bure dont les plis transparents accompagnent mes mains de rayons de lumière?
Elle entr'ouvre le manteau, et apercevant la ceinture orfèvrie.
Miséricorde! Qu'est ceci!
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Elle enlève complètement le manteau, puis dans le même mouvement de stupéfaction indignée, arrache le voile qui couvre la chevelure de la Vierge; et celle-ci, toujours immobile et comme insensible, apparaît soudain vêtue de la même façon et exactement pareille à sa propre-statue qui oecupait le piédestal durant le premier acte. Il y a, à ce spectacle, chez l'abbesse et parmi les nonnes qui se pressent tout autour, une minute de stupeur silencieuse et douloureusement incrédule, puis, l'abbesse, se ressaisissant la première, et se couvrant la face dans un geste d'horreur et de malédiction désespérée s'écrie:
l'abbesse.
Seigneur Dieu!
les nonnes.
Notre Dame!... La Vierge!... Elle a dépouillé la statue! Soeur Béatrice! Elle ne nous répond pas! Les Démons! les Démons! Les murs vont sevenger! Folie! Folie! Folie! Horreur! Horreur! Horreur! N'attendons pas la foudre! Sacrilège! Sacrilège! Mouvement de recul, d'épouvante et de fuite parmi les nonnes. Mais l'abbesse élevant le geste et la voix, les retient.
l'abbesse.
Mes filles, écoutez... Ne fuyez pas, mes filles!... Attendons notre sort; ne nous séparons pas et que toutes nos mains, que toutes nos prières entourent la sacrilège et tentent d'apaiser la colère qui s'avance!... | ||||||||||||
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soeur clémence.
Ma Mère, je vous en prie, n'attendons pas ainsi...
soeur félicité.
Allons chercher le prêtre.
l'abbesse.
Oui, vous avez raison... Allez-y soeur Clémence et soeur Félicité...
Soeur Clémence et soeur Félicité se dirigent vers la chapelle.
Allez vite, allez vite, il saura mieux que nous ce qu'il convient de faire, pour arrêter enfin, s'il en est temps encore, le triomphe du maudit et le glaive de l'Archange... Mes soeurs, mes pauvres soeurs! l'horreur n'a plus de nom et nos yeux ont sonde les abimes de l'enfer.
soeur gisèle,
s'approchant de la Vierge.
Profanatrice!...
soeur balbine,
s'approchant à son tour.
Sacrilège!...
soeur régine,
hors d'elle.
Démon! démon! démon!...
soeur églantine,
d'une voix attristée et très douce.
Soeur Béatrice, qu'as-tu fait?... Au son de cette voix, la Vierge tourne la tête, regarde soeur Eglantine et lui sourit divinement.
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soeur balbine,
à souur Eglantine.
Elle vous regarde...
soeur gisèle.
Elle-semble s'éveiller...
soeur églantine.
Soeur Béatrice, tu ne savais peut-être pas...
l'abbesse.
Soeur Eglantine, je vous défends de lui parler... A ce moment, le prêtre, revêtu des ornements sacerdotaux, et suivi des deux religieuses et des enfants de choeur affolés, paraït sur le seuil de la chapelle.
le prêtre.
Mes soeurs, priez pour elle!...
l'abbesse,
se jetant à genoux.
Mon père, vous savez!...
le prêtre,
d'une voix dure.
Soeur Béatrice!... La Vierge demeure immobile.
le prètre,
d'une voix violente.
Soeur Béatrice!... La Vierge demeure immobile.
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le prètre,
d'une voix terrible.
Soeur Béatrice! pour la troisième fois, au nom du Dieu vivant, dont la colère frémit autour de ces murailles, je t'appelle par ton nom...
l'abbesse.
Elle n'entend pas...
soeur régine.
Elle ne veut pas entendre!...
soeur balbine,
affolée.
Malheur! Malheur sur nous!...
soeur gisèle.
Mon père! intercédez! ayez pitié de nous!...
le prêtre.
Il n'y a plus de doute; et je reconnais là le ténébreux orgueil du Prince des Ténèbres et du Père de l'Orgueil.
Se tournant vers l'Abbesse.
Ma soeur, je vous la livre; il ne faut pas que l'indulgence humaine usurpe les prérogatives de l'Amour infini... Allez, allez, mes soeurs, entrainez la coupable au pied des saints autels, arrachez un à un, en présence de Celui devant qui se prosternent les Anges, arrachez un à un les vètements et les joyaux du sacrilège; dénouez vos ceintures, tordez vos disciplines, empruntez aux piliers du portail les pesantes lanières des prévarications et les faisceaux de
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verges des grandes pénitences. Allez, allez, mes soeurs, que vos bras soient cruels et vos mains sans pitié! c'est la miséricorde qui les arme, et c'est l'Amour qui les bénit!... Les religieuses entraînent la Vierge qui marche au milieu d'elles indifférente, impassible et docile. Toutes, à l'exception de soeur Eglantine, ont déjà dénoué la double corde a noeuds qui leur ceignait les reins. Elles pénêtrent dans la chapelle dont les portes se referment; et le prêtre resté seul se prosterne devant le piédestal abandonné. Un assez long silence. - Soudain, on entend filtrer à travers les portes de l'église un chant d'une indicible douceur. C'est le cantique sacré de la Vierge, l'Ave Maris Stella, qu'entonnent, semble-t-il, de lointaines voix d'anges. Peu à peu le chant se précise, se rapproche, s'amplifie et s'universalise, comme si une invisible foule, de plus en plus nombreuse, y prenait une part de plus en plus ardente, de plus en plus céleste. En même temps s'y mêlent dans la chapelle, un bruit de chaises renversées, de candélabres qui tombent, de stalles bousculées, et des exclamations de voix humaines affolées. Enfin les deux battants sont violemment repoussés et la nef apparaît tout inondée de flammes et d'étranges splendeurs qui ondulent, s'épanouissent, s'entrecroisent, infiniment plus éclatantes que celles du soleil dont les rayons éclairent le corridor. Alors, parmi des Alleluias et des Hosannas délirants qui font explosion de toutes parts, bouleversées, hagardes, transfigurées, ivres de joie et d'épouvante surnaturelles, brandissant d'éblouissantes gerbes, surchargées de fleurs miraculeuses qui multiplient l'extase, enveloppées des pieds à la tête de vivantes guirlandes qui entravent leur marche, aveuglées sous la pluie de pétales qui ruiselle des voûtes, les religieuses
encombrent en tumulte les portes trop étroites, descendent en chancelant les degrés
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étouffés sous les prodigieuses jonchées et tout en effeuillant à chacun de leurs pas leur fardeàu qui renaît dans leurs mains, entourent le vieux prêtre maintenant redressé: pendant que celles qui les suivent s'avancent à leur tour dans la houle de fleurs animées qui déferle sans cesse le long des marches du portail.
les religieuses.
Toutes ensemble et de toutes parts, tandis qu'elles sortent de la chapelle, qu'elles envahissent le corridor, qu'elles chantent et qu'elles s'embrassent au milieu du déluge de fleurs.
Miracle! Miracle! Miracle! Oh! mon père! mon père! Hosanna! Hosanna! Hosanna! Mon père je n'y vois plus! Hosanna! Hosanna! Le Seigneur nous entoure! Le ciel s'est entr'ouvert! Les anges nous accablent et les fleurs nous poursuivent! Hosanna! Hosanna! Soeur Béatrice est sainte! Sonnez, sonnez les cloches à déchirer le bronze! Soeur Béatrice est sainte! Soeur Béatrice est sainte!...
soeur régine.
Quand j'ai voulu toucher ses vêtements sacrés...
soeur églantine,
toute couverte de fleurs plus lumineuses que les autres.
Les flammes ont surgi, les rayons ont parlé!
soeur clémence.
Les anges de l'autel se sont tournés vers nous! | ||||||||||||
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soeur gisèle.
Les saints joignaient les mains en se penchant vers elle!...
soeur églantine.
Les statues des piliers se mettaient à genoux!...
soeur félicité.
Les Archanges chantaient en déployant leurs ailes!...
soeur clémence.
Toutes les fleurs du ciel jaillissaient de nos mains!...
soeur félicité.
Nos bras qui la frappaient l'inondaient de lumière!...
soeur gisèle,
faisant onduler de lourdes guirlandes de roses.
Des roses qui vivaient écartaient les liens...
soeur balbine,
brandissant d'énormes gerbes de lys.
Des lys miraculeux éclataient dans les verges!...
soeur félicité,
secouant des palmes lumineuses.
De longues palmes d'or enflammaient les lanières!...
l'abbesse,
s'agenouillant aux pieds du prêtre.
Mon père, j'ai péché; soeur Béatrice est sainte!... | ||||||||||||
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le prêtre,
s'agenouillant à son tour.
Mes filles, j'ai péché; les desseins du Seigneur ne sont point pénétrables!... A ce moment on frappe à la porte d'entrée du couvent, et la Vierge, redevenue humaine et humblement revêtue du manteau et du voile de Béatrice, paraît sur le seuil de la chapelle. Elle en descend les marches, les yeux baissés et les mains jointes, passe parmi ses soeurs agenouillées et sur les fleurs qui se redressent; et, reprenant, comme si rien ne s'était passé, les fonctions de sa charge se dirige vers la porte d'entrée qu'elle ouvre toute grande. Entrent trois pèlerins, pauvres, vieux, harassés, devant lesquels elle s'incline profondément; et, prenant non loin d'elle sur un trépied de bronze, un linge blanc et une aiguiére d'or, elle verse en silence l'eau sur leurs mains poudreuses.
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Acte IIIMême dêcor. La statue de la Vierge se dresse sur le piédestal comme au premier acte. Le voile, le manteau et le trousseau de clefs de soeur Béatrice sont accrochés à la grille, la porte de la chapelle est ouverte et les cierges de l'autel sont allumés, la lampe brûle devant la statue, et la corbeille des pauvres déborde de vêtements; en un mot, tout se retrouve exactement dans le même état qu'au moment de la fuite de la nonne avec le prince Bellidor, excepté que la porte d'entrée du couvent est fermée. C'est le petit jour, en hiver, matines finissent de sonner, bien que personne ne les sonne, et l'on voit, sous le porche de la chapelle, la corde de la cloche monter et descendre dans le vide. Ensuite, la cloche s'étant tue, un silence, au milieu duquel trois coups lents et espacés sont frappés à la porte du couvent. Au troisiéme coup, celle-ci roule d'elle-même et silencieusement sur ses-gonds, les deux battants s'ouvrent tout grands sur la campagne blanche, déserte et désolée, et parmi les tourbillons de neige qui fouettent le seuil, s'avance, hagarde, exténuée, méconnaissable celle qui fut autrefois soeur Béatrice. Elle est couverte de haillons, ses cheveux déjà gris sont épars sur sa face douloureusement amaigrie et livide. Ses yeux meurtris n'ont plus que le regard immobile et trop vaste de ceux qui vont mourir et n'espérent plus rien. Devant la porte ouverte, elle attend un instant, puis ne voyant personne, tâtonnante, chancelante, s'appuyant aux battants, elle s'approche, plonge les yeux dans le corridor avec l'inquiétude d'un animal longtemps pourchassé. Mais le corridor est désert, elle fait encore quelques pas craintifs, et, apercevant l'image de la Vierge, pousse un cri où se mêle on ne
sait quel las et vain espoir de délivrance, se précipite, s'agenouille et s'affaisse aux pieds de la statue.
béatrice.
Ma mère, me voici... Ne me repoussez pas, je n'ai plus rien au monde... J'espérais vous | ||||||||||||
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revoir, et je reviens trop tard, mes yeux vont se fermer, je ne vois plus votre sourire, mes mains me semblent mortes quand je les tends vers vous, je ne sais plus prier, je ne peux plus parler, et puisqu'il faut tout dire, j'ai versé tant de larmes que depuis bien longtemps, j'ai perdu le courage de pleurer... Je suis la pauvre Béatrice... Pardonnez-moi si je vous dis un nom qu'il ne faudrait jamais redire... Vous ne reconnaîtriez pas votre fille... Voyez dans quel état l'ont mise l'amour et le péché èt tout ce que les hommes appellent le bonheur... Voilà plus de vingt ans que je vous ai quittée; et si Dieu n'aime point que les hommes soient heureux, il ne m'en voudra pas, car je n'ai pas été heureuse... Aujourd'hui, je reviens, je ne demande rien, l'heure est passée et je n'ai plus la force de recevoir... Je viens mourir ici, dans cette sainte maison, si mes soeurs me permettent de tomber où je tombe... Elles savent sans doute; et là-bas, dans la ville, le scandale de ma vie fut si grand qu'elles auront appris... Mais elles savent peu de chose et vous qui savez tout vous ne saurez jamais le mal qu'on m'a fait faire ni ce que j'ai souffert... Je veux leur dire à toutes les tourments de l'amour...
Regardant autour de'elle
Mais pourquoi suis-je seule? La demeure est déserte comme si mes péchés y avaient fait le vide... Qui donc a pris ma place au pied des saints autels et qui garde le seuil que mes pas ont souillé?
La lampe est allumée, je vois briller les cierges, matines sont sonnées, voici que le jour monte et | ||||||||||||
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personne ne paraît...
Apercevant le manteau et le voile accrochés à la grille.
Qu'est-ce ceci?
Elle se reléve un peu, s'approche sur les genoux et tâte les vêtements.
Déjà mes pauvres mains sont si près de la mort qu'elles ne savent plus si elles touchent les choses dans cette vie ou dans l'autre... N'est-ce pas le manteau que j'avais laissé hier... il y a vingt-cinq ans?...
Prenant le manteau et le revêtant machina lement.
Il a la même forme mais il semble bien long... Il était à ma taille lorsque je marchais droite et que j'étais heureuse...
Prenant le voile.
Et voici le grand voile qui couvrira ma mort... Madame, pardonnez-moi, si c'est un sacrilège... J'ai froid et je suis nue, mes pauvres vêtements ne cachaient plus un corps qui ne sait plus où se cacher... N'est-ce pas vous, ma mère, qui me gardiez ceux-ci et qui me les rendez pour qu'à l'heure redoutable, les flammes sans pitié qui m'attendent peut-être hésitent un instant et me soient moins cruelles?...
On entend un bruit de pas qui se rapprochent, et de portes qui s'ouvrent.
Mais qu'est-ce que j'entends?...
Trois coups de cloche retentissent, annonçant, comme au deuxième acte, l'arrivée des nonnes dans le corridor.
Ma mère! La porte s'ouvre, et mes soeurs vont venir!... Je ne pourrai jamais!... Ayez pitié de moi, les murailles m'écrasent, la lumière me suffoque et ma honte est écrite sur les dalles qui se dressent... Ah!...
Elle tombe évanouie aux pieds de la statue. Les religieuses précédées de l'abbesse s'avancent sous les voûtes, de la même façon qu'à l'acte précédent, pour se rendre à la chapelle. Plu-
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sieurs d'entre elles sont extrêmement vieilles; et l'abbesse marche péniblement et toute courbée en s'appuyant sur sa crosse. A peine sont-elles entrées, qu'elles aperçoivent Béatrice étendue sans mouvement en travers du corridor, et effrayées, inquiètes, désolées, accourent et s'empressent autour d'elle.
l'abbesse,
l'apercevant la première.
Soeur Béatrice est morte!...
soeur clémence.
Le ciel nous l'a donnée, le Seigneur nous l'a prise!...
soeur félicité.
Sa couronne était prête, les anges l'attendaient...
soeur églantine,
soulevant et soutenant la tête de Béatrice qu'elle embrasse avec une sorte de crainte religieuse.
Non, non; elle n'est pas morte; elle frissonne, elle respire...
l'abbesse.
Voyez comme elle est pâle, comme elle est décharnée...
soeur clémence.
On dirait que la nuit l'a vieillie de dix ans... | ||||||||||||
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soeur félicité.
Elle doit avoir souffert et lutté jusqu'à l'aube....
soeur clémence.
Elle était toute seule, contre l'armée des anges qui voulaient l'entraîner...
soeur églantine.
Oui; déjà hier au soir elle était bien souffrante... Elle tremblait, elle pleurait, elle qui depuis le jour du miracle des fleurs nourrissait dans ses yeux le sourire du miracle... Elle ne voulait pas que je prisse sa place, et j'attends, disait-elle, le retour de ma sainte...
soeur balbine.
Quel retour?... quelle sainte?
l'abbesse,
levant les yeux par hasard et apercevant l'image de la Vierge rétablie sur le piédestal.
Mais voilà! la voilà!... La Vierge est revenue!... Les nonnes lèvent la tête, regardent, et, à l'exception de soeur Eglantine qui continue de soutenir dans ses bras le corps de Béatrice évanouie, toutes se retournent, poussent des cris d'extase et se jettent à genoux autour du piédestal.
les nonnes.
La Vierge est revenue! - Notre Dame! Notre Dame! - Notre mère est sauvée! - Elle a tous. | ||||||||||||
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ses joyaux! - Sa couronne est plus belle! - Ses yeux sont plus profonds! - Ses regards sont plus doux... Elle nous revient du Ciel! - Elle nous l'a ramenée! - Oui, oui, c'est sur les ailes de ses saintes prières...
soeur églantine.
Venez donc! Venez donc! Je n'entends plus son cceur... Les religieuses se retournent et s'empressent de nouveau autour de Béatrice.
soeur clémence,
s'agenouillant près d'elle.
Soeur Béatrice, soeur Béatrice, n'abandonne pas tes soeurs au jour du grand miracle...
soeur félicité.
La Vierge te sourit et ses lèvres t'appellent...
soeur églantine.
Hélas! elle n'entend pas... Elle semble souffrir et sa face se creuse...
soeur clémence.
Portons-la sur son lit, là-bas, dans sa cellule.
soeur églantine.
Non, laissons-la plutôt près de celle qui l'aime et l'entoure de miracles... | ||||||||||||
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Des religieuses entrent dans la cellule et en sortent avec des étoffes et des linges sur lesquels on étend Béatrice aux pieds de la statue.
soeur clémence.
Elle respire avec peine. - Entr'ouvrons son manteau et desserrons son voile...
Elle fait ce qu'elle dit et les religieuses aperçoivent les haillons qui couvrent Béatrice.
soeur félicité.
Ma mère, avez-vous vu ses haillons qui ruissellent?...
soeur balbine.
Elle est toute transie de la neige qui fond...
soeur clémence.
Ses cheveux ont blanchi sans que nous le sachions.
soeur félicité.
Ses pieds nus sont couverts de l'argile des routes...
l'abbesse.
Mes filles, taisons-nous; nous vivons près du ciel, et les mains qui la touchent resteront lumineuses... | ||||||||||||
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soeur églantine.
Sa poitrine se soulève et ses yeux vont s'ouvrir... En effet, Béatrice ouvre les yeux, redresse un pou la tête et regarde autour d'elle.
béatrice,
comme sortant d'un songe, et encore égarée, d'une voix très lointaine.
Quand mes enfants moururent... Pourquoi souriez-vous? Ils moururent de misère...
l'abbesse.
Nous ne sourions pas, mais nous sommes heureuses de vous voir revenir à la vie...
béatrice.
De me voir revenir à la vie... Jetant autour d'elle un regard plus conscient. Oui, oui, je me rappelle, je suis venue ici du fond de ma détresse... Ne me regardez pas avec tant d'inquiétude, je ne vous serai plus un sujet de scandale, et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez... Personne ne le saura si vous craignez qu'on parle et je ne dirai rien... Je suis soumise à tout, car ils ont tout brisé dans mon corps, dans mon âme... Je sais bien, je sais bien, qu'on ne peut pas attendre que je meure en ce lieu, au pied de cette image, si près de la chapelle, de tout ce qui est pur, de tout ce qui est saint... et vous êtes très bonnes d'avoir pris
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patience et de ne m'avoir pas repoussée tout de suite... Mais si vous le pouvez et si Dieu le permet ne me rejetez pas trop loin de la maison... Il ne faut pas que l'on me soigne, il ne faut pas que l'on me plaigne, car je suis bien malade mais je ne souffre plus... Pourquoi m'avoir couchée sur ce beau linge blanc? Hélas! le linge blanc ne m'est plus qu'un reproche et la paille souillée est tout ce qui convient au péché qui succombe... Mais vous me regardez et ne me dites rien? Vous n'avez pas l'air irrité... Je vois des larmes dans vos yeux... je crois que vous ne m'avez pas encore reconnue...
l'abbesse,
lui baisant les mains.
Mais si, mais si, nous vous reconnaissons, vous êtes notre sainte...
béatrice,
retirant vivement ses mains avec une sorte d'effroi.
Ne baisez pas ces mains qui ont fait tant de mal!...
soeur clémence,
lui baisant les pieds.
Vous êtes l'âme élue qui nous revient du ciel...
béatrice.
Ne baisez pas ces pieds qui couraient au péché!...
soeur églantine,
la baisant au front.
Mais baisons ce front pur, couronné de miracles... | ||||||||||||
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béatrice,
se cachant le front dans les mains.
Mais que voulez-vous faire et qu'est-il arrivé? On ne pardonnait pas lorsque j'étais heureuse... Ne touchez pas ce front qu'habitait la luxure... Oh! qui donc êtes-vous, vous qui l'avez touché?... Je ne sais pas si mes yeux las me trompent, mais s'ils y voient encore, vous êtes soeur Eglantine...
soeur églantine.
Mais oui, mais oui, je suis soeur Eglantine que vous avez aimée...
béatrice.
C'est à vous que j'ai dit, il y a vingt cinq ans, que j'étais malheureuse.
soeur églantine.
Il y a vingt cinq ans que Dieu vous a choisie entre toutes nos soeurs.
béatrice.
Vous me dites cela sans la moindre amertume... Je ne comprends pas bien ce qui m'arrive... Je suis faible et malade. Je ne me rends pas compte et tous les mots m'étonnent. Je ne m'attendais pas... Mais je crois que vous vous trompez... Je suis... faites un signe de croix et voilez-vous la face... Je suis soeur Béatrice... | ||||||||||||
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l'abbesse.
Mais oui, nous le savons, vous êtes soeur Béatrice, vous êtes notre soeur, la plus pure d'entre nous, l'agneau miraculeux, la flamme immaculée, la filleule des anges...
béatricf.
Ah! c'est bien vous ma mère?... Je ne vous avais pas reconnue... Vous étiez toute droite et vous voilà penchée... J'étais penchée aussi et me voilà tombée... Je vous reconnais toutes, et voilà soeur Clémence... Et soeur Félicité...
soeur félicité,
souriant.
Oui, soeur Félicité qui sortit la première de la chapelle en fleurs...
béatrice.
Vous n'avez pas souffert, vous ne semblez pas tristes... J'étais la moins âgée, et je suis la plus vieille...
l'abbesse.
C'est que l'amour divin est un fardeau terrible...
béatrice.
Non; c'est l'amour de l'homme qui est le grand fardeau... Vous me pardonnez, vous aussi?... | ||||||||||||
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l'abbesse,
s'agenouillant aux pieds de Béatrice.
Ma fille, si quelqu'un a besoin de pardon, c'est celle qui peut enfin se jeter à vos pieds...
béatrice.
Mais vous ne savez pas ce que j'ai fait?...
l'abbesse.
Vous n'avez fait que des miracles, et vous avez été, depuis le jour des fleurs, la lumière de nos âmes, l'encens de nos prières, la porte des prodiges, la source de la grâce...
béatrice.
Je suis partie un soir, il y a vingt-cinq ans, avec le Prince Bellidor...
l'abbesse.
De qui nous parlez-vous, ma fille?...
béatrice.
De moi, de moi vous dis-je!... Vous ne voulez pas me comprendre?... Je suis partie un soir, il y a vingt cinq ans... Puis au bout de trois mois, il ne m'a plus aimée... J'ai perdu la pudeur, j'ai perdu la raison, j'ai perdu l'espérance... Tous les hommes, tour à tour, ont profané ce corps infidèle | ||||||||||||
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à son Dieu... Je suis tombée si bas que les anges du ciel malgré leurs grandes ailes n'auraient pu remonter... J'ai commis tant de crimes que j'ai souillé parfois jusqu'au péché lui-même...
l'abbesse,
lui mettant doucement la main sur la bouche.
Ne parlez plus ma fille, c'est l'ombre qui vous tente, c'est la douleur qui monte et vous fait délirer...
soeur clémence.
Le miracle l'épuise...
soeur félicité.
La gràce la terrasse...
soeur églantine.
L'air céleste l'accable...
béatrice,
se débattant, repoussant la main de l'abbesse et se dressant à demi sur sa couche.
Mais non, mais non, vous dis-je... ce n'est pas le délire, c'est ce qui est réel; ce n'est pas l'air céleste, mais c'est l'air de la terre et c'est la vérité!... Ah! vous êtes trop douces et trop inébranlables et vous ne savez rien!... J'aime mieux qu'on m'outrage, j'aime mieux qu'on m'accable et qu'on apprenne enfin!... Oui, vous | ||||||||||||
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vivez ici, vous dites vos prières, vous faites pénitence, vous croyez expier... Mais c'est moi, voyezvous, moi et toutes mes soeurs qui demeurent au dehors et n'ont point de repos, qui allons jusqu'au bout des grandes pénitences...
l'abbesse.
Prions, prions, mes soeurs, c'est la dernière épreuve...
soeur églantine.
C'est le démon qu'irrite le triomphe des anges...
béatrice.
Oui, oui, c'est le démon, c'est le démon qui règne!... Voyez-vous ces mains-là?... Elles n'ont plus forme humaine... Elles ne peuvent plus s'ouvrir... Il a fallu les vendre après l'âme et le corps... on les achète aussi quand il ne reste rien.
l'abbesse,
essuyant la sueur qui inonde le front de Béatrice.
Que les anges du ciel qui veillent sur ta couche daignent étendre leurs ailes sur ton front qui ruisselle...
béatrice.
Ah! les anges du ciel! Où sont-ils? que fontils?... Ne vous l'ai-je pas dit? Je n'ai plus mes | ||||||||||||
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enfants... Les trois plus beaux moururent quand je ne fus plus belle... J'ai tué le dernier, un soir que j'étais folle et qu'il criait de faim... Et le soleil luisait, les étoiles revenaient, la justice dormait et les plus méchants seuls étaient heureux et fiers...
l'abbesse.
C'est autour des grands Saints que la lutte est terrible...
soeur églantine.
C'est aux portes du ciel que la flamme infernale brise les grands élans de ses vaines fureurs...
béatrice,
retombant épuisée.
Je ne peux plus... J'étrangle... Faites ce que vous voudrez, il fallait vous le dire...
soeur églantine.
Les archanges l'emportent...
soeur félicité.
Les célestes phalanges ont ramené la paix...
l'abbesse.
Le mauvais rêve a fui... Ma pauvre et sainte soeur, souriez à présent en songeant aux blasphèmes que vous n'avez pas dits, mais qu'une voix funeste qui trompait votre bouche exhalait dans la rage des dernières défaites... | ||||||||||||
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béatrice.
C'était ma voix...
l'abbesse.
Ma bonne et sainte soeur, rassurez votre coeur, n'ayez pas de regrets... Ce n'était pas la voix que nous connaissons toutes, la chère et douce voix, interprète des anges et salut des malades, qui durant tant d'années réveilla nos prières...
soeur églantine.
Ne craignez rien, ma soeur, on ne perd pas ainsi, dans les derniers combats, la palme et les couronnes d'une vie d'innocence, de prière et d'amour...
béatrice.
Il n'y a pas une heure, depuis l'heure malheureuse, il n'y a pas une heure dans toute cette vie, qui n'ait été marquée par le péché mortel. | ||||||||||||
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l'abbesse.
Ma fille, priez Dieu; vous êtes la plus sainte, mais l'ennemi vous tente, des scrupules vous égarent... Comment auriez-vous fait tous ces péchés affreuz?... Voilà près de trente ans que vous êtes iei, la très humble servante de l'autel et du seuil; mes yeux vous ont suivie dans toutes vos prières, dans toutes vos actions, j'en réponds devant Dieu comme je réponds des miennes... Plùt au Ciel que les miennes fussent pareilles aux vôtres!... Ce n'est pas sous ces voùtes, c'est là-bas, au dehors, dans un monde égaré que le péché triomphe... Ce monde, grâce à Dieu, vous l'ignorez encore, et vous n'avez jamais quitté l'ombre du sanctuaire.
béatrice.
Je n'ai jamais quitté?... Ma mère, je ne sais plus et voilà trop longtemps... Je suis près de la mort, mais il faudrait me dire la vérité... Est-ce moi que l'on trompe, ou bien pardonne-t-on san vouloir me l'apprendre?
l'abbesse.
On ne pardonne point, on ne trompe personne...
béatrice.
Ma mère, je suis ici, je ne crois pas rèver... Regardez cette main que mes ongles déchirent... Voyez, le sang parait, il coule, il est réel... Je n'ai plus d'autres preuves... Maintenant, dites-moi, si vous avez pitié... Nous sommes devant Dieu, on est tout près de Dieu quand on est près d'un mort... Si vous de voulez pas, je ne dirai plus rien, mais si vous le pouvez, dites-moi, par pitié qu'a-t-on dit, qu'a-t-on fait, quand il y a vingt- | ||||||||||||
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cinq ans, on trouva un matin la porte grande ouverte, le corridor désert, l'autel abandonné, le manteau et le voile... Je ne peux plus, ma mère...
l'abbesse.
Ma fille, je comprends, ce souvenir vous trouble et vous accable encore... Il y a vingt-cinq ans eut lieu le grand miracle où Dieu vous désigna... La Vierge nous quitta pour remonter au ciel, mais avant de partir elle vous revêtit de sa robe sacrée, de ses saints ornements, elle vous couronna de sa couronne d'or, nous apprenant ainsi dans sa bonté sans bornes que durant son absence vous prendriez sa place...
béatrice.
Qui donc a pris ma place?...
l'abbesse.
Personne ne l'a prise, puisque vous étiez là....
béatrice.
J'étais là parmi vous?... J'étais là, tous les jours?... Je marchais, je parlais, et vos mains m'ont touchée?...
l'abbesse.
Comme ma main vous touche à cette heure, mon enfant... | ||||||||||||
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béatrice.
Ma mère, je ne sais plus... Je crois que je n'ai plus la force de comprendre... Je ne demande rien, je me soumets encore... Je sens qu'on est très bon, que la mort est très douce... Est-ce vous qui savez que l'âme est malheureuse?... On ne pardonnait pas quand je vivais ici... Je me suis dit souvent, quand j'étais malheureuse, que si Dieu savait tout il ne punirait pas... Mais vous êtes heureuse et vous avez appris... Autrefois tous les hommes ignoraient la détresse, autrefois tous les hommes maudissaient ceux qui tombent... maintenant tout pardonne et tout semble savoir... On dirait qu'un des anges a dit la vérité... Ma mère et vous aussi soeur Eglantine, donnez-moi votre main... Vous ne m'en voulez pas? Dites à toutes mes soeurs... Que faudrait-il leur dire?... Mes yeux ne s'ouvrent plus et mes lèvres se figent... Je vais dormir enfin... J'ai vécu dans un monde où je ne savais pas ce que voulaient la haine et la méchanceté; et je meurs dans un autre où je ne comprends pas où veulent en venir la bonté et l'amour... Elle retombe épuisée sur sa couche. - Un silence.
soeur églantine.
Elle dort... | ||||||||||||
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l'abbesse,
s'agenouillant.
Prions, prions, mes soeurs, jusqu'à l'heure du triomphe... Les religieuses tombent à gene Béatrice.
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